Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par David Le Breton
Imprimer l'articleImaginaires de la fin du corps
Dans nos sociétés le corps tend à devenir une matière première à modeler selon l’ambiance du moment. Il est désormais pour nombre de contemporains un accessoire de la présence, un lieu de mise en scène de soi. La volonté de transformer son corps est devenue un lieu commun. La version moderne du dualisme diffus de la vie quotidienne oppose l’homme à son propre corps et non plus comme autrefois l’âme ou l’esprit au corps. Le corps n’est plus l’incarnation irréductible de soi, mais une construction personnelle, un objet transitoire et manipulable susceptible de maintes métamorphoses selon les désirs de l’individu. S’il incarnait autrefois le destin de la personne, son identité intangible, il est aujourd’hui une proposition toujours à affiner et à reprendre. Entre l’homme et son corps, il y a un jeu, au double sens du terme. De manière artisanale, des millions d’individus se font les bricoleurs inventifs et inlassables de leur corps. L’apparence alimente désormais une industrie sans fin.
Le corps est soumis à un design parfois radical ne laissant rien en friches (body building, régimes alimentaires, cosmétiques, prise de produits comme le DHEA, gymnastiques de toutes sortes, marques corporelles, chirurgie esthétique, transsexualisme, body art, etc.). Posé comme représentant de soi, il devient affirmation personnelle, mise en évidence d’une esthétique et d’une morale de la présence. Il n’est plus question de se contenter du corps que l’on a, mais d’en modifier les assises pour le compléter ou le rendre conforme à l’idée que l’on s’en fait. Le corps est aujourd’hui un alter ego, un autre soi-même un peu décevant, mais disponible à toutes les modifications. Sans le supplément introduit par l’individu dans son style de vie ou ses actions délibérées de métamorphoses physiques, le corps serait une forme insuffisante à accueillir ses aspirations. Il faut y ajouter sa marque propre pour en prendre possession. Le corps devient la prothèse d’un moi éternellement en quête d’une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi. Pour faire enfin corps à son existence, on multiplie les signes corporels de manière visible. Il faut se mettre hors de soi pour devenir soi. L’intériorité se résout en un effort d’extériorité. Multiplication des mises en scènes de soi pour sursignifier sa présence au monde, tâche impossible qui exige sans arrêt de remettre le corps sur le métier dans une course sans fin pour adhérer à soi, à une identité éphémère mais essentielle pour soi et pour un moment de l’ambiance sociale1.
Le soupçon sur la forme du corps est aussi présent dans la formidable vogue de la chirurgie esthétique touchant désormais des populations de plus en plus jeunes, surtout des femmes, mécontentes de leurs seins ou d’autres parties de leur corps. L’anatomie n’est plus le destin évoqué autrefois par Freud, elle est désormais un accessoire de la présence, une instance remaniable, toujours révocable. L’ancienne sacralité du corps est caduque, il n’est plus la souche identitaire inflexible d’une histoire personnelle, mais une forme à remettre inlassablement au goût du jour. L’engouement pour le culturisme est bien révélateur également de ce sentiment d’insuffisance d’un corps dont la seule dignité ne tient qu’à sa transformation par la technique. Le body builder se dit lui même « bâtisseur de corps ». Il ne se forge pas ses muscles pour s’engager comme bûcheron dans le grand nord canadien, sa force ne lui sert à rien, il est même souvent incroyablement fragile au plan anatomique ou physiologique, mais seul importe ici le fait de se montrer. L’ampleur culturelle des modifications corporelles dit bien également cette volonté de signer son corps, de se l’approprier pour devenir enfin soi.
