Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Jacques Fénimore
Imprimer l'articleImpression Soleil Couchant
C’était avant. Avant le 21 avril. Quelques petits juges tiraient leur révérence. Epuisés, traqués, brimés, brisés. Partis avant – qui sait – d’être éliminés. Vraiment. Physique-ment. Douze balles dans la peau, dans le dos, dans le genou, dans le ventre…
Défaite par abandon au 7e round. Sonné de coups en dessous de la ceinture sous l’œil complaisant de l’arbitre et devant un public abruti se protégeant des éclaboussures sanguinolentes sous son journal du matin. Exit les petits juges teigneux « suant la haine ». Exit ces ambitieux voulant se faire un nom en salissant les plus grands qu’eux. Exit le spectre honni de la République des juges… « Je crois, cher ami, qu’au bout du compte, la démocratie y gagne. Nous ne sommes pas dans un monde d’enfants de chœur, que diable ! On ne fait pas de politique sans se salir les mains. Et puis, ces boy-scouts donneurs de leçon ne font que fouiller les poubelles. Bien sûr les partis ont eu recours à des expédients pour se financer, mais pouvaient-ils faire autrement ? Et puis c’était une pratique généralisée. Et puis, tout cela est fini depuis longtemps ». Combien de fois a-t-on entendu ces arguments énoncés la main sur le cœur ? En effet, passées sous la loupe instantanée des médias, ces « affaires » ne semblent qu’une succession de petites tâches, certes dégoûtantes, mais limitées. Faux ! Laissons la loupe et prenons une perspective plus large, genre grand angle. Ces petites tâches forment alors de vastes plages de couleur sombre. Et au final, en reculant encore de quelques pas, c’est le tableau de la France, de l’Europe et du Monde qui se révèle recouvert d’une brume crasseuse généralisée. Contrairement à l’impressionnisme où le flou des parcelles se transfigure en lumière vibrante de l’ensemble, ici les petites tâches de corruption d’apparence marginales obscurcissent la toile toute entière. Car en fait, sous couvert de financement, partis ou chapelles ont mis en coupe réglée toute une part de l’activité du pays. Pots de l’amitié, pots de vin aux intermédiaires, aux amis, aux amis des amis, aux intermédiaires des amis. Autant de petits délits qui en fin de comptes (en Suisse) tissent une toile serrée autour de nos vies et dont les fils finissent toujours par s’arrimer à l’un des tentacules de la Pieuvre mafio-financière.
Mais au-delà des magouilles d’argent, ces pratiques ont aussi perverti la politique elle-même. Comment justifier ces machineries de corruption qui foulent au pied les principes fondamentaux de chaque camp ? Comment, à gauche, faire l’éloge du service public, de l’égalité des chances, de la justice sociale en permettant prises illégales d’intérêt, commissions pharaoniques pour prestations ridicules, entreprises publiques transformées en officines de barbouzes ? Comment, à droite, chanter les louanges du libéralisme en jouant des marchés truqués, des passe-droits, en bafouant le libre jeu de la concurrence au profit du clan ? Comment stigmatiser l’immigration et fermer les yeux sur les filières clandestines qui enrichissent les plus grandes entreprises par le travail au noir de milliers de pauvres hères ? De quel droit parler « d’impunité zéro » aux jeunes des cités sans être un schizophrène ou un supermenteur cynique ? Mais revenons à nos moutons. Tous ces petits arrangements avec la vertu ont forgé une petite aristocratie de potentats locaux qui, arroseurs et arrosés, montés sur leurs ergots, jabot en avant, pérorent à chaque inauguration de HLM ou du moindre rond point de village. Enfilant les mandats comme des perles, ils finissent même par avoir un sentiment de caste supérieure : « Je triche, mais c’est pour le parti, donc la démocratie, donc le bien de tous ». Ce qui signifie « Je sais ce qu’est le bien de tous, je me fous de vos lois, alors foutez-moi la paix bande de p’tits cons ! » Rappelons-nous le visage illuminé et suffisant de Mellick outré d’être accusé, lui, le « révolutionnaire » qu’on avait pris comme un merdeux à mentir à la justice pour masquer une magouille de tricheurs de foot. Schizophrénie ou cynisme ? Pitoyable plutôt. Au fait, bravo pour ta réélection Jack !
