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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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La frontière de la gratuité


La gratuité entretient une relation intime avec l’histoire des utopies d’émancipation humaine. D’une certaine manière, la gratuité constitue l’utopie de l’émancipation, reprise notamment par les communistes ou les anarchistes des XIXe et XXe siècles, cette société imaginaire où tous les biens dont l’homme a besoin pour vivre sont produits à suffisance et gratuitement délivrés : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Or la gratuité n’est pas une fantaisie de l’imagination. Elle existe bel et bien dans la vie sociale comme dans l’expérience individuelle. Il y a, me semble-t-il, des leçons à en tirer.

Tout d’abord, parce que le terme de gratuité est très polysémique et très attaqué par l’actuelle progression des représentations marchandes, quelques précisions. Le fait qu’un bien ait un coût, c’est-à-dire qu’il ait été produit par du travail vendu, n’empêche pas qu’il puisse être gratuit. Est gratuit ce que je ne peux m’approprier de droit, en raison de ce que je suis. Exemple : Je suis un bipède ambulant. Quoi que j’aie en poche, je puis vagabonder dans le bois de Vincennes. La promenade au bois de Vincennes est de droit et gratuite. Je suis père d’un enfant de trois ans. Quels que soient mes moyens financiers, mon fils ira à l’école. L’école est de droit et gratuite. A l’inverse, est payant, est d’appropriation marchande ce dont je ne puis disposer qu’en fonction de ce que j’ai. Exemple : J’ai cent cinquante euros a dépenser ; je peux visiter Disneyland en famille. Disneyland n’est pas « de droit ». Disneyland est d’appropriation marchande. Si j’y entre sans payer, c’est du vol et des Mickey baraqués ont la mission de me le faire comprendre.

De cette définition, qui est tout simplement celle du sens commun, on peut tirer quelques conséquences. La première est qu’en abolissant le rapport marchand, la gratuité trace une frontière très suggestive entre le domaine de l’être et l’empire de l’avoir. Si, la veille de la fête des mères, je sors en ville avec l’idée d’acheter un cadeau, quand j’arrive devant la vitrine, je n’ai encore devant moi que des marchandises, et dans ma poche, la somme que j’ai décidé d’y mettre. Mais lorsque j’ai fait mon choix et que le lendemain, par le don que je fais à ma mère, j’interromps la circulation de la marchandise pour en faire un présent, la valeur d’échange s’estompe au profit de ce que l’expression populaire appelle la « valeur sentimentale ». L’objet quitte la ronde des avoirs. Il s’installe auprès de nous. Il se met à nous augmenter l’existence. Et si un jour il se brise, ma mère, peinée, dira : « Ce n’est pas tellement pour ce que ça valait, mais j’y étais attachée ». Chacun sait bien que la destination finale de la pomme, ce n’est pas d’être vendue, c’est d’être mangée.

Deuxième point, il existe des gratuités pré-marchandes, celles qui s’attachent à des biens que le marché n’a pas encore, ou pas tout à fait annexés : la lumière du soleil, le corps humain, les sentiments, l’activité sexuelle, l’air pur, les bords de mer. Mais il y a aussi des gratuités post-marchandes, socialement construites, payées mais non payantes, gratuités par cotisation, quand la société décide ou reconnaît, souvent à la suite de luttes ardentes, qu’un bien est d’une telle importance pour l’être humain ou pour l’existence même de la société qu’il doit être reconnu comme un droit et gratuitement mis à la disposition de tous : c’est le cas de l’école publique, des soins, par l’intermédiaire de la sécurité sociale, mais aussi de l’éclairage urbain, du ramassage des ordures ou de la voirie. Si l’on retient l’idée d’une parenté profonde entre la gratuité et les grandes utopies d’émancipation – mais la gratuité n’est pas utopique, elle est établie dans certains domaines de notre vie – ne tient-on pas là quelques pistes de réflexion pour penser la faisabilité d’un vrai dépassement de l’empire marchand ?

Au moins pour ce qui est de leur appropriation, des biens répondant à des besoins vitaux peuvent sortir des rapports marchands – gratuité de l’école ou des soins –, comme ils peuvent ne pas y entrer : gratuité du corps humain, gratuité des « dons » de la nature, une notion clef du combat écologiste, communauté de la terre dans biens des pays du Sud… Cette alternative aux rapports marchands provoque de puissants effets sur les domaines de la vie humaine qu’elle libère. On pourrait même dire qu’en renvoyant chacun à son autonomie, à la capacité qu’il a ou non de profiter des richesses ainsi mises à disposition, la gratuité est, sur le plan de l’appropriation des biens, la forme la plus achevée de la civilisation.