Le corps du transsexuel est un artefact technologique, une construction chirurgicale et hormonale, un façonnement plastique appuyé sur une volonté ferme. Joueur de son existence, le transsexuel entend revêtir pour un moment une apparence sexuelle conforme à son sentiment personnel. Son sexe d’élection est le fait de sa décision propre et non d’un destin anatomique, il vit à travers une volonté délibérée de provocation ou de jeu. Le transsexuel supprime les aspects trop significatifs de son ancienne corporéité pour aborder les signes sans équivoque de sa nouvelle apparence. Il se façonne au quotidien un corps toujours inachevé, toujours à conquérir grâce aux hormones et aux cosmétiques, grâce aux vêtements et au style de la présence. Féminité et masculinité, loin d’être l’évidence du rapport au monde, sont l’objet d’une production permanente par un usage approprié des signes, d’une redéfinition de soi, conformément au design corporel, ils deviennent un vaste champ d’expérimentation. La catégorie sexuelle du masculin est profondément remise en question. Volonté de conjurer la séparation, de ne plus faire du sexe (du latin secare : couper) ni un corps ni un destin mais une décision, et surtout de s’en affranchir pour s’inventer et se mettre soi-même au monde. Le transsexuel est un symbole presque caricatural du sentiment que le corps est une forme à transformer.
Nombre de démarches de la technoscience poussent le soupçon à son terme et envisagent le corps à la manière d’une esquisse à corriger ou même à éliminer de fond en comble à cause de son imperfection. Le fantasme d’un corps libéré de ses anciennes pesanteurs naturelles aboutit notamment au mythe de l’enfant parfait, fabriqué médicalement et estampillé de bonne qualité morphologique et génétique. L’assistance médicale à la procréation induit une conception de l’enfant hors corps, hors sexualité, hors rapport à autrui. Certains biologistes rêvent même d’éliminer la femme d’un bout à l’autre de la gestation grâce à la couveuse artificielle. L’existence anténatale ne serait plus qu’un parcours médical où la femme n’est plus nécessaire. La fabrication médicale de l’enfant se prolonge aujourd’hui avec une série d’examens vérifiant sa qualité génétique ou son apparence physique. Examen d’entrée dans la vie qui perpétue le soupçon à l’encontre d’un corps dont la seule perfection résulte d’une vérification de qualité ou d’une correction technique.
Le corps est clairement surnuméraire pour certains courants de la cyberculture appelant de leurs vœux l’émergence prochaine d’une humanité (que certains appellent déjà une posthumanité) enfin parvenue à se défaire de toutes ses entraves dont la plus cuisante serait le fardeau du corps. Transformé en artefact, voire même en « viande » beaucoup rêvent tout haut de s’en débarrasser pour accéder enfin à une humanité glorieuse. Ces nouveaux gnostiques dissocient le sujet de sa chair périssable et veulent l’immatérialiser au bénéfice de l’esprit, seule composante digne d’intérêt à leurs yeux. La navigation sur le Net ou l’immersion dans la réalité virtuelle donnent aux internautes le sentiment d’être rivé à un corps encombrant et inutile, qu’il faut nourrir, soigner, entretenir, etc., alors que la vie serait si heureuse sans ces tracas. La communication sans corps et sans visage du réseau favorise les identités multiples, la fragmentation du sujet engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à chaque fois un nom différent, voire même un âge, un sexe, une profession choisis selon les circonstances. Le corps devient une donnée facultative. La cyberculture est souvent décrite en termes religieux par ses adeptes comme un monde merveilleux ouvert aux « mutants » qui inventent un nouvel univers. Ce paradis du Net est nécessairement sans corps. Les jeux innombrables sur les identités ne sont possibles que grâce à la disparition du visage. Internet est une formidable institution du masque. Dissimulé sous une identité provisoire et réversible l’internaute ne craint plus de se regarder en face après une action quelconque. Nul ne sait qu’il est un chien. La cybersexualité réalise pleinement cet im-aginaire de la disparition du corps, et même de l’autre. Le texte se substitue au sexe, l’écran à la chair. L’érotisme atteint le stade suprême de l’hygiène avec le corps virtuel. Plus de crainte de sida ou de maladies sexuellement transmissibles, ni de harcèlement dans cette sexualité angélique où il est même possible, du fait de l’anonymat du Net, de revêtir sexe et état civil de son choix2.