Mais allons plus loin : si le système légal était si inadapté au financement de la politique, n’était-il pas possible de le changer ? Pourquoi corrupteurs passifs ou actifs ne l’ont-ils pas dénoncé plutôt que d’appliquer l’omerta ? Parce qu’il était plus productif de continuer dans l’ombre. Car outre le financement, le système a induit toute une architecture de trafic d’influence, de cooptations discrètes entre politique, finance et entreprises. Ne pas bouger, c’était préserver le gâteau des premiers arrivés.
Mais embrassons encore plus largement cet horizon nauséeux. Au besoin, juchons-nous sur un escabeau. Et là, mesdames et messieurs les juchés, posons une autre question. Evidente, énorme, majuscule : « Et si, plutôt que de mettre en place ces trafics pour financer les partis, c’était l’inverse ? »
- Explique, tu me fais peur.
- C’est comme dans un bon polar, tu changes la perspective et tout s’éclaire.
- Mais encore ?
- Supposons qu’ils n’aient pas fait des trafics pour financer les partis, mais investi les partis pour couvrir des trafics. Un peu comme Berlusconi est devenu président du conseil pour protéger ses affaires.
- Mais pourquoi cette dérive ? Pourquoi les Italiens ont-ils élu démocratiquement un Berlusconi ?
- Tout simplement parce qu’ils ont pensé qu’ils allaient y gagner eux aussi. C’est con, mais ça marche comme un vieux principe mafieux : « tu travailles (votes) pour moi, tu fermes les yeux sur mes turpitudes, je les ferme sur les tiennes et je t’apporte la prospérité ». Naïf, chacun pense pouvoir tirer son épingle du jeu. Et puis, en Italie comme ici, les mécanismes de corruption sont tellement entrés dans les mœurs qu’on finit par ne plus les voir. Prenons un exemple. Quelle est la principale activité de nos élus de base : faire sauter les PV. Qui se choque de ce clientélisme de parrain ? Personne, car chacun a l’impression d’être mouillé. Un immense « je te tiens tu me tiens par la barbichette » qui ouvre la voie à d’autres compromissions individuelles avec sa conscience et ses idéaux : « je milite pour la défense de la sécu, mais je bosse au noir… », « j’suis un laïc de gauche, mais mes enfants vont à l’école privée parce que dans le public, le niveau… », « l’amiante nous crève, mais au syndicat on se tait pour protéger les emplois », « je donne à l’UNICEF, mais je bosse chez Matra Armement… » Politiques, économiques, privés, chacun de nos petits renoncements cautionnent l’unique loi imposée à la planète sous couvert de mondialisation riante : la loi du plus fort.
- Tu exagères, ça sent le « tous pourris », la théorie du complot, ton histoire !
- Non. Je crois sincèrement qu’une partie des hommes aux commandes n’ont été que des complices passifs d’un système qui, comme nous, les dépasse. Livrés à eux-mêmes par un peuple replié sur son individualisme, ils ont, par corporatisme, amitié, esprit de clan, compromis après compromis, été amenés à la compromission. Liés à chaque étage par l’échelon supérieur. Car comme la dope, le trafic d’influence a ses consommateurs, ses petits dealers, ses revendeurs, ses hommes de mains, ses passeurs, ses importateurs et enfin, ses gros bonnets (les mêmes ?) bien cachés au cœur des paradis fiscaux et des conseils d’administration s’interpénétrant avec le crime organisé. Certes on n’est plus à l’époque de Capone. Les parrains d’aujourd’hui sont bronzés comme un financier italien, souriants comme un magnat du pétrole texan, affables comme un politicien franchouillard à l’accent anisé… Chez eux, pas de plan concerté, de World Company secrète. Juste un faisceau d’intérêts convergents. Et si quelques factions s’affrontent parfois, elles s’attachent à ne jamais compromettre le système global d’exploitation des richesses du monde. Quand les intérêts de groupes franco-belges et anglo-saxons se crêpent le chignon en Afrique, cela ne fait que quelques millions de morts loin de nos assiettes au Biafra ou au Rwanda. Et les politiques chargés du service après-vente enrobent ça sous un vocabulaire idéologique ou ethnique, selon la mode du moment. Tout cela reste feutré. Quand un clan manque à sa parole, on lui envoie une équipe de recouvrement, comme celles de feu « Francis-le-Belge ». Car même dans ces cercles très sélects, on n’hésite pas à faire les gros yeux… Feutré mais sévère.
