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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Justice de classe à Rennes

Deux innocents emprisonnés
Au cours d’un affrontement précaire entre deux associations de chômeurs rivales, une jeune femme, Isabelle Ferron, trouve la mort le 27 mai 1998 au Mans dans des circonstances mal définies et en présence de la police arrivée un quart d’heure avant le décès sur place. Ce décès-là, dans ces circonstances-là, en embarrasse plus d’un. D’urgence, il faut un coupable. On en désigne tout d’abord deux, mais l’accusation contre eux ne tient pas. Qu’importe, en voici deux autres, idéals puisque chômeurs, démunis et avec peu de moyens pour se défendre.

Qu’ont-ils fait ? A l’instigation du président de leur association, ils ont tenté de retenir Isabelle Ferron qui voulait quitter les lieux de la contestation, et c’est alors qu’ils l’auraient prise à la gorge, soutient l’accusation.

Pourtant, lors de l’examen de levée de corps, aucune trace de violence n’est relevée et le médecin légiste conclut dans un premier temps à une cause de décès inconnue.

Ce n’est que le lendemain, lors de l’autopsie, que les médecins légistes commis par la Justice affirment que deux hématomes internes et symétriquement disposés de part et d’autre du larynx, sous les clavicules, seraient les signes d’une tentative de strangulation qui aurait provoqué un reflux gastrique entraînant la mort par asphyxie.

Cette thèse médicale va constituer à elle seule une charge suffisante pour accuser Michel Launay de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, et Yannick Marie de complicité.

Les deux hommes protestent de leur innocence : Michel Launay affirme ne pas avoir exercé la moindre violence susceptible d’entraîner la mort d’Isabelle Ferron ; quant à Yannick Marie, il n’a fait que lui tenir le bras quelques instants.

En toute justice, comment les tenir pour responsables de cette mort subite ?

Mais les magistrats estiment que les toutes premières conclusions de l’autopsie valent preuve et, sans autre vérification médicale, suffisent à accréditer l’accusation.

Que pèse une association de chômeurs dans les balances de la Justice ?

Que les membres de deux associations rivales en viennent aux mains, qu’au cours d’un affrontement une jeune femme trouve la mort, ce ne sera pas pour la société une perte irréparable.

Un chômeur de moins

n’est jamais tant à déplorer



Au terme du premier procès, Michel Launay et Yannick Marie seront condamnés le 20 octobre 2000 par la cour d’assises de la Sarthe à 10 et 5 ans de réclusion criminelle.

Ils décident de faire appel.

A première vue, leurs nouveaux défenseurs, Maître de Jean-Jacques de Felice et Maître Irène Terrel, pensent se trouver devant un cas d’homicide involontaire, mais très vite, un examen approfondi du dossier leur révèle les graves lacunes de l’instruction.

Ils s’aperçoivent en effet que des examens essentiels, d’ailleurs évoqués par les premiers médecins légistes eux-mêmes, en complément de leur autopsie, n’ont jamais été pratiqués et ils font donc procéder à des contre-expertises du premier rapport d’autopsie.

C’est alors que les contre-experts établissent que les deux hématomes internes retrouvés lors de l’autopsie à hauteur des clavicules proviennent des ponctions veineuses réalisées au cours des tentatives de réanimation, et aucunement d’une quelconque manœuvre de strangulation.

Voici ce que communiquera le docteur1 Odile Diamant-Berger, très haute autorité dans le domaine de la médecine légale :

« Au vu des documents présentés, dont les constatations macroscopiques initiales et nécropsiques du médecin légiste (dont photographies), nous pouvons affirmer :

1) Les hématomes des loges jugulaires correspondent tout à fait à des saignements en rapport avec les ponctions vasculaires constatées, tels que pouvant survenir lors de la pose de voies d’abord veineuses jugulaires, et au suintement après l’ablation de celles-ci.

2) Ces hématomes cervicaux ne correspondent en aucune manière à des traces de strangulation. Il ne semble en fait exister aucune trace pouvant faire évoquer la réalité de gestes de strangulation ni de traumatisme susceptible d’avoir provoqué ou favorisé le décès.

3) Vu les manœuvres de réanimations pratiquées par le Samu (dont vraisemblablement massage cardiaque externe rendant compte des ecchymoses thoraciques constatées), la régurgitation de liquide gastrique découverte dans l’arbre trachéo-bronchite correspond à un vomissement agonique et n’a donc pas de signification quant à l’étiologie du décès.

4) Vu notamment l’absence d’étude toxicologique et de recherche de pathologie sous-jacente (présence de médicaments, d’alcool, de stupéfiants éventuels…), la cause du décès ne peut être établie de façon formelle d’après les constatations médico-légales décrites.

5) L’implication de tiers dans les troubles ayant conduit directement ou indirectement au décès ne paraît étayée par aucune constatation médicale. »

Ce texte corrobore très exactement les observations que le Docteur Fornes2 a bien voulu adresser aux avocats à l’issue d’une étude approfondie du dossier.

De même, le Docteur Bruna3 conclut son étude du dossier dans le même sens que les précédents et se dit prêt à débattre devant la cour d’assises avec les médecins légistes.