Les communautés virtuelles sont bien une « société des esprits3 » dans une autre version que celle rêvée par Minsky. La chair du monde ou le contenu des choses se transforment en kit d’informations. Dès lors, la frontière entre les mondes, les objets et les hommes s’effacent, tout devient commutable en puissance puisque tout est régi en dernière instance par les mêmes unités de base. Mais la confusion est parfois mortelle. Certains individus ne font plus la différence entre le virtuel et le réel comme ces enfants qui tuent une commerçante, mais voulaient seulement tirer et non provoquer la mort. Ces brouillages sont courants. Le fait de vivre dans un monde sans entraves où les morts se relèvent et où les sauts dans le vide ne font aucun mal risque d’amener à l’oubli des conséquences réelles de l’action concrète.
La réification de l’homme entraîne logiquement l’humanisation de l’ordinateur avec un renversement radical de valeur. Tout ce qui éloigne l’homme de la machine est perçu comme une insupportable indignité de l’homme. Mais tout ce qui rapproche par métaphore ou comparaison la machine de l’homme est aussitôt porté à son crédit avec la conviction que l’homme est désormais dépassé et que ses jours sont comptés. Le rejet de la condition humaine pour solde de tout compte dans l’auto-dénigrement de ceux qui le formulent se fait à travers le procès de la chair : l’homme est une créature physiquement trop imparfaite pour les impératifs de rendement, d’efficacité, etc. qui régissent une part de nos sociétés contemporaines. Le puritanisme s’allie ici au souci de la performance. Il ne s’agit jamais d’améliorer le goût de vivre des hommes, mais toujours de l’argument d’autorité de la pauvreté de l’enracinement corporel de l’homme dans un monde de compétition, de vitesse, de communication, qui est aujourd’hui largement le nôtre. Dans l’oubli, bien entendu, des quatre cinquièmes de l’humanité dont la survie ne soulève pas une once d’interrogation, ils sont définitivement hors-jeu. L’occidentalo-centrisme du point de vue n’est pas perçu par ces hommes fascinés par la techno-science et pour qui le monde commence et finit avec leur seule vision du monde.
Pour nombre d’adeptes de l’Intel-ligence Artificielle, la machine sera sans doute un jour pensante et sensible, supplantant l’homme dans la plupart de ses tâches. Si la machine s’humanise, l’homme se mécanise. La cyborgisation progressive de l’humain, surtout dans ses promesses d’avenir, brouille encore les frontières. Des chercheurs disent leur rêve de transférer un jour leur « esprit » dans l’ordinateur afin de vivre pleinement le cyberspace. Le corps n’est plus à leurs yeux à la hauteur des capacités requises à l’ère de l’information, il est lent, fragile, incapable de mémoire, etc., il convient de s’en débarrasser en se forgeant un corps bionique (c’est-à-dire largement ou entièrement cyborgisé) auquel on grefferait éventuellement une disquette contenant l’« esprit ». Il s’agit non seulement de satisfaire aux exigences de la cyberculture ou de la communication, mais simultanément de supprimer la maladie, la mort, et toutes les entraves liées au fardeau du corps. L’homme devient homo silicium. Ces discours relèvent d’un imaginaire pur (même si ceux qui les profèrent sont convaincus de leur vérité), mais ils sont agissants. Leur point commun est de faire du corps un rebut. C’est en changeant le corps que l’homme atteindrait son salut.
G. J. Sussman, professeur au MIT, se lamente de ne pas gagner d’emblée l’immortalité qui lui paraît techniquement si proche. Il rêve de se débarrasser de son corps et de s’affranchir ainsi de la mort : « Si vous pouvez faire une machine qui contienne votre esprit, alors la machine est vous-même. Que le diable emporte le corps physique, il est sans intérêt. Maintenant, une machine peut durer éternellement. Même si elle s’arrête, vous pouvez toujours vous replier dans une disquette et vous recharger dans une autre machine. Nous voudrions tous être immortels. Je crains malheureusement que nous ne soyons la dernière génération à mourir4 » (Morse, 1994, 162). L’ima-ginaire millénariste de délivrance du corps grâce à l’ordinateur est largement partagé.
