Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
Imprimer l'article© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
Forty Baskets
Les Têtes Nord et Sud émergeaient à peine de la pénombre, mâchoires sombres ouvrant la baie aux vents et aux marées. Au-dessus des flots aujourd’hui peu agités, à peine pouvait-on distinguer l’écume et les ondulations lourdes des vagues, les voiles pâles des bateaux accostés, les clignotements des bouées-phares. Les grands pins de Norfolk le long de la jetée faisaient comme des arêtes obscures se découpant sur le ciel de la nuit finissante, la colline massive face à l’entrée du port n’était qu’un dos uniforme. Le premier ferry du matin s’annonça par deux coups de semonces, rabougrant sans doute une pirogue téméraire, puis ses lumières apparurent dansant à l’horizontale comme une guirlande suspendue dans l’air noir. Sur la petite plage en contrebas de la colline, une silhouette immobile se détachait à peine, dessin long et indécis sur la blancheur du sable. L’individu avait replié l’une de ses jambes en triangle, le pied reposé sur l’autre genou et il s’appuyait sur une canne. Lorsque le ferry passa au loin devant lui, sa silhouette s’évanouit dans la pénombre des eucalyptus.
[…]
Le soleil était à la verticale quand une famille s’installa sur la partie de pelouse qui surplombait la petite plage. Ils étaient plusieurs adultes et enfants, chacun portait une multitude de paniers. Le pêcheur assis sur l’un des pontons qui encerclait le bassin des enfants lança un juron. Tout le monde s’interrompit dans sa tâche. Au bout de sa ligne se dandinait un pneu, qu’il détacha et reversa dans la mer. Les adultes s’affairaient autour de la table, sortant les couverts, les mets, les bouteilles. Les enfants fichaient les stumps en terre et se disputaient les tours de batting et de bowling. Leurs voix frêles et suraiguës se recouvraient les unes les autres. Un adulte intervint et mit de l’ordre dans leur querelle. Ce fut même lui qui plaça le field et ouvrit le bowling. A la lisière entre le sable et les vagues, une petite fille jouait avec ses seaux en plastique, ramassait des coquillages. Une vague plus longue vint déposer une bouteille de lait sur le sec, à portée de sa main. Elle s’en empara et la mit dans son trésor.
Deux adultes masculins en short travaillaient fort sur le barbecue de briques, grattant la plaque de métal avec vigueur. Puis l’un d’eux se baissa et actionna le compteur d’électricité. Au bout de quelques minutes, l’odeur de la viande grillée et de la graisse réchauffée s’élevait. Les enfants coursaient la balle couleur de cerise, se disputaient, comptaient les balles à bowler en se trompant sans cesse. Une autre vague apporta une enveloppe fripée, dont l’adresse avait disparu, lessivée.
Les adultes étaient assis à la table, se servaient de vin blanc rafraîchi dans une glacière, ils murmuraient parfois. Des touristes s’approchèrent du bassin des enfants. Ils demandèrent aux adultes pourquoi les filets séparaient ainsi le bassin de la pleine mer. Ils durent répéter leur question plusieurs fois tant leur accent était fort. L’un d’eux s’écria :
- Des requins dans la baie ? C’est pas vrai !
Mais il parlait dans une langue que les autres ne comprenaient pas et ils s’ignorèrent tous de nouveau rapidement. La petite fille trouva non loin d’elle une chouette en plastique qu’elle rangea dans son trésor.
Plus tard, une autre famille fit son apparition, descendant de l’escalier naturel qui suivait les flancs de la colline. Il y avait autant d’adultes et d’enfants. Ils s’installèrent un peu plus loin, sur la pelouse, étendirent des couvertures et sortirent des mets et des couverts. Très vite les enfants se joignirent aux autres pour jouer. Les adultes mettaient des choses sur des disques de pain et les mangeaient. L’un d’eux parlait fort et faisait des gestes rapides. Ils sortirent un jeu de boules et plusieurs partirent jouer sur le sable, certains d’entre eux fumaient. Un peu plus loin, la petite fille ramassa une boîte de purée en flocons qui avait été éventrée et vidée par le ressac.
Les enfants se disputaient. Il y avait trop de joueurs et les tours étaient trop longs avant de battre ou de bowler. Des adultes des deux familles s’étaient rapprochés, mais ils ne disaient rien. L’un des enfants du second groupe sortit un ballon. En un instant les stumps disparaissaient, des buts étaient faits et la troupe courait autour du ballon, avec les mêmes cris énervés. Un plongeur fit surface entre les bateaux amarrés, il ne portait ni bouteille ni tuba.
