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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Criminalisation des luttes : tous terroristes ?


Une des caractéristiques les plus intéressantes du renouveau militant des années 1990 réside dans l’apparition d’actions radicales qui ne se contentent pas d’exprimer des revendications mais s’efforcent de les mettre directement en œuvre et en scène. Qu’il s’agisse d’occuper des logements vides avec le DAL, de démonter un MO ou de faucher des champs d’OGM sous la houlette de la Confédération Paysanne ou encore d’organiser des réappropriations festives de l’espace public (raves, street-parades, etc.), on se met dans et devant le fait accompli pour signifier une revendication. La fonction de telles actions est double : d’une part, on force les instances concernées (Etat, collectivités locales, entreprises, etc.) à prendre en compte la réalité d’un problème, l’urgence d’une situation, la légitimité d’une revendication, d’autre part, à grands renforts de micros et de caméras au besoin, on alerte l’opinion publique, on pose les éléments d’un débat jusqu’alors inexistant, on assure des gains de visibilité médiatique à des luttes jusque-là ignorées par l’actualité.

Ces actions se jouent souvent aux marges de la légalité : occupations temporaires d’espaces privés (sièges sociaux, appartements vides, champs) ou public (rues, routes, mairies, etc.), perturbation de cérémonies ou de réunions… Dans chacune de ces initiatives, les risques de sanctions judiciaires sont pris et pleinement assumés par les acteurs mais on s’efforce de limiter les incompréhensions en exposant clairement les motifs de revendication et en affichant une attitude résolue mais non-violente. Si la portée des revendications dépend ensuite de la pertinence des cibles choisies, de l’ampleur des luttes ou de leur audience conjoncturelle dans les médias, les marges d’action dépendent elles directement de ce que l’on pourrait appeler des « tolérances informelles » de l’Etat : une répression policière des militants peut bien avoir lieu, mais on prend le pari que les « autorités » n’engageront pas immédiatement d’épreuve de force, le coût politique et médiatique à payer étant au final parfois bien trop élevé. Certes, face à ces nouveaux modes de revendication, on s’est parfois contenté de déloger les perturbateurs de manière plus ou moins fracassante (qu’on se rappelle l’évacuation de l’église Saint-Bernard à grands coups de hache), mais on peut aussi considérer qu’il aura été possible, un temps au moins, de miser sur ces tolérances informelles pour découvrir des formes de luttes innovantes et donner de l’air frais à la scène militante.

Face à cette agitation, il fut bien tentant de répondre par l’adoption d’une posture légaliste et pénaliste stricte : il y a toujours un quelconque délit à trouver dans ces actions, qu’il s’agisse d’un trouble mineur à l’« ordre public » ou d’une atteinte à la propriété privée. Ce que l’on nomme criminalisation des luttes, dans ce cas précis, c’est la volonté de couper court à toute initiative du genre en instruisant des procès qui doivent briser financièrement ou pénalement les militants ou les organisations concernés et qui doivent avoir valeur d’exemple : les procès récents intentés à José Bové et aux autres militants de la Confédération Paysanne en sont une illustration criante. Ce qui frappe alors, ce n’est pas tant que certaines actions fassent l’objet de poursuites judiciaires, puisque après tout ce risque est bien assumé, c’est plutôt la sévérité de la justice à l’égard d’un militantisme que l’on veut mani-festement étouffer, quand d’autres en réchappent ou bénéficient d’une impunité quasi systématique : on accable ainsi la Confédération paysanne quand syndicalistes de la FNSEA et autres chasseurs mettent à sac villes et bureau de ministre sans être inquiétés.

Mais à bien y regarder, on pourrait se demander si cette criminalisation somme toute peu surprenante de certaines luttes ne se double pas d’une tentative de cri-minalisation d’une autre nature. Que certaines luttes occasionnent des actions qui peuvent être qualifiées de délits, c’est une chose ; que, de là, on considère tout militant comme une menace potentielle pour l’« ordre public », comme un délinquant en puissance, comme un terroriste virtuel, c’en est une autre, qui suppose un changement d’échelle et ouvre grand la porte à une répression beaucoup plus dure. Ces derniers temps, sous couvert de traque anti-terroriste tous azimuts, le pas fut allégrement franchi. La lutte contre le terrorisme, sans que cette qualification soit toujours vraiment clarifiée, est en effet devenue au-delà des conditions que l’on sait le prétexte bien commode pour étendre considérablement les compétences des instances chargées de veiller au maintien de l’ordre.

En France, la « loi sur la sécurité quo-tidienne et la lutte anti-terroriste » pro-mulguée en novembre 2001 a déjà modifié la donne puisqu’elle accorde aux institutions chargées du maintien de l’ordre des pouvoirs de police étendus tout en réduisant les garanties de contrôle démocratique et de recours1.

Au niveau européen, les choses sont encore plus parlantes. A Gênes, en juil-let 2001, on avait déjà eu l’occasion d’assister à la répression sanglante et meurtrière de militants en très grande majorité pacifistes et non-violents, le tout agrémenté de tortures et d’entorses aux procédures dignes d’une république bananière. Par la suite, on a vu fleurir dans plusieurs textes de la Commission européenne et d’autres institutions européennes une rhétorique de disqualification qui assimilait le militant trans-

national à un hooligan politique, puis, 11 septembre aidant, à un terroriste2. Dans un rapport consacré aux tendances du terrorisme européen, Europol, approuvé en cela par le Conseil des ministres de juin dernier à Séville, a étendu la définition

du terrorisme à un « pré-terrorisme », un « éco-terrorisme » et un « terrorisme anarchiste ». En toute rigueur, le fauchage d’un champ d’OGM relève désormais de l’éco-terrorisme. L’étiquette « terroriste » est devenue cette catégorie fourre-tout, à la consistance juridique douteuse, qui permet l’extension des pouvoirs judiciaires et policiers et l’abolition des droits fondamentaux des personnes. Parallèle-ment, le même rapport minimisait voire ignorait le terrorisme d’extrême droite, qui pourtant a fait récemment parler de lui en France et qui est responsable d’attentats à la bombe visant aveuglément des civils en Italie.

Conséquemment, la collaboration des polices européennes porte aussi ses fruits. Une Police Chiefs Operational Task Force a été mise sur pied, sans statut légal clairement défini depuis 1999 et sans qu’il soit possible d’accéder aux minutes de ses rencontres. Les compétences des services de renseignement en matière de sur-veillance des communications ont été renforcées. Le Système d’Information Schengen (SIS) institue la création de fichiers nationaux de « fauteurs de troubles » fondés sur la suspicion et la supposition et autorise leurs échanges incontrôlés, sans aucune norme légale ou protection des données. Ces différentes mesures, qui visent prioritairement les contestataires altermondialistes, clairement stigmatisés dans différents documents officiels, ont trouvé une formidable légitimation avec l’après 11 septembre3. Les dernières manifestations des opposants aux différents sommets européens se sont accompagnées de mesures d’exception qui composent un tableau à la facture bien peu démocratique : police omniprésente, zones d’exclusion, contrôles d’identités à tout va, saisie et confiscation de matériels, suspension provisoire des accords de Schengen sur la libre circulation des personnes, déni du droit de manifester.

Les bénéfices de cette répression sont de trois ordres. La rhétorique anti-terrorisme qui enrobe la criminalisation des militants, cultive les peurs individuelles et collectives et ménage un effet d’écran qui fait passer toute lutte revendicative pour un problème de second ordre. Ce faisant, elle accorde une légitimité retrouvée à l’action de l’Etat, qui peut bien privatiser à tout va et négliger toute misère sociale tout en faisant mine de se concentrer sur cette mission d’« intérêt public » : assurer la sécurité de tous. Enfin, elle produit l’effet recherché, en décourageant toute entreprise trop audacieuse, en intimidant les contestataires et en les détournant de leurs luttes premières.

De ce point de vue, deux affaires récentes sont sans doute à resituer dans le cadre de cette évolution.

A la fin du mois d’août, décidant d’appliquer au pied de la lettre un décret de 1994 signé par Edouard Balladur, Dominique Perben, ministre de la Justice, a choisi de livrer Paolo Persichetti à la justice italienne et de réviser « au cas par cas » le sort des anciens militants d’extrême gauche réfugiés sur le territoire français. Peu importe que Paolo Persichetti, acquitté en première instance, ait été condamné en appel à 22 ans d’emprisonnement pour « concours moral » dans l’exécution d’une action armée « liée à une entreprise subversive ou de terrorisme » sur le seul témoignage d’un repenti qui s’est ensuite rétracté : comme l’explique Dominique Perben, ministre de la Justice, le 26 août sur RTL, il s’agit d’un « geste de solidarité des différents pays européens face au terrorisme »4. La virevolte de l’Etat français en matière de protection-extradition de militants ita-liens établis sur le sol français est ici tout à fait symptomatique : sur fond d’oubli et de confusion, elle agite les fantasmes du « péril rouge », participe à la construction imaginaire d’un « ennemi intérieur »5 et envoie un signal fort de bonne volonté de coopération à la lutte « anti-terrorisme ».

Dans le courant de l’été, on a pu assister à la répression violente d’un camp No Border établi à Strasbourg et qui entendait dénoncer la politique européenne en matière d’immigration. Un des cofondateurs du Mouvement Spontané du Peuple, Ahmed Meguini, est depuis condamné à huit mois de prison dont trois fermes pour « violence et outrage à agent », sur la base de témoignages contradictoires (un des policiers plaignants est apparu à la comparution immédiate). On eut recours aux flash-balls pour disperser une manifestation non-violente, l’occupation pacifique d’une annexe du ministère de la Justice par le comité de soutien à Ahmed Meguini fut qualifiée de « prise d’otage » et mobilisa BAC et GIPN pour des arrestations musclées. En dépit des dénégations des autorités européennes et françaises, les militants sont désormais traités dans les faits comme de dangereux terroristes. Les militants ont été directement exposés à des offensives policières qui bénéficient d’une grande liberté de manœuvre et d’une impunité de fait6. Une justice ubuesque complète le tout : témoignages contradictoires, peines de prison fermes pour outrage à agent, mise à l’isolement du prévenu Ahmed Meguini, déclaration d’incompétence du tribunal correctionnel, appel du parquet, etc.

Chacune à leur manière, ces deux affaires traduisent assez bien une sorte d’emballement de la lutte anti-terrorisme, qui amplifie et justifie tout à la fois la répression des contestataires. Faudra-t-il donc en venir à lutter pour avoir le droit de lutter ?



Guillaume S. et Laurent Perreau*



* Membres du collectif Aarrg.

(1) Sur ce point, lire Fabien Jobard, La loi de la peur, in Le Passant Ordinaire n°39.
(2) Cf. la note au Conseil de L’Union 5712/02 du 29 janvier 2002, présentée par la présidence espagnole.
(3) Un bilan complet des différentes mesures répressives de l’Union est à lire dans un article signé Tony Bunyan, « The war on Freedom and Democracy », in Statewatch Publications, disponible sur www.statewatch.org.
(4) Sur l’ensemble de l’affaire, voir l’article de Nathaniel Herzberg, « La France, l’Italie et les années de plomb », in Le Monde du 04 septembre 2002 ; et celui d’Anne Schimel, Justice de « plomb » en Italie, Le Monde diplomatique, avril 1998.
(5) « Construire l’ennemi intérieur », in Cultures et conflits, sociologie politique de l’international, n° 43.
(6) Roland Bavard, « J’étais à No Border », in Politis, 12 septembre 2002.

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