Minsky pousse à son terme sa mystique de l’Intelligence Artificielle et son mépris du corps, il prend déjà date pour le téléchargement de l’« esprit » dans l’ordinateur : « L’idée de mourir après avoir accumulé suffisamment pour résoudre un problème est désolant. Sans parler d’immortalité, même cinq cents ans de vie supplémentaire, pourquoi pas ? Et il n’y a pas de raison que le système tombe en panne si vous utilisez une bonne technologie car vous pouvez remplacer chaque partie… En outre, vous pourriez faire deux copies de vous-même si l’une ne marchait plus. Peut-être même envoyer de multiples copies de vous-même vivre différentes vies5 ».
Pour H. Moravec, spécialiste de la robotique, l’obsolescence du corps humain est un fait acquis, la tâche première consiste à se débarrasser de la chair superflue qui limite le déploiement technologique d’une humanité en pleine métamorphose. « Dans l’état actuel des choses, écrit-il, nous sommes d’infortunés hybrides, mi-biologiques mi-culturels : beaucoup de traits naturels ne correspondent pas aux inventions de notre esprit. Notre esprit et nos gènes partagent peut-être des objectifs communs au cours de notre vie. Mais le temps et l’énergie consacrés à l’acquisition, au développement et à la diffusion des idées contrastent avec les efforts consacrés à l’entretien de nos corps et à la production d’une nouvelle génération6 » (Moravec, 1992, 11). Le corps ruine une large part des efforts de l’esprit. En outre, la mort survient un jour et anéantit en un instant ces efforts. Nous entrons, selon Moravec, dans une ère « postbiologique », le monde verra bientôt le triomphe de robots pensants, infiniment complexes et efficaces, qui ne se distingueront plus de l’humanité courante sinon par leur perfection technique et leur abandon du corps. « C’est un monde dans lequel le genre humain sera balayé par une mutation culturelle et détrôné par sa propre progéniture artificielle » (p. 7). Un corps plus à la hauteur des défis contemporains ne peut être qu’une structure bionique indifférente aux anciennes formes humaines. Si l’ordinateur est un lieu infiniment propice pour abriter l’esprit, il est également promu au rang de corps glorieux, de délivrance d’un monde biologiquement impur.
Le discours sur la fin du corps est un discours religieux qui croit déjà à l’avènement du Royaume. Dans le monde gnostique de la haine du corps, le paradis est nécessairement un monde sans corps rempli de puces électroniques et de modifications génétiques ou morphologiques. Mais le cyborg n’est pas encore à notre porte, l’entêtement du sensible demeure. Cette vision du monde qui isole le corps et érige un culte à l’esprit, suspend l’homme comme une hypothèse secondaire, voire même superflue, est confronté aujourd’hui à une forte résistance sociale. Une humanité hors corps est aussi une humanité sans sensorialité, amputée de la saveur du monde. Mais l’on sait combien les hommes sont enclins à renoncer à la sève du présent pour attendre les lendemains qui chantent. Si les idéologies ou les religions ont perdu leur faculté de relier les hommes autour de croyances com-munes, nombre de scientifiques s’engouffrent dans la brèche et annoncent un avenir radieux grâce aux avancées de la génétique, de la médecine ou du cyberspace.
Si l’homme n’existe qu’à travers les formes corporelles qui le mettent au monde, toute modification de sa forme engage une autre définition de son humanité. Si les frontières de l’homme sont tracées par la chair qui le compose, retrancher ou ajouter en lui d’autres composantes métamorphose l’identité personnelle qui est la sienne. Les limites du corps dessinent à leur échelle l’ordre moral et signifiant du monde. Penser le corps est une autre manière de penser le monde. Si le corps n’est plus la personne, s’il est tenu à l’écart d’un individu au statut de plus en plus indécidable, si le dualisme ne s’inscrit plus dans la métaphysique, mais décide du concret de l’existence, c’est toute l’anthropologie occidentale et tout l’humanisme implicite et explicite qu’elle soutenait qui s’effondre alors. Le corps est aujourd’hui un enjeu politique majeur, l’analyseur fondamental de nos sociétés contemporaines7.
