Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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par Bérénice Ellena
Imprimer l'articleLe corps du délit
Pourquoi veut-on enfermer les jeunes qui gênent dans des maisons de redressement ? Pour les brider, les mutiler. Pour mutiler ces parties vives et sauvages du grand corps de la société. Une société qui s’ampute d’elle-même, une automutilation programmée. Remède radical, ou remède de charlatan ? Effet placebo. Ça rassure les timorés, ceux qui ont décidé ne pas voir le corps du délit.
A quoi servent les maisons de redressement ? A enfermer les corps, à briser les esprits, les illusions de l’enfance. Pour qu’à la sortie de la chaîne on obtienne un être assujetti. Qui peut croire que les esprits sans limites qui habitent ces corps jeunes, ces replis tendres, vont à jamais être cernés, redressés par vertu de la contrainte, de l’enfermement, de la mise au secret par une société malade ? Les maisons de redressement ne servent qu’à camoufler les bavures de la société. En voici une illustration. C’est mon histoire. Elle pourrait s’intituler « A mon corps défendant », ou « le corps du délit ».
J’avais tout juste treize ans quand un beau dimanche de juin, j’ai été battue, violée et abandonnée dans un bois. J’ai erré toute la nuit pour retrouver le chemin de la maison et la gifle magistrale de mon père en guise de réconfort. Les sanglots de ma mère ne furent guère plus qu’un baissé de rideau sur la tragédie familiale. Pendant des années, enfermée dans une maison de redressement, l’image de notre trio misérable dans le petit matin reviendrait s’offrir à mon incompréhension… Comme celle de la scène des gendarmes, du médecin et de la femme en train de forcer mes cuisses afin d’y constater le saccage de ma virginité… par la violence encore… cette fois de plein droit.
Au commissariat, les flics dirent à
ma mère qu’étant mineure, il fallait me présenter au juge des enfants. Elle leur demanda si, en portant plainte, l’affaire se saurait. Les flics lui dirent que oui.
Ma mère décida alors de ne pas donner suite. Elle ne voulait pas que toute la ville fût au courant de mon état : j’avais perdu ma virginité et dans les années soixante, une jeune fille de bonne famille devait être vierge pour son mariage.
Le juge des enfants réussit à con-vaincre mes parents que j’avais besoin d’être mise en pension, d’être « encadrée » par des religieuses. Les religieuses : un argument irréprochable pour ma mère. Comme l’institution dépendait du Ministère de la Justice, il fallait que mon père signât l’abandon de ses droits paternels, qu’il renonçât à son autorité et à ses droits sur moi. A mes yeux, un abandon officiel. Mon père signa.
Je fus transférée et enfermée dans un couvent baptisé « la Miséricorde »… Je venais d’avoir quatorze ans. Pendant un mois, on me fit faire des couronnes mortuaires avec des violettes en plastique. En échange de ce travail, les internées percevaient un pécule, mot nouveau pour moi, tout juste de quoi acheter leur paquet de cigarettes mensuel. J’arrosais de mes larmes les violettes mortuaires qui signaient le deuil de mon insouciance.
Un mois plus tard se refermait sur moi le portail de fer de ce qui allait être ma prison pendant plusieurs années. Admi-nistrée par les religieuses de l’ordre de Saint André, ce lieu portait le nom sibyllin de « Bon Pasteur ». Les religieuses les plus éduquées – les « Mères » – dirigeaient, et les sœurs faisaient office de gardes-chiourmes. Les unes et les autres au service du ministère de la justice pour rééduquer des filles ayant commis des délits. Pour la plupart, mes nouvelles compagnes avaient fait le trottoir, volé, etc. Certaines étaient gardées là en attendant qu’une place se libère pour elles à Fleury Mérogis. Je n’avais pas grand chose à voir avec cet univers-là et je ne comprenais toujours pas pourquoi j’avais atterri dans cet endroit.
Mes compagnes allaient vite me faire sentir que je n’étais pas de leur monde. Aussitôt je fus en proie à leur moqueries. Je sortais de l’enfance, elles, c’étaient des femmes, qui plus est de fortes têtes.