Regardons maintenant du côté des représentations. La gratuité produit dans les esprits des effets singuliers. A côté du bon sens marchand : « tout ce qui est rare est cher », elle construit ses propres évidences : « l’argent ne fait pas le bonheur ». Pour la part de son temps qu’il vend sur le marché, un cadre supérieur vaut davantage qu’un smicard. Mais quand il rend visite à un parent malade, son heure de temps libre, de temps gratuit, est mesurée à la même aune que s’il était un pauvre bougre, l’aune de l’égale dignité humaine. On dit alors : ça, c’est sans prix.

Ne faut-il pas voir dans les effets idéologiques de la gratuité – les évidences qu’elle produit – un puissant levier subjectif en faveur de transformations non capitalistes et post-marchandes, levier déjà présent dans toutes les têtes, puisque l’expérience de la gratuité, le sentiment d’une dignité qui n’est pas monnayable, est vitale pour tous les hommes ? Comme si toute conscience reproduisait dans ses représentations, et avec une relative étanchéité, les affrontements de classes provoqués par l’extension du capitalisme marchand. Comme si toute conscience pouvait être sollicitée à reconnaître en elle-même le bien fondé de ce que recouvrent les grandes utopies d’émancipation humaine. La question est d’importance si l’on veut enfin penser la faisabilité de transformations radicales, qui soient accompagnées par l’assentiment des consciences, c’est-à-dire qui ne se traduisent pas par la dictature.

Mille développements théoriques sont possibles. Je pense aux conditions historiques très particulières à travers lesquelles émerge un consensus majoritaire autour de gratuités comme l’école ou la sécurité sociale ; je pense à la gratuité comme moyen d’accorder le droit formel à l’accomplissement concret du droit : l’école gratuite comme moyen de réaliser le droit à l’éducation (demain le logement, les transports urbains, l’art, partout dans le monde les soins contre le paludisme ou le sida ?) ; je pense aux formes tout à fait nouvelles de mixité de l’économie que suggère la cohabitation d’un secteur gratuit et d’un secteur marchand ; je pense aux nouvelles lignes de démarcation qui peuvent être tracées au niveau international, par exemple la mise en place, sur une base de mutualisation, d’un service public mondial de santé ; je pense à la lourde résistance des gratuités acquises, on l’a souvent vu avec l’école ou la sécurité sociale qui font descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue dès qu’on les attaque, résistance qui amène peut-être à dénouer la difficulté classique que le dogme stalinien figurait non sans arguments sous le slogan d’irréversibilité du socialisme, un dogme qui joua les premiers rôles dans le soutien des communistes à la dictature. Si nous pouvons effectivement arracher au rapport marchand des espaces de la vie sociale et si ces espaces libérés résistent bien à la reconquête, si le bénéfice qu’on en tire est efficacement intériorisable et qu’il s’inscrit dans nos évidences, alors les problématiques malmenées par l’histoire du « renversement » du capitalisme, de la commotion globale, de l’hésitation à améliorer les choses tout de suite pour ne pas émousser la colère du peuple, peuvent peut-être trouver une issue. Tout comme d’ailleurs les solutions inverses – « réformistes » – de la régulation qui tentent d’instiller de la loi sociale dans les mécanismes du marché, mais laissent les rênes à la mécanique et sont bien souvent emportées dans sa danse.

En deçà d’un éventuel élargissement de l’espace gratuit, j’aimerais enfin attirer l’attention sur le dynamisme propre de la notion de gratuité, sa capacité propre à rassembler les forces. La gratuité habite des combats éparpillés sous des rubriques diverses : combat des écologistes contre le rapt de la pure nature au profit de quelques-uns, combat des femmes pour le libre amour, combat des mutualistes contre la logique assurancielle qui tue la solidarité, combat des moralistes et des associations contre la vente du sang ou des organes humains, combat de toute la société pour son école ou sa protection sociale, combat des communistes contre ce qu’ils appellent l’argent-roi, des syndicalistes chaque fois qu’ils défendent ces belles et nobles rigidités qui empêchent le marché de mettre ses mains partout, combat des artistes et des poètes dont toute l’activité prêche pour la singularité des choses et contre l’interchangeabilité générale qui est l’objectif et la condition du marché, combat du simple consommateur effrayé de ce que produit en lui l’obscène fascination de la marchandise, du simple téléspectateur qui voit peu à peu s’étendre l’empire du mensonge publicitaire sur l’ensemble de la programmation. Le seul fait d’en prendre conscience et de le dire constitue, me semble-t-il, un vrai point de rassemblement, une vraie ligne de front. C’est pourquoi je crois qu’il serait aujourd’hui très politique de développer, face à l’envahissement débilitant de la marchandise, une véritable culture de gratuité.

Philosophe.

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