Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Frédéric Roux
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Pierre Bourdieu est mort.
Il faut pourtant continuer à le faire vivre, à le faire lire, à faire de la sociologie critique, expression devenue grâce à lui un merveilleux pléonasme.
Mais ces instants sont encore insupportables et douloureux, et comment éviter la métaphore religieuse, si chère à ses ennemis qui jouaient sur son nom, et ne pas parler de cette lumière qu’il fit jaillir un jour dans mes yeux. Je me rappelle comme hier de cette dissertation de terminale sur le Beau (Kant : « le Beau est ce qui plaît sans concept »), comment d’un petit texte trouvé dans un manuel de philo (Bourdieu : « Seul ce dont on a le concept peut plaire ») m’était venu une satisfaction que je ne me suis expliquée que plus tard : celle de la noblesse théorique du travail pratique du penseur de terrain.
En classe prépa, il devint l’héroïque démystificateur de mes troisièmes parties de dissert’ de Lettres, non pas celui qui répondait à la question, mais celui qui, tout en montrant qu’elle était mal posée, pourfendait l’idéologie charismatique du créateur incréé. Remède anti-scolastique efficace, puis arme inséparablement scientifique et politique, objet de mes longues discussions avec Toso, Lebaron, Poupeau et d’autres, il avait converti nos regards, pour toujours. Que faire pour continuer à aimer Pierrot, à maîtriser ses armes ? De la sociologie pardi. Frédéric et Franck sont mêmes devenus ses proches, implacablement, sans que jamais cela ne m’étonne. Walter et moi le sommes toujours par notre métier, nos lectures, nos combats et à travers eux.
Il nous a évité d’être des khâgneux
esthético-utopistes ou des économistes réalistes. Il nous a appris à être dans et contre, à rire de la bêtise du monde que son intelligence révélait instantanément, à utiliser ses armes pour comprendre, tous les jours.
Aujourd’hui ces années me reviennent à la gueule. « Khâgneux à vie » dit un bouquin, c’est vrai… bourdieusien à vie aussi.
Aujourd’hui, il nous faut continuer à essayer de concilier le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de l’action. « Citer, c’est ressusciter » dit le proverbe kabyle qu’il évoque dans sa leçon inaugurale. Pierrot, tu es vivant. Encore merci.
* Professeur de sciences sociales au lycée Pape-Clément (Pessac), membre du collectif Raisons d’Agir.
Il faut pourtant continuer à le faire vivre, à le faire lire, à faire de la sociologie critique, expression devenue grâce à lui un merveilleux pléonasme.
Mais ces instants sont encore insupportables et douloureux, et comment éviter la métaphore religieuse, si chère à ses ennemis qui jouaient sur son nom, et ne pas parler de cette lumière qu’il fit jaillir un jour dans mes yeux. Je me rappelle comme hier de cette dissertation de terminale sur le Beau (Kant : « le Beau est ce qui plaît sans concept »), comment d’un petit texte trouvé dans un manuel de philo (Bourdieu : « Seul ce dont on a le concept peut plaire ») m’était venu une satisfaction que je ne me suis expliquée que plus tard : celle de la noblesse théorique du travail pratique du penseur de terrain.
En classe prépa, il devint l’héroïque démystificateur de mes troisièmes parties de dissert’ de Lettres, non pas celui qui répondait à la question, mais celui qui, tout en montrant qu’elle était mal posée, pourfendait l’idéologie charismatique du créateur incréé. Remède anti-scolastique efficace, puis arme inséparablement scientifique et politique, objet de mes longues discussions avec Toso, Lebaron, Poupeau et d’autres, il avait converti nos regards, pour toujours. Que faire pour continuer à aimer Pierrot, à maîtriser ses armes ? De la sociologie pardi. Frédéric et Franck sont mêmes devenus ses proches, implacablement, sans que jamais cela ne m’étonne. Walter et moi le sommes toujours par notre métier, nos lectures, nos combats et à travers eux.
Il nous a évité d’être des khâgneux
esthético-utopistes ou des économistes réalistes. Il nous a appris à être dans et contre, à rire de la bêtise du monde que son intelligence révélait instantanément, à utiliser ses armes pour comprendre, tous les jours.
Aujourd’hui ces années me reviennent à la gueule. « Khâgneux à vie » dit un bouquin, c’est vrai… bourdieusien à vie aussi.
Aujourd’hui, il nous faut continuer à essayer de concilier le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de l’action. « Citer, c’est ressusciter » dit le proverbe kabyle qu’il évoque dans sa leçon inaugurale. Pierrot, tu es vivant. Encore merci.
* Professeur de sciences sociales au lycée Pape-Clément (Pessac), membre du collectif Raisons d’Agir.