Enfin, le Docteur Carpentier4 rendra lui aussi des conclusions identiques.

Dès lors la seule charge contre Michel Launay et Yannick Marie tombe.

Les défenseurs communiquent les résultats des contre-expertises à la Cour.

Conscient du caractère éminemment scientifique de ces éléments nouveaux, le Procureur Général d’Angers requiert alors un supplément d’information.

Les avocats demandent donc la remise en liberté de leurs clients dans l’attente du deuxième procès.

Fait exceptionnel, le Procureur Général sollicite par écrit la mise en liberté des deux accusés.

Mais, autre fait exceptionnel, et alors que tout concoure à une mise en liberté qui s’impose tant en droit qu’en équité, la cour d’Angers la refuse, le 9 janvier 2002, au terme d’une motivation lapidaire et stéréotypée et à huis clos.

Pourquoi donc ce refus ?

C’est ici que l’affaire se complique du fait d’un avatar juridique imprévisible, dû à la nouveauté de la loi prévoyant la faculté d’appel en cour d’assises.

En effet, personne n’a, semble-t-il, prévu qu’une affaire renvoyée en appel devant une autre cour d’assises pourrait être examinée, en ce qui concerne les demandes de liberté, par les mêmes juges que ceux de première instance.

C’est malheureusement le cas dans cette affaire…

Par trois fois, les juges d’Angers saisis aujourd’hui des demandes de mise en liberté sont de nouveau ceux-là mêmes qui ont déjà, et depuis le départ, connu de cette affaire pendant toute l’instruction, et toujours refusé la liberté des accusés… !



Des accusés alors littéralement

pris au piège du « pré-jugé »



Une deuxième demande de mise en liberté sera d’ailleurs encore rejetée le 23 janvier 2002, toujours en dépit des réquisitions écrites du Procureur Général qui sollicite, lui aussi en vain, la liberté des accusés… Le troisième refus sera prononcé dans les mêmes conditions et par les mêmes magistrats qui refusent de se déjuger le 19 février.

A partir de ce rejet de liberté, il ne s’agira plus d’un banal procès criminel, mais d’un combat singulier, non pas entre l’accusation, c’est-à-dire le Procureur Général et la Défense, ce qui serait dans l’ordre des choses, mais entre des Juges du siège et une Défense soutenue par le Parquet, ce qui est pour le moins inhabituel. Ces refus systématiques et non motivés de libérer les accusés dans l’attente de leur procès, alors que le Parquet lui-même le demande également, ne peuvent s’expliquer que par une justice de classe ! Le refus de la publicité des débats, alors que des membres du comité de soutien et non des moindres, puisqu’il s’agit, entre autres, d’Albert Jacquard, de Jacques Gaillot, Maurice Rajsfus, Oreste Scalzone… étaient venus spécialement de Paris pour y assister.

Tout cela exprime une volonté délibérée de tenir la défense en échec et de la réduire à l’impuissance.

Nous ne voulons pas être complices d’un déni de justice qui fait que deux chômeurs sont devenus des proies faciles pour une justice expéditive.

La lutte des chômeurs de l’hiver 97/98 s’est inscrite dans un contexte difficile. Dans et hors AC !, elle a pu s’accompagner de tensions, manipulations, chefferies, violences verbales et parfois physiques.

L’affaire du Mans est une dramatique illustration de l’état de désespoir dans lequel le mouvement social se débat en l’absence de toute perspective politique.

Ce 19 février, après l’annonce du refus de mise en liberté et face au huis clos, nous nous sommes couchés yeux bandés sur le sol de marbre du palais de justice d’Angers en signe de protestation. Durant ces minutes de silence m’est revenue en mémoire la phrase du Prix Nobel de littérature José Saramago5 à propos de la défense du porte parole du Mouvement des Sans terre au Brésil (José Rainha) : « … Si la justice est représentée les yeux bandés, on suppose que si la malheureuse est ainsi, c’est pour que nous ne puissions nous apercevoir qu’on lui a arraché les yeux…»



Cet article a été rédigé avec l’aide du comité de soutien à Michel Launay et Yannick Marie.



Pour tout contact :

ac.nantes@free.fr

Tél./fax : 02.40.89.51.99.

Comité de soutien à Michel Launay et Yannick Marie

Ligue des Droits de l’Homme

Tél. : 01 56 55 51 00 ou 01 45 44 15 33

(1) Expert agréé par la Cour de cassation, Maître de Conférence Honoraire des Universités de Médecine Légale et Toxicologie, ex-Chef du Service des Urgences Médico-Judiciaire de l’Hôtel Dieu de Paris.
(2) Maître de Conférences des Universités en Médecine Légale, Praticien Hospitalier en Anatomie Pathologique, Expert près la cour d’appel de Paris.
(3) Ancien Expert en médecine légale près la cour d’appel d’Angers, Praticien Hospitalier au SAMU et SMUR d’Alençon.
(4) Chargé de Mission auprès du Directeur Général de la Santé.
(5) Lire l’article de J. Saramago, « Ce monde de l’injustice globalisé » dans ce numéro n°39, p. 44 à 46.

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