Les sarcasmes durèrent un mois, jusqu’à ce qu’elles comprennent que je n’étais ni une timorée, ni une donneuse, et que j’étais devenue une révoltée potentielle tout comme elles.
Mes frères et mes parents me man-quaient. Chaque Noël était un supplice. J’étais privée de lecture, totalement. J’avais toujours aimé lire, et ça me manquait vraiment, mon esprit ne pouvait plus s’échapper, il y avait toujours cette sale réalité. La nuit nous étions enfermées à clef dans nos dortoirs, sous la surveillance d’une éducatrice. Le jour, interdiction de parler, sauf aux repas. Chacune avait son casier attitré dans lequel garder ses affaires personnelles : courrier reçu, un peigne, une photo ou deux. Fouillés tous les jours, nos moindres trésors étaient exposés à la dérision. Ni épingles à nourrice, ni ciseaux, ni couteau, ni lames de rasoir, ni argent, ni bijoux. Surveillées, même aux toilettes. Dans les douches dépourvues de porte, nous devions nous laver toutes en même temps, couvertes d’une chemise de nuit par-des-sus laquelle nous devions nous savonner.
Je faisais partie des rares internées qui suivaient des cours. Deux professeurs venant de l’extérieur enseignaient le français, les maths. On pouvait au mieux espérer passer son B.E.P.C., la plupart ne suivaient que des cours de cuisine ou d’économie domestique. Grâce à un dispositif d’interphones placé dans toutes les classes, les religieuses pouvaient contrôler ce qui se disait, à tout moment. Il en allait de même au parloir, où mes parents étaient autorisés à me rendre une visite trimestrielle, si je n’en étais pas privée. La décision pouvait tomber brutalement, au moment où je me rendais auprès de mes parents tant attendus. Je devais alors faire demi-tour et eux refaisaient deux cents kilomètres en sens inverse, sans avoir pu m’embrasser. Mon courrier était censuré, celui que je recevais comme celui que j’écrivais. J’envoyais à mes parents des lettres d’auto-accusation. Si j’avais des doléances, elles leur parvenaient illisibles, des lignes entières censurées à l’encre noire. Je ne comprenais toujours pas pourquoi j’étais enfermée comme une criminelle. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais subi toute cette violence, pourquoi je devais subir toute cette souffrance, pourquoi on voulait me faire perdre pied. Jour après jour, je me débattais dans cet océan d’injustice. Année après année de mon adolescence. J’étais « coupable ». Coupable de faire souffrir mes parents, d’avoir jeté l’effroi autour de moi. Coupable de ne pas reconnaître que je l’avais bien cherché. C’était la leçon de morale, la tentative de lavage de cerveau du Bon Pasteur : j’étais la brebis galeuse. Avec un corps qui refusait de grandir, des hanches et un ventre qui ne s’arrondiraient jamais, leur sale dieu m’en préserve !
Certaines filles voulaient « faire la belle ». Etre reprise après une évasion, c’était la certitude de rester enfermée jusqu’à la majorité, vingt et un ans. Je ne voulais pas risquer de m’enfuir et d’être reprise, je voulais me donner des chances de sortir avant l’âge limite et de ne jamais revenir. Je devais donc supporter mon enfermement, les humiliations, le nettoyage des chiottes, les discours démoralisateurs et les brimades des « bonnes sœurs ». La fille communiste disait entre ses dents que si un jour Mitterrand devenait président, ce genre de galère n’existerait plus, que les portes s’ouvriraient… Elle avait raison, lorsqu’il fut au pouvoir, le Bon Pasteur cessa d’être une maison de redressement… En attendant, forte de mes quinze ans ravagés, forte de mon innocence, je luttais comme je pouvais. On m’avait volé ma liberté… Noël, messe de minuit, chapelle du Bon Pasteur. Grincement de porte, s’amplifiant sous la voûte. Puis des pas lourds. Deux flics, et entre les deux flics, les deux frangines qui s’étaient enfuies la veille, effondrées. Gloria in excelsis Deo et paix sur la terre, alléluia, amen.