Mais les adultes de la première famille remballaient leurs affaires. Ils déposèrent leurs détritus avec précaution dans une haute poubelle verte tout près. Ils appelèrent leur progéniture et bientôt ils disparaissaient tous dans des voitures rutilantes. Les autres enfants continuaient de jouer au football. Sur l’un des bancs de bois, une bouteille de vin à moitié finie avait été abandonnée. Le pêcheur qui repartait s’en saisit en passant. Les adultes riaient, ceux qui jouaient sur la plage s’étaient arrêtés un instant et regardaient un grand voilier s’avancer vers les Têtes et disparaître. Un grand chien baillait et faisait des rictus dans sa niche.
Devant la petite fille, une ombre déployée glissa sur le sable. Elle se retourna, regarda haut dans le ciel et vit le grand aigle des mers qui tournoyait sans effort.
[…]
Le soleil était à la verticale quand une famille s’installa sur la partie de pelouse qui surplombait la petite plage. Ils étaient plusieurs adultes et enfants, chacun portait une multitude de paniers. Le pêcheur assis sur l’un des pontons qui encerclait le bassin des enfants lança un juron. Tout le monde s’interrompit dans sa tâche. Au bout de sa ligne se dandinait un pneu, qu’il détacha et reversa dans la mer. Les adultes s’affairaient autour de la table, sortant les couverts, les mets, les bouteilles. Les enfants fichaient les stumps en terre et se disputaient les tours de batting et de bowling. Leurs voix frêles et suraiguës se recouvraient les unes les autres. Un adulte intervint et mit de l’ordre dans leur querelle. Ce fut même lui qui plaça le field et ouvrit le bowling. A la lisière entre le sable et les vagues, une petite fille jouait avec ses seaux en plastique, ramassait des coquillages. Une vague plus longue vint déposer une bouteille de lait sur le sec, à portée de sa main. Elle s’en empara et la mit dans son trésor.
Deux adultes masculins en short travaillaient fort sur le barbecue de briques, grattant la plaque de métal avec vigueur. Puis l’un d’eux se baissa et actionna le compteur d’électricité. Au bout de quelques minutes, l’odeur de la viande grillée et de la graisse réchauffée s’élevait. Les enfants coursaient la balle couleur de cerise, se disputaient, comptaient les balles à bowler en se trompant sans cesse. Une autre vague apporta une enveloppe fripée, dont l’adresse avait disparu, lessivée.
Les adultes étaient assis à la table, se servaient de vin blanc rafraîchi dans une glacière, ils murmuraient parfois. Des touristes s’approchèrent du bassin des enfants. Ils demandèrent aux adultes pourquoi les filets séparaient ainsi le bassin de la pleine mer. Ils durent répéter leur question plusieurs fois tant leur accent était fort. L’un d’eux s’écria :
- Des requins dans la baie ? C’est pas vrai !
Mais il parlait dans une langue que les autres ne comprenaient pas et ils s’ignorèrent tous de nouveau rapidement. La petite fille trouva non loin d’elle une chouette en plastique qu’elle rangea dans son trésor.
Plus tard, une autre famille fit son apparition, descendant de l’escalier naturel qui suivait les flancs de la colline. Il y avait autant d’adultes et d’enfants. Ils s’installèrent un peu plus loin, sur la pelouse, étendirent des couvertures et sortirent des mets et des couverts. Très vite les enfants se joignirent aux autres pour jouer. Les adultes mettaient des choses sur des disques de pain et les mangeaient. L’un d’eux parlait fort et faisait des gestes rapides. Ils sortirent un jeu de boules et plusieurs partirent jouer sur le sable, certains d’entre eux fumaient. Un peu plus loin, la petite fille ramassa une boîte de purée en flocons qui avait été éventrée et vidée par le ressac.
Les enfants se disputaient. Il y avait trop de joueurs et les tours étaient trop longs avant de battre ou de bowler. Des adultes des deux familles s’étaient rapprochés, mais ils ne disaient rien. L’un des enfants du second groupe sortit un ballon. En un instant les stumps disparaissaient, des buts étaient faits et la troupe courait autour du ballon, avec les mêmes cris énervés. Un plongeur fit surface entre les bateaux amarrés, il ne portait ni bouteille ni tuba.
Mais les adultes de la première famille remballaient leurs affaires. Ils déposèrent leurs détritus avec précaution dans une haute poubelle verte tout près. Ils appelèrent leur progéniture et bientôt ils disparaissaient tous dans des voitures rutilantes. Les autres enfants continuaient de jouer au football. Sur l’un des bancs de bois, une bouteille de vin à moitié finie avait été abandonnée. Le pêcheur qui repartait s’en saisit en passant. Les adultes riaient, ceux qui jouaient sur la plage s’étaient arrêtés un instant et regardaient un grand voilier s’avancer vers les Têtes et disparaître. Un grand chien baillait et faisait des rictus dans sa niche.
Devant la petite fille, une ombre déployée glissa sur le sable. Elle se retourna, regarda haut dans le ciel et vit le grand aigle des mers qui tournoyait sans effort.
Enseigne la philosophie à Sydney.