Le corps est soumis à un design parfois radical ne laissant rien en friches (body building, régimes alimentaires, cosmétiques, prise de produits comme le DHEA, gymnastiques de toutes sortes, marques corporelles, chirurgie esthétique, transsexualisme, body art, etc.). Posé comme représentant de soi, il devient affirmation personnelle, mise en évidence d’une esthétique et d’une morale de la présence. Il n’est plus question de se contenter du corps que l’on a, mais d’en modifier les assises pour le compléter ou le rendre conforme à l’idée que l’on s’en fait. Le corps est aujourd’hui un alter ego, un autre soi-même un peu décevant, mais disponible à toutes les modifications. Sans le supplément introduit par l’individu dans son style de vie ou ses actions délibérées de métamorphoses physiques, le corps serait une forme insuffisante à accueillir ses aspirations. Il faut y ajouter sa marque propre pour en prendre possession. Le corps devient la prothèse d’un moi éternellement en quête d’une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi. Pour faire enfin corps à son existence, on multiplie les signes corporels de manière visible. Il faut se mettre hors de soi pour devenir soi. L’intériorité se résout en un effort d’extériorité. Multiplication des mises en scènes de soi pour sursignifier sa présence au monde, tâche impossible qui exige sans arrêt de remettre le corps sur le métier dans une course sans fin pour adhérer à soi, à une identité éphémère mais essentielle pour soi et pour un moment de l’ambiance sociale1.
Le soupçon sur la forme du corps est aussi présent dans la formidable vogue de la chirurgie esthétique touchant désormais des populations de plus en plus jeunes, surtout des femmes, mécontentes de leurs seins ou d’autres parties de leur corps. L’anatomie n’est plus le destin évoqué autrefois par Freud, elle est désormais un accessoire de la présence, une instance remaniable, toujours révocable. L’ancienne sacralité du corps est caduque, il n’est plus la souche identitaire inflexible d’une histoire personnelle, mais une forme à remettre inlassablement au goût du jour. L’engouement pour le culturisme est bien révélateur également de ce sentiment d’insuffisance d’un corps dont la seule dignité ne tient qu’à sa transformation par la technique. Le body builder se dit lui même « bâtisseur de corps ». Il ne se forge pas ses muscles pour s’engager comme bûcheron dans le grand nord canadien, sa force ne lui sert à rien, il est même souvent incroyablement fragile au plan anatomique ou physiologique, mais seul importe ici le fait de se montrer. L’ampleur culturelle des modifications corporelles dit bien également cette volonté de signer son corps, de se l’approprier pour devenir enfin soi.
Le corps du transsexuel est un artefact technologique, une construction chirurgicale et hormonale, un façonnement plastique appuyé sur une volonté ferme. Joueur de son existence, le transsexuel entend revêtir pour un moment une apparence sexuelle conforme à son sentiment personnel. Son sexe d’élection est le fait de sa décision propre et non d’un destin anatomique, il vit à travers une volonté délibérée de provocation ou de jeu. Le transsexuel supprime les aspects trop significatifs de son ancienne corporéité pour aborder les signes sans équivoque de sa nouvelle apparence. Il se façonne au quotidien un corps toujours inachevé, toujours à conquérir grâce aux hormones et aux cosmétiques, grâce aux vêtements et au style de la présence. Féminité et masculinité, loin d’être l’évidence du rapport au monde, sont l’objet d’une production permanente par un usage approprié des signes, d’une redéfinition de soi, conformément au design corporel, ils deviennent un vaste champ d’expérimentation. La catégorie sexuelle du masculin est profondément remise en question. Volonté de conjurer la séparation, de ne plus faire du sexe (du latin secare : couper) ni un corps ni un destin mais une décision, et surtout de s’en affranchir pour s’inventer et se mettre soi-même au monde. Le transsexuel est un symbole presque caricatural du sentiment que le corps est une forme à transformer.
Nombre de démarches de la technoscience poussent le soupçon à son terme et envisagent le corps à la manière d’une esquisse à corriger ou même à éliminer de fond en comble à cause de son imperfection. Le fantasme d’un corps libéré de ses anciennes pesanteurs naturelles aboutit notamment au mythe de l’enfant parfait, fabriqué médicalement et estampillé de bonne qualité morphologique et génétique. L’assistance médicale à la procréation induit une conception de l’enfant hors corps, hors sexualité, hors rapport à autrui. Certains biologistes rêvent même d’éliminer la femme d’un bout à l’autre de la gestation grâce à la couveuse artificielle. L’existence anténatale ne serait plus qu’un parcours médical où la femme n’est plus nécessaire. La fabrication médicale de l’enfant se prolonge aujourd’hui avec une série d’examens vérifiant sa qualité génétique ou son apparence physique. Examen d’entrée dans la vie qui perpétue le soupçon à l’encontre d’un corps dont la seule perfection résulte d’une vérification de qualité ou d’une correction technique.
Le corps est clairement surnuméraire pour certains courants de la cyberculture appelant de leurs vœux l’émergence prochaine d’une humanité (que certains appellent déjà une posthumanité) enfin parvenue à se défaire de toutes ses entraves dont la plus cuisante serait le fardeau du corps. Transformé en artefact, voire même en « viande » beaucoup rêvent tout haut de s’en débarrasser pour accéder enfin à une humanité glorieuse. Ces nouveaux gnostiques dissocient le sujet de sa chair périssable et veulent l’immatérialiser au bénéfice de l’esprit, seule composante digne d’intérêt à leurs yeux. La navigation sur le Net ou l’immersion dans la réalité virtuelle donnent aux internautes le sentiment d’être rivé à un corps encombrant et inutile, qu’il faut nourrir, soigner, entretenir, etc., alors que la vie serait si heureuse sans ces tracas. La communication sans corps et sans visage du réseau favorise les identités multiples, la fragmentation du sujet engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à chaque fois un nom différent, voire même un âge, un sexe, une profession choisis selon les circonstances. Le corps devient une donnée facultative. La cyberculture est souvent décrite en termes religieux par ses adeptes comme un monde merveilleux ouvert aux « mutants » qui inventent un nouvel univers. Ce paradis du Net est nécessairement sans corps. Les jeux innombrables sur les identités ne sont possibles que grâce à la disparition du visage. Internet est une formidable institution du masque. Dissimulé sous une identité provisoire et réversible l’internaute ne craint plus de se regarder en face après une action quelconque. Nul ne sait qu’il est un chien. La cybersexualité réalise pleinement cet im-aginaire de la disparition du corps, et même de l’autre. Le texte se substitue au sexe, l’écran à la chair. L’érotisme atteint le stade suprême de l’hygiène avec le corps virtuel. Plus de crainte de sida ou de maladies sexuellement transmissibles, ni de harcèlement dans cette sexualité angélique où il est même possible, du fait de l’anonymat du Net, de revêtir sexe et état civil de son choix2.
Les communautés virtuelles sont bien une « société des esprits3 » dans une autre version que celle rêvée par Minsky. La chair du monde ou le contenu des choses se transforment en kit d’informations. Dès lors, la frontière entre les mondes, les objets et les hommes s’effacent, tout devient commutable en puissance puisque tout est régi en dernière instance par les mêmes unités de base. Mais la confusion est parfois mortelle. Certains individus ne font plus la différence entre le virtuel et le réel comme ces enfants qui tuent une commerçante, mais voulaient seulement tirer et non provoquer la mort. Ces brouillages sont courants. Le fait de vivre dans un monde sans entraves où les morts se relèvent et où les sauts dans le vide ne font aucun mal risque d’amener à l’oubli des conséquences réelles de l’action concrète.
La réification de l’homme entraîne logiquement l’humanisation de l’ordinateur avec un renversement radical de valeur. Tout ce qui éloigne l’homme de la machine est perçu comme une insupportable indignité de l’homme. Mais tout ce qui rapproche par métaphore ou comparaison la machine de l’homme est aussitôt porté à son crédit avec la conviction que l’homme est désormais dépassé et que ses jours sont comptés. Le rejet de la condition humaine pour solde de tout compte dans l’auto-dénigrement de ceux qui le formulent se fait à travers le procès de la chair : l’homme est une créature physiquement trop imparfaite pour les impératifs de rendement, d’efficacité, etc. qui régissