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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Air du temps


On a parfois le sentiment que ce monde, notre monde, est parvenu à tordre le cou des chimères.

Qu’intégrant aux cours de ses multiples bourses la plus hautaine dissidence comme la moindre velléité de rompre avec lui, son ordre, ses mensonges, son abjection s’en nourrissent aussitôt, la mort qui le caractérise, accumulée sur les vestiges de ce qui, même amer, illumina la vie, dominant à un point tel chacun que l’horreur, fût-elle larmoyante, teintée d’humanisme, festive en somme quand modes et parades culturelles se conjuguent afin de concourir à ses desseins sécuritaires, règne désormais sans partage, rien ne frémissant guère aujourd’hui d’une espérance d’autant plus belle qu’elle naissait quelquefois au temps des cerises. Ce sentiment existe, oui, accablant. Plus spoliateur encore de se parer d’une manière d’hédonisme et de confuses libérations jetant pêle-mêle sur le marché perversités de bon aloi et menus plaisirs, petites gorgées de bière ou sulpicianisme convenu, jouissances, déviances, folie pourquoi pas, une dose de religiosité tour à tour noire et blanche, alternant comme il se doit avec un grain d’extase sexuelle, tandis que d’impromptus philosophes – philosophes… – débarquent des bombardiers du Bien pour promouvoir chez les barbares d’ailleurs, d’ici bientôt, l’œuvre civilisatrice d’un Occident passé maître dans l’exportation de sa bimbeloterie éthique : démocratie, allons, et mercantilisme obligent.

A quoi bon du reste ? A quoi bon s’indigner, combattre, tenter de creuser à nouveau le labyrinthe où la vieille taupe paraît s’être perdue. A quoi bon crier, gueuler par les rues ou dans les profondeurs des ultimes forêts, sur les crêts, les chemins de traverse, un dégoût qui pourrait s’avérer rentable, une révolte qui passe à la télé. Les grandes utopies sont mortes, on le répète assez. Quant à la délinquance, où leurs cadavres se décomposent, on saura la traiter. Le meilleur des systèmes – le moins pire, suggèrent ces argousins distingués – a décidément de beaux jours devant lui. Mais vivre, vivre malgré pareille exténuation du sens et comme hagard sans doute, titubant ou soudain soulevé par de neuves vagues de rêves, vivre demeure, qui ne se résume ni à bougonner en attendant son tour au guichet final ni à faire bouillir, sous couvert d’associations militant pour un capitalisme à visage humain, les marmites passablement cabossées de l’avenir.

Ecrivant à sa sœur, Bakounine l’entretint un soir de la « longue et douloureuse nostalgie qui règne dans le présent ». De cet étau en nous si je ne me fourvoie pas, de brumes ou de lymphatique détresse. D’un univers diffus enfin, qui, n’étant pas exclusivement celui de l’enfance, s’enkysterait à l’intérieur d’une mémoire à maints égards anticipatrice. Une Cocagne en souffrance. Un Eden meurtri, réduit à deux ou trois arpents d’hébétude, charnier plus que jardin où, absurdes, méthodiques, nous nous livrerions silencieux à l’équarrissage de l’imaginaire. L’affolement des boussoles n’est pourtant pas une lubie, que je sache. Une exigence plutôt. L’obstination peut-être, bafouée toujours, défigurée bien sûr, d’exister autrement que sous la forme d’une joviale, une consentante marchandise. De demander à l’aiguille aimantée davantage qu’un Nord, aurais-je pour celui de Breton quelque indéfectible tendresse.

Il fut ainsi un temps où l’on ne pouvait pas entendre certains mots sans frissonner. Un temps où ceux-ci par exemple, amour, poésie, révolution, s’accordaient si intimement qu’il en allait de ne jamais les décevoir. Naïvetés, prétendirent les fiers-à-bras. Sentimentalisme petit-bourgeois, éructa la boutique stalinienne. On ne subsiste plus depuis que parmi leurs dépouilles. Mais nul n’a déserté. Nul n’est vraiment parti sur les routes. Le « lâchez tout » promis se vend comme le reste. Ou s’offre en supplément, d’âme, d’étreinte, d’épices pour vagabondages craintifs ou de consternantes fabriques textuelles. C’est que nous sommes rivés à ce qui nous dévore. Que vivre, c’est cela aussi, piétiner jour après jour et rageusement s’il le faut l’ombre portée d’une poignée de songes.

C’est le matin, n’empêche. Je veux que ce soit le matin et quelque chose, quelque chose d’inquiet, tout d’émotion acceptée cependant, se noue dans la poitrine. Quelque chose de doux. Quelque chose d’indécis, qui n’est ni cette main que l’on sent se crisper au réveil ni cette étoile de mer un peu poisseuse, ce poulpe un peu sale, gluant, dont les spasmes accompagnent les battements du cœur lorsque l’on boit au comptoir du premier bistro ouvert un énième café. Quelque chose de furtif, qui vient, caresse, hésite. Et c’est désir alors. Ou volonté subitement légère de dire non. Non aux blagues salaces du type accoudé à côté, non à la stupidité des heures, à cette tasse ébréchée, cette pendule contre le mur, qui compte, compte, compte…

Nous avons toutefois cent soixante et onze années de retard sur notre propre époque. En 1831, à Lyon, les insurgés tirèrent sur les horloges. « Nous attendions le pillage et l’incendie », note Marceline Desbordes-Valmore. Mais rien. « Rien ! » s’exclama-t-elle. « Pas un crime de sang-froid après le combat. Leur fureur s’est épuisée sur quelques pendules. » Marceline s’émouvait. Ne comprenait pas. Ne pensait pas qu’un geste d’une telle justesse, d’une telle rigueur non moins, qui frappait la mesure du temps de travail introduite dès la fin du Moyen Age par les moines cisterciens, pouvait avoir avec la misère des canuts un quelconque rapport. Elle n’y vit que dépit. Ou un harassement. L’aveugle épuisement d’une fureur sans mystère.

Je ne sais pas si l’air était frais, ces jours d’émeute, sur les pentes de la Croix Rousse. J’ignore si la neige menaçait. Si le soleil brillait ou si de grandes nappes vaporeuses stagnaient en contrebas, enserrant de leurs voiles la presqu’île cossue que bordent avant de s’épouser le Rhône et la Saône. Ce dont je ne doute pas en revanche, c’est de cette évidence, de cette conscience en fait, plus souveraine d’avoir méprisé la tuerie, laquelle est distraction macabre, et désigné mieux, placide ou presque, sereinement je le crois mais avec un dédain sans égal, la cible que dans ses manuscrits Marx indiquerait plus tard. Nous en sommes là. L’horloge palpite dans les machines. L’asservissement se targue de libérer la créativité d’internautes béats de payer au prix fort leur massive solitude. Je marche dans Lyon. Le vent de mars est vif. Les lilas fleurissent et dans les squares, dans les grands magasins, les caméras de surveillance, les disques durs ou les téléphones portatifs, les pendules sont à l’heure.

Feu ?

Poète, auteur, entre autres, de Les chiens errants de Bucarest, 2002, Ed. Fata Morgana, Un arbre élu par l’orage, 2001, Ed. L’escampette, L’ombre nue, 2001, Ed. Cadex, Dans le vent du chemin, 2000, Ed. Cadex et Mortes pierres, 1999, Ed. du Laquet.

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