- OK, supposons que tout ça ne soit pas un délire paranoïde. Que faire ?
- Tu peux choisir de participer à la curée avec l’uniforme de ton choix : politique, finance, trafics en tout genre, sectes, services spéciaux… A toi partouzes de luxe, bagouses aux doigts, bagnoles clinquantes. Faisons du logement social avec Schuller, dînons chez Balkany-la-sucette (au fait Patrick, bravo pour ta réélection !), marions-nous chez Moon, bourrons-nous le pif avec Noriega et la CIA, achetons un Casino sur la Côte d’Azur et plaçons nos avoirs au Luxembourg… Tu peux aussi te laisser happer par le sentiment d’impuissance. Rester un pion ballotté aux vents des restructurations, des idées à la mode, des guerres sans raison apparentes. Trimant comme une bête ici, crevant de faim là-bas, votant de temps en temps comme on vomit pour un dictateur borgne ou une secte paramarxiste… Et puis tu peux essayer de lutter. Avec une seule arme, à la fois dérisoire et révolutionnaire. La seule qui gène un peu les Pouvoirs qui oppriment : la vérité. Cela oblige à balancer tous les discours qui n’ont cessé de nous nourrir d’espoirs de lendemains pour nous faire avaler les pires saloperies d’aujourd’hui. Jeter les drapeaux de ces partis devenus des clubs de supporters, de groupies, de pom-pom girls déversant leur propagande, leurs formules vidées de sens, abracadabrantesques et incantatoires : « j’aime la France ». « J’aime la chasse », « j’aime ma sœur plus que ma cousine », « j’aime mon chien », « j’aime le bœuf bourguignon »… Cessons de mesurer nos engagements à l’aune d’un avenir hypothétique et radieux. L’important est moins le but poursuivi que le chemin que l’on emprunte. A chacun de nettoyer le chemin.
- Mais est-ce une opération mains propres que tu souhaites ?
- Et pourquoi pas ! La vérité n’est pas un gros mot. Elle ne fait peur qu’à ceux qui trichent. Mais ne confondons pas ce combat avec celui des intégrismes qui, de Saint-Cloud aux montagnes afghanes, ne font que recycler dans le système les déçus du même système. Qu’est-ce que Ben Laden, sinon un habile manipulateur surfant sur de légitimes sentiments d’injustice ? Comme tant d’autres avant lui : psychopathes de comité de salut public, staliniens fanatiques des tribunaux populaires, moines inquisiteurs, agitateurs nazis, il n’est qu’un versant, un rouage du même pouvoir oppresseur. Bush le Texan du lobby pétro-militaire et le Saoudien milliardaire du crime ne sont que les deux faces d’un même monde. Le nôtre. Et, entre ces précipices, nous oscillons comme des funambules entre le désir de révolte aveugle, de profits sans vergogne et un brin de conscience de juste. A nous de choisir. Hurler bras tendus avec les loups ; somnoler bien au chaud, un œil sur les Guignols, l’autre sur le CAC 40 ; ou alors s’engager à reprendre en main son destin, à s’investir là où nous sommes, dans un parti, un mouvement social1… L’enjeu paraît considérable et le combat presque perdu d’avance. Pourtant, isolés, raillés, instrumentalisés, privés de moyens et de soutiens, des hommes et des femmes, partout, se tiennent encore debout. Mais ils sont si rares : pour un flic russe intègre condamné par la mafia, combien de corrompus ? Pour un juge courageux combien de planqués sous la robe du corporatisme carriériste ? Pour un journaliste traqué dans les faubourgs d’Alger combien d’ânonneurs de résultats boursiers ? Pour un sans-terre exécuté à Manaus combien de cire-pompes de l’agro-business ? Pour un Martin Luther King combien d’Edgar J. Hoover2 ? Pour une Germaine Tillion, combien de Mitterrand ?
Défaite par abandon au 7e round. Sonné de coups en dessous de la ceinture sous l’œil complaisant de l’arbitre et devant un public abruti se protégeant des éclaboussures sanguinolentes sous son journal du matin. Exit les petits juges teigneux « suant la haine ». Exit ces ambitieux voulant se faire un nom en salissant les plus grands qu’eux. Exit le spectre honni de la République des juges… « Je crois, cher ami, qu’au bout du compte, la démocratie y gagne. Nous ne sommes pas dans un monde d’enfants de chœur, que diable ! On ne fait pas de politique sans se salir les mains. Et puis, ces boy-scouts donneurs de leçon ne font que fouiller les poubelles. Bien sûr les partis ont eu recours à des expédients pour se financer, mais pouvaient-ils faire autrement ? Et puis c’était une pratique généralisée. Et puis, tout cela est fini depuis longtemps ». Combien de fois a-t-on entendu ces arguments énoncés la main sur le cœur ? En effet, passées sous la loupe instantanée des médias, ces « affaires » ne semblent qu’une succession de petites tâches, certes dégoûtantes, mais limitées. Faux ! Laissons la loupe et prenons une perspective plus large, genre grand angle. Ces petites tâches forment alors de vastes plages de couleur sombre. Et au final, en reculant encore de quelques pas, c’est le tableau de la France, de l’Europe et du Monde qui se révèle recouvert d’une brume crasseuse généralisée. Contrairement à l’impressionnisme où le flou des parcelles se transfigure en lumière vibrante de l’ensemble, ici les petites tâches de corruption d’apparence marginales obscurcissent la toile toute entière. Car en fait, sous couvert de financement, partis ou chapelles ont mis en coupe réglée toute une part de l’activité du pays. Pots de l’amitié, pots de vin aux intermédiaires, aux amis, aux amis des amis, aux intermédiaires des amis. Autant de petits délits qui en fin de comptes (en Suisse) tissent une toile serrée autour de nos vies et dont les fils finissent toujours par s’arrimer à l’un des tentacules de la Pieuvre mafio-financière.
Mais au-delà des magouilles d’argent, ces pratiques ont aussi perverti la politique elle-même. Comment justifier ces machineries de corruption qui foulent au pied les principes fondamentaux de chaque camp ? Comment, à gauche, faire l’éloge du service public, de l’égalité des chances, de la justice sociale en permettant prises illégales d’intérêt, commissions pharaoniques pour prestations ridicules, entreprises publiques transformées en officines de barbouzes ? Comment, à droite, chanter les louanges du libéralisme en jouant des marchés truqués, des passe-droits, en bafouant le libre jeu de la concurrence au profit du clan ? Comment stigmatiser l’immigration et fermer les yeux sur les filières clandestines qui enrichissent les plus grandes entreprises par le travail au noir de milliers de pauvres hères ? De quel droit parler « d’impunité zéro » aux jeunes des cités sans être un schizophrène ou un supermenteur cynique ? Mais revenons à nos moutons. Tous ces petits arrangements avec la vertu ont forgé une petite aristocratie de potentats locaux qui, arroseurs et arrosés, montés sur leurs ergots, jabot en avant, pérorent à chaque inauguration de HLM ou du moindre rond point de village. Enfilant les mandats comme des perles, ils finissent même par avoir un sentiment de caste supérieure : « Je triche, mais c’est pour le parti, donc la démocratie, donc le bien de tous ». Ce qui signifie « Je sais ce qu’est le bien de tous, je me fous de vos lois, alors foutez-moi la paix bande de p’tits cons ! » Rappelons-nous le visage illuminé et suffisant de Mellick outré d’être accusé, lui, le « révolutionnaire » qu’on avait pris comme un merdeux à mentir à la justice pour masquer une magouille de tricheurs de foot. Schizophrénie ou cynisme ? Pitoyable plutôt. Au fait, bravo pour ta réélection Jack !
Mais allons plus loin : si le système légal était si inadapté au financement de la politique, n’était-il pas possible de le changer ? Pourquoi corrupteurs passifs ou actifs ne l’ont-ils pas dénoncé plutôt que d’appliquer l’omerta ? Parce qu’il était plus productif de continuer dans l’ombre. Car outre le financement, le système a induit toute une architecture de trafic d’influence, de cooptations discrètes entre politique, finance et entreprises. Ne pas bouger, c’était préserver le gâteau des premiers arrivés.
Mais embrassons encore plus largement cet horizon nauséeux. Au besoin, juchons-nous sur un escabeau. Et là, mesdames et messieurs les juchés, posons une autre question. Evidente, énorme, majuscule : « Et si, plutôt que de mettre en place ces trafics pour financer les partis, c’était l’inverse ? »
- Explique, tu me fais peur.
- C’est comme dans un bon polar, tu changes la perspective et tout s’éclaire.
- Mais encore ?
- Supposons qu’ils n’aient pas fait des trafics pour financer les partis, mais investi les partis pour couvrir des trafics. Un peu comme Berlusconi est devenu président du conseil pour protéger ses affaires.
- Mais pourquoi cette dérive ? Pourquoi les Italiens ont-ils élu démocratiquement un Berlusconi ?
- Tout simplement parce qu’ils ont pensé qu’ils allaient y gagner eux aussi. C’est con, mais ça marche comme un vieux principe mafieux : « tu travailles (votes) pour moi, tu fermes les yeux sur mes turpitudes, je les ferme sur les tiennes et je t’apporte la prospérité ». Naïf, chacun pense pouvoir tirer son épingle du jeu. Et puis, en Italie comme ici, les mécanismes de corruption sont tellement entrés dans les mœurs qu’on finit par ne plus les voir. Prenons un exemple. Quelle est la principale activité de nos élus de base : faire sauter les PV. Qui se choque de ce clientélisme de parrain ? Personne, car chacun a l’impression d’être mouillé. Un immense « je te tiens tu me tiens par la barbichette » qui ouvre la voie à d’autres compromissions individuelles avec sa conscience et ses idéaux : « je milite pour la défense de la sécu, mais je bosse au noir… », « j’suis un laïc de gauche, mais mes enfants vont à l’école privée parce que dans le public, le niveau… », « l’amiante nous crève, mais au syndicat on se tait pour protéger les emplois », « je donne à l’UNICEF, mais je bosse chez Matra Armement… » Politiques, économiques, privés, chacun de nos petits renoncements cautionnent l’unique loi imposée à la planète sous couvert de mondialisation riante : la loi du plus fort.
- Tu exagères, ça sent le « tous pourris », la théorie du complot, ton histoire !
- Non. Je crois sincèrement qu’une partie des hommes aux commandes n’ont été que des complices passifs d’un système qui, comme nous, les dépasse. Livrés à eux-mêmes par un peuple replié sur son individualisme, ils ont, par corporatisme, amitié, esprit de clan, compromis après compromis, été amenés à la compromission. Liés à chaque étage par l’échelon supérieur. Car comme la dope, le trafic d’influence a ses consommateurs, ses petits dealers, ses revendeurs, ses hommes de mains, ses passeurs, ses importateurs et enfin, ses gros bonnets (les mêmes ?) bien cachés au cœur des paradis fiscaux et des conseils d’administration s’interpénétrant avec le crime organisé. Certes on n’est plus à l’époque de Capone. Les parrains d’aujourd’hui sont bronzés comme un financier italien, souriants comme un magnat du pétrole texan, affables comme un politicien franchouillard à l’accent anisé… Chez eux, pas de plan concerté, de World Company secrète. Juste un faisceau d’intérêts convergents. Et si quelques factions s’affrontent parfois, elles s’attachent à ne jamais compromettre le système global d’exploitation des richesses du monde. Quand les intérêts de groupes franco-belges et anglo-saxons se crêpent le chignon en Afrique, cela ne fait que quelques millions de morts loin de nos assiettes au Biafra ou au Rwanda. Et les politiques chargés du service après-vente enrobent ça sous un vocabulaire idéologique ou ethnique, selon la mode du moment. Tout cela reste feutré. Quand un clan manque à sa parole, on lui envoie une équipe de recouvrement, comme celles de feu « Francis-le-Belge ». Car même dans ces cercles très sélects, on n’hésite pas à faire les gros yeux… Feutré mais sévère.
- OK, supposons que tout ça ne soit pas un délire paranoïde. Que faire ?
- Tu peux choisir de participer à la curée avec l’uniforme de ton choix : politique, finance, trafics en tout genre, sectes, services spéciaux… A toi partouzes de luxe, bagouses aux doigts, bagnoles clinquantes. Faisons du logement social avec Schuller, dînons chez Balkany-la-sucette (au fait Patrick, bravo pour ta réélection !), marions-nous chez Moon, bourrons-nous le pif avec Noriega et la CIA, achetons un Casino sur la Côte d’Azur et plaçons nos avoirs au Luxembourg… Tu peux aussi te laisser happer par le sentiment d’impuissance. Rester un pion ballotté aux vents des restructurations, des idées à la mode, des guerres sans raison apparentes. Trimant comme une bête ici, crevant de faim là-bas, votant de temps en temps comme on vomit pour un dictateur borgne ou une secte paramarxiste… Et puis tu peux essayer de lutter. Avec une seule arme, à la fois dérisoire et révolutionnaire. La seule qui gène un peu les Pouvoirs qui oppriment : la vérité. Cela oblige à balancer tous les discours qui n’ont cessé de nous nourrir d’espoirs de lendemains pour nous faire avaler les pires saloperies d’aujourd’hui. Jeter les drapeaux de ces partis devenus des clubs de supporters, de groupies, de pom-pom girls déversant leur propagande, leurs formules vidées de sens, abracadabrantesques et incantatoires : « j’aime la France ». « J’aime la chasse », « j’aime ma sœur plus que ma cousine », « j’aime mon chien », « j’aime le bœuf bourguignon »… Cessons de mesurer nos engagements à l’aune d’un avenir hypothétique et radieux. L’important est moins le but poursuivi que le chemin que l’on emprunte. A chacun de nettoyer le chemin.
- Mais est-ce une opération mains propres que tu souhaites ?
- Et pourquoi pas ! La vérité n’est pas un gros mot. Elle ne fait peur qu’à ceux qui trichent. Mais ne confondons pas ce combat avec celui des intégrismes qui, de Saint-Cloud aux montagnes afghanes, ne font que recycler dans le système les déçus du même système. Qu’est-ce que Ben Laden, sinon un habile manipulateur surfant sur de légitimes sentiments d’injustice ? Comme tant d’autres avant lui : psychopathes de comité de salut public, staliniens fanatiques des tribunaux populaires, moines inquisiteurs, agitateurs nazis, il n’est qu’un versant, un rouage du même pouvoir oppresseur. Bush le Texan du lobby pétro-militaire et le Saoudien milliardaire du crime ne sont que les deux faces d’un même monde. Le nôtre. Et, entre ces précipices, nous oscillons comme des funambules entre le désir de révolte aveugle, de profits sans vergogne et un brin de conscience de juste. A nous de choisir. Hurler bras tendus avec les loups ; somnoler bien au chaud, un œil sur les Guignols, l’autre sur le CAC 40 ; ou alors s’engager à reprendre en main son destin, à s’investir là où nous sommes, dans un parti, un mouvement social1… L’enjeu paraît considérable et le combat presque perdu d’avance. Pourtant, isolés, raillés, instrumentalisés, privés de moyens et de soutiens, des hommes et des femmes, partout, se tiennent encore debout. Mais ils sont si rares : pour un flic russe intègre condamné par la mafia, combien de corrompus ? Pour un juge courageux combien de planqués sous la robe du corporatisme carriériste ? Pour un journaliste traqué dans les faubourgs d’Alger combien d’ânonneurs de résultats boursiers ? Pour un sans-terre exécuté à Manaus combien de cire-pompes de l’agro-business ? Pour un Martin Luther King combien d’Edgar J. Hoover2 ? Pour une Germaine Tillion, combien de Mitterrand ?
(1) Le frisson du 21 avril sonnera-t-il le réveil d’une vraie citoyenneté ? On l’a cru. Quel élan eut représenté, par exemple, la démission de tous les caciques du PS (ou autres) laissant aux législatives s’exprimer toute une nouvelle génération. Au lieu de ça, on nous propose des investitures Mellick ou Tibéri…
(2) A lire sans délai : American tabloïd et American death Trip de James Ellroy. Une plongée dans le monde du mensonge, de l’oppression et de la violence, caché derrière la façade lisse de l’Amérique des sixties (et d’aujourd’hui).
(2) A lire sans délai : American tabloïd et American death Trip de James Ellroy. Une plongée dans le monde du mensonge, de l’oppression et de la violence, caché derrière la façade lisse de l’Amérique des sixties (et d’aujourd’hui).