Un jour, en cours de français, mon professeur s’aperçut que je dessinais et que j’étais tellement absorbée que je ne l’entendais même pas. Je griffonnais un portrait de Molière d’après la gravure du manuel. La prof, oubliant l’interphone, m’a trahie involontairement. La « Mère », qui était à l’écoute, m’a fait sortir de la classe, pour m’annoncer que, dorénavant, j’étais privée de cours. Nous étions à trois mois du B.E.P.C. que je devais pas-ser cette année-là – j’avais seize ans. Trois mois sans études, j’étais sûre d’échouer. L’institution comportait une blanchisserie qui traitait le linge des églises et celui de la maternité de la ville. Je fus assignée à la buanderie. Local immense et noirâtre envahi par les vapeurs de la machine à repasser les draps. Près d’une vitre, un recoin pour repasser des surplis de curés, d’enfants de chœur, à plisser. Des montagnes. Je n’avais jamais tenu un fer de ma vie. Il fallait repasser des centaines de plis. J’ai appris à attraper le fer avec un chiffon, à l’approcher de ma joue pour vérifier si la température était adéquate, et puis, me battre avec ces plis, ces dentelles, ces boutons de nacre comme une petite main au temps des grisettes. Pour m’humilier davantage, me mettre à l’épreuve, on m’a fait faire le pire travail. A mains nues je devais remuer dans une citerne les serviettes hygiéniques de la maternité, mises à tremper pour que le sang s’en échappe le plus possible avant la lessive à chaud. J’avais pour rôle de plonger mes mains dans cette saleté, de la brasser, sans gants. Alors, pour qu’on ne puisse plus me forcer à faire ce sale boulot, j’ai collé mon bras sur le tuyau de vapeur. Je me suis brûlée, volontairement. On ne pouvait plus me contraindre à trimer dans cet enfer.
On m’a alors isolée. La date des examens approchait. Je décidai d’entamer une grève de la faim. Je refusais toute nourriture qui m’était portée. Je réfléchissais… au bout de quelques jours de jeûne, vos propres pensées deviennent grisantes. Je me disais, je suis libre, je pense ce que je veux, quoi qu’elles me fassent, elles peuvent tout essayer, ma pensée leur échappe, ma pensée est libre, non je ne serai pas cassée par elles, ma pensée est ma force, je tiendrai bon. Je suis libre, mon esprit est libre… Au bout de huit jours de ce régime, je fus contrainte d’abandonner. C’était ça ou les laisser me nourrir artificiellement… Vint le jour de l’examen. Contre toute attente, je fus reçue…
Les semaines précédant mon isolement, nous avions senti dans l’atmosphère quelque chose d’inhabituel, d’indéfinissable. C’était comme si la rumeur de la ville était différente. Presque imperceptible. On nous supprima la télévision. Aucune information en provenance de l’extérieur. Il se passait quelque chose. Quoi, nous ne savions pas. La fille communiste dit que c’était peut-être une révolution. Nous tendions l’oreille, essayant de percevoir des rumeurs. Rien. Mais il se passait quelque chose, on était en Mai 68, et une révolution étudiante, ouvrière, agitait la France. Partout des portes s’ouvraient, les gens criaient, marchaient dans la rue. Nous, nous ne le savions pas. Je crois que si nous l’avions su, une évasion en masse, une révolte auraient eu lieu.
Dans notre prison, rien ne changeait. J’avais mon diplôme, je ne voulais pas rester encore des années dans cette taule, je voulais continuer une scolarité normale. Je pris ma décision. Je devais sortir. Le plus tôt possible. Il fallait faire quelque chose. On m’annonça que j’allais avoir une carte d’identité. Pour établir les documents, je devais me rendre au commissariat, escortée par une religieuse. Sans hésitation, j’ai rédigé une lettre au juge des enfants disant que je ne voulais pas rester au Bon Pasteur, que je n’étais coupable de rien, que j’appellerais d’autres gens au secours pour qu’on me fasse sortir de là. J’ai planqué l’enveloppe sans timbre adressée à Monsieur le Juge des enfants, Palais de justice, B… Une boîte aux lettres au coin de la rue, la « Mère » qui me précédait de quelques pas. Balancer l’enveloppe par terre, le plus loin possible, en direction de la boîte. Alea jacta est. Elle n’a rien vu. La rue, la rue pas vue depuis si longtemps, bien grise et endormie, pas une rue pour moi, pas encore. Je n’y marchais pas encore librement… La semaine suivante, on me libérait. Sans explication. Pour moi, ma lettre était parvenue à son destinataire. J’avais gagné… Je marche. Dehors. Je marche dans la lumière… L’azur… La gare. Ils marchent tous, ils arrivent, ils partent, ils se déplacent, ils sont libres, je marche, je suis… libre.
A dix-huit ans, j’ai rencontré mon agresseur, appris qu’« il travaillait pour le SAC » et qu’« il avait fait de la taule ». J’ai voulu porter plainte contre lui. Le dossier du jugement, de mon placement en maison de redressement avait disparu des archives judiciaires. Aucune trace. Il ne m’a pas été fait justice. Le juge des enfants chargé de ma tutelle s’est étranglé tout seul quelques années plus tard en s’empalant sur une machine infernale jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il se serait emberlificoté dans les cordes qui lui rendaient la sodomie plus jouissive. C’était ce vertueux notable qui avait jugé bon de me récompenser pour un viol que j’avais eu le mauvais goût de subir à mon corps défendant de quelques années de réclusion dont il ne reste aucune trace. La société m’ayant donné la preuve que sa justice est une grande délinquante, je suis devenue et je resterai dans un corps blessé à l’esprit rebelle.
J’ai préféré ne pas avoir d’enfant. A l’âge d’être grand-mère, je ne regrette pas cette décision. Je ne pouvais pas lui offrir l’injustice de ce monde. La justice de notre pays peut camoufler de graves injustices, commises envers des mineurs. Les maisons de redressement sont des lieux de malheur. On en sort toujours moins innocent qu’on y est entré. Elles ne peuvent en aucun cas combler le vide laissé par la carence des parents et de la société dans leur rôle de protection de l’enfance. N’avons-nous pas à offrir aux gamins en souffrance autre chose que la réclusion, la muselière, la violence tranquille qui ne les brisera sans doute pas, mais qui les mutilera à vie. Qui mutilera, au-delà d’eux, ce corps malade, plein d’antagonisme qu’est notre société.
A quoi servent les maisons de redressement ? A enfermer les corps, à briser les esprits, les illusions de l’enfance. Pour qu’à la sortie de la chaîne on obtienne un être assujetti. Qui peut croire que les esprits sans limites qui habitent ces corps jeunes, ces replis tendres, vont à jamais être cernés, redressés par vertu de la contrainte, de l’enfermement, de la mise au secret par une société malade ? Les maisons de redressement ne servent qu’à camoufler les bavures de la société. En voici une illustration. C’est mon histoire. Elle pourrait s’intituler « A mon corps défendant », ou « le corps du délit ».
J’avais tout juste treize ans quand un beau dimanche de juin, j’ai été battue, violée et abandonnée dans un bois. J’ai erré toute la nuit pour retrouver le chemin de la maison et la gifle magistrale de mon père en guise de réconfort. Les sanglots de ma mère ne furent guère plus qu’un baissé de rideau sur la tragédie familiale. Pendant des années, enfermée dans une maison de redressement, l’image de notre trio misérable dans le petit matin reviendrait s’offrir à mon incompréhension… Comme celle de la scène des gendarmes, du médecin et de la femme en train de forcer mes cuisses afin d’y constater le saccage de ma virginité… par la violence encore… cette fois de plein droit.
Au commissariat, les flics dirent à
ma mère qu’étant mineure, il fallait me présenter au juge des enfants. Elle leur demanda si, en portant plainte, l’affaire se saurait. Les flics lui dirent que oui.
Ma mère décida alors de ne pas donner suite. Elle ne voulait pas que toute la ville fût au courant de mon état : j’avais perdu ma virginité et dans les années soixante, une jeune fille de bonne famille devait être vierge pour son mariage.
Le juge des enfants réussit à con-vaincre mes parents que j’avais besoin d’être mise en pension, d’être « encadrée » par des religieuses. Les religieuses : un argument irréprochable pour ma mère. Comme l’institution dépendait du Ministère de la Justice, il fallait que mon père signât l’abandon de ses droits paternels, qu’il renonçât à son autorité et à ses droits sur moi. A mes yeux, un abandon officiel. Mon père signa.
Je fus transférée et enfermée dans un couvent baptisé « la Miséricorde »… Je venais d’avoir quatorze ans. Pendant un mois, on me fit faire des couronnes mortuaires avec des violettes en plastique. En échange de ce travail, les internées percevaient un pécule, mot nouveau pour moi, tout juste de quoi acheter leur paquet de cigarettes mensuel. J’arrosais de mes larmes les violettes mortuaires qui signaient le deuil de mon insouciance.
Un mois plus tard se refermait sur moi le portail de fer de ce qui allait être ma prison pendant plusieurs années. Admi-nistrée par les religieuses de l’ordre de Saint André, ce lieu portait le nom sibyllin de « Bon Pasteur ». Les religieuses les plus éduquées – les « Mères » – dirigeaient, et les sœurs faisaient office de gardes-chiourmes. Les unes et les autres au service du ministère de la justice pour rééduquer des filles ayant commis des délits. Pour la plupart, mes nouvelles compagnes avaient fait le trottoir, volé, etc. Certaines étaient gardées là en attendant qu’une place se libère pour elles à Fleury Mérogis. Je n’avais pas grand chose à voir avec cet univers-là et je ne comprenais toujours pas pourquoi j’avais atterri dans cet endroit.
Mes compagnes allaient vite me faire sentir que je n’étais pas de leur monde. Aussitôt je fus en proie à leur moqueries. Je sortais de l’enfance, elles, c’étaient des femmes, qui plus est de fortes têtes.
Les sarcasmes durèrent un mois, jusqu’à ce qu’elles comprennent que je n’étais ni une timorée, ni une donneuse, et que j’étais devenue une révoltée potentielle tout comme elles.
Mes frères et mes parents me man-quaient. Chaque Noël était un supplice. J’étais privée de lecture, totalement. J’avais toujours aimé lire, et ça me manquait vraiment, mon esprit ne pouvait plus s’échapper, il y avait toujours cette sale réalité. La nuit nous étions enfermées à clef dans nos dortoirs, sous la surveillance d’une éducatrice. Le jour, interdiction de parler, sauf aux repas. Chacune avait son casier attitré dans lequel garder ses affaires personnelles : courrier reçu, un peigne, une photo ou deux. Fouillés tous les jours, nos moindres trésors étaient exposés à la dérision. Ni épingles à nourrice, ni ciseaux, ni couteau, ni lames de rasoir, ni argent, ni bijoux. Surveillées, même aux toilettes. Dans les douches dépourvues de porte, nous devions nous laver toutes en même temps, couvertes d’une chemise de nuit par-des-sus laquelle nous devions nous savonner.
Je faisais partie des rares internées qui suivaient des cours. Deux professeurs venant de l’extérieur enseignaient le français, les maths. On pouvait au mieux espérer passer son B.E.P.C., la plupart ne suivaient que des cours de cuisine ou d’économie domestique. Grâce à un dispositif d’interphones placé dans toutes les classes, les religieuses pouvaient contrôler ce qui se disait, à tout moment. Il en allait de même au parloir, où mes parents étaient autorisés à me rendre une visite trimestrielle, si je n’en étais pas privée. La décision pouvait tomber brutalement, au moment où je me rendais auprès de mes parents tant attendus. Je devais alors faire demi-tour et eux refaisaient deux cents kilomètres en sens inverse, sans avoir pu m’embrasser. Mon courrier était censuré, celui que je recevais comme celui que j’écrivais. J’envoyais à mes parents des lettres d’auto-accusation. Si j’avais des doléances, elles leur parvenaient illisibles, des lignes entières censurées à l’encre noire. Je ne comprenais toujours pas pourquoi j’étais enfermée comme une criminelle. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais subi toute cette violence, pourquoi je devais subir toute cette souffrance, pourquoi on voulait me faire perdre pied. Jour après jour, je me débattais dans cet océan d’injustice. Année après année de mon adolescence. J’étais « coupable ». Coupable de faire souffrir mes parents, d’avoir jeté l’effroi autour de moi. Coupable de ne pas reconnaître que je l’avais bien cherché. C’était la leçon de morale, la tentative de lavage de cerveau du Bon Pasteur : j’étais la brebis galeuse. Avec un corps qui refusait de grandir, des hanches et un ventre qui ne s’arrondiraient jamais, leur sale dieu m’en préserve !
Certaines filles voulaient « faire la belle ». Etre reprise après une évasion, c’était la certitude de rester enfermée jusqu’à la majorité, vingt et un ans. Je ne voulais pas risquer de m’enfuir et d’être reprise, je voulais me donner des chances de sortir avant l’âge limite et de ne jamais revenir. Je devais donc supporter mon enfermement, les humiliations, le nettoyage des chiottes, les discours démoralisateurs et les brimades des « bonnes sœurs ». La fille communiste disait entre ses dents que si un jour Mitterrand devenait président, ce genre de galère n’existerait plus, que les portes s’ouvriraient… Elle avait raison, lorsqu’il fut au pouvoir, le Bon Pasteur cessa d’être une maison de redressement… En attendant, forte de mes quinze ans ravagés, forte de mon innocence, je luttais comme je pouvais. On m’avait volé ma liberté… Noël, messe de minuit, chapelle du Bon Pasteur. Grincement de porte, s’amplifiant sous la voûte. Puis des pas lourds. Deux flics, et entre les deux flics, les deux frangines qui s’étaient enfuies la veille, effondrées. Gloria in excelsis Deo et paix sur la terre, alléluia, amen.
Un jour, en cours de français, mon professeur s’aperçut que je dessinais et que j’étais tellement absorbée que je ne l’entendais même pas. Je griffonnais un portrait de Molière d’après la gravure du manuel. La prof, oubliant l’interphone, m’a trahie involontairement. La « Mère », qui était à l’écoute, m’a fait sortir de la classe, pour m’annoncer que, dorénavant, j’étais privée de cours. Nous étions à trois mois du B.E.P.C. que je devais pas-ser cette année-là – j’avais seize ans. Trois mois sans études, j’étais sûre d’échouer. L’institution comportait une blanchisserie qui traitait le linge des églises et celui de la maternité de la ville. Je fus assignée à la buanderie. Local immense et noirâtre envahi par les vapeurs de la machine à repasser les draps. Près d’une vitre, un recoin pour repasser des surplis de curés, d’enfants de chœur, à plisser. Des montagnes. Je n’avais jamais tenu un fer de ma vie. Il fallait repasser des centaines de plis. J’ai appris à attraper le fer avec un chiffon, à l’approcher de ma joue pour vérifier si la température était adéquate, et puis, me battre avec ces plis, ces dentelles, ces boutons de nacre comme une petite main au temps des grisettes. Pour m’humilier davantage, me mettre à l’épreuve, on m’a fait faire le pire travail. A mains nues je devais remuer dans une citerne les serviettes hygiéniques de la maternité, mises à tremper pour que le sang s’en échappe le plus possible avant la lessive à chaud. J’avais pour rôle de plonger mes mains dans cette saleté, de la brasser, sans gants. Alors, pour qu’on ne puisse plus me forcer à faire ce sale boulot, j’ai collé mon bras sur le tuyau de vapeur. Je me suis brûlée, volontairement. On ne pouvait plus me contraindre à trimer dans cet enfer.
On m’a alors isolée. La date des examens approchait. Je décidai d’entamer une grève de la faim. Je refusais toute nourriture qui m’était portée. Je réfléchissais… au bout de quelques jours de jeûne, vos propres pensées deviennent grisantes. Je me disais, je suis libre, je pense ce que je veux, quoi qu’elles me fassent, elles peuvent tout essayer, ma pensée leur échappe, ma pensée est libre, non je ne serai pas cassée par elles, ma pensée est ma force, je tiendrai bon. Je suis libre, mon esprit est libre… Au bout de huit jours de ce régime, je fus contrainte d’abandonner. C’était ça ou les laisser me nourrir artificiellement… Vint le jour de l’examen. Contre toute attente, je fus reçue…
Les semaines précédant mon isolement, nous avions senti dans l’atmosphère quelque chose d’inhabituel, d’indéfinissable. C’était comme si la rumeur de la ville était différente. Presque imperceptible. On nous supprima la télévision. Aucune information en provenance de l’extérieur. Il se passait quelque chose. Quoi, nous ne savions pas. La fille communiste dit que c’était peut-être une révolution. Nous tendions l’oreille, essayant de percevoir des rumeurs. Rien. Mais il se passait quelque chose, on était en Mai 68, et une révolution étudiante, ouvrière, agitait la France. Partout des portes s’ouvraient, les gens criaient, marchaient dans la rue. Nous, nous ne le savions pas. Je crois que si nous l’avions su, une évasion en masse, une révolte auraient eu lieu.
Dans notre prison, rien ne changeait. J’avais mon diplôme, je ne voulais pas rester encore des années dans cette taule, je voulais continuer une scolarité normale. Je pris ma décision. Je devais sortir. Le plus tôt possible. Il fallait faire quelque chose. On m’annonça que j’allais avoir une carte d’identité. Pour établir les documents, je devais me rendre au commissariat, escortée par une religieuse. Sans hésitation, j’ai rédigé une lettre au juge des enfants disant que je ne voulais pas rester au Bon Pasteur, que je n’étais coupable de rien, que j’appellerais d’autres gens au secours pour qu’on me fasse sortir de là. J’ai planqué l’enveloppe sans timbre adressée à Monsieur le Juge des enfants, Palais de justice, B… Une boîte aux lettres au coin de la rue, la « Mère » qui me précédait de quelques pas. Balancer l’enveloppe par terre, le plus loin possible, en direction de la boîte. Alea jacta est. Elle n’a rien vu. La rue, la rue pas vue depuis si longtemps, bien grise et endormie, pas une rue pour moi, pas encore. Je n’y marchais pas encore librement… La semaine suivante, on me libérait. Sans explication. Pour moi, ma lettre était parvenue à son destinataire. J’avais gagné… Je marche. Dehors. Je marche dans la lumière… L’azur… La gare. Ils marchent tous, ils arrivent, ils partent, ils se déplacent, ils sont libres, je marche, je suis… libre.
A dix-huit ans, j’ai rencontré mon agresseur, appris qu’« il travaillait pour le SAC » et qu’« il avait fait de la taule ». J’ai voulu porter plainte contre lui. Le dossier du jugement, de mon placement en maison de redressement avait disparu des archives judiciaires. Aucune trace. Il ne m’a pas été fait justice. Le juge des enfants chargé de ma tutelle s’est étranglé tout seul quelques années plus tard en s’empalant sur une machine infernale jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il se serait emberlificoté dans les cordes qui lui rendaient la sodomie plus jouissive. C’était ce vertueux notable qui avait jugé bon de me récompenser pour un viol que j’avais eu le mauvais goût de subir à mon corps défendant de quelques années de réclusion dont il ne reste aucune trace. La société m’ayant donné la preuve que sa justice est une grande délinquante, je suis devenue et je resterai dans un corps blessé à l’esprit rebelle.
J’ai préféré ne pas avoir d’enfant. A l’âge d’être grand-mère, je ne regrette pas cette décision. Je ne pouvais pas lui offrir l’injustice de ce monde. La justice de notre pays peut camoufler de graves injustices, commises envers des mineurs. Les maisons de redressement sont des lieux de malheur. On en sort toujours moins innocent qu’on y est entré. Elles ne peuvent en aucun cas combler le vide laissé par la carence des parents et de la société dans leur rôle de protection de l’enfance. N’avons-nous pas à offrir aux gamins en souffrance autre chose que la réclusion, la muselière, la violence tranquille qui ne les brisera sans doute pas, mais qui les mutilera à vie. Qui mutilera, au-delà d’eux, ce corps malade, plein d’antagonisme qu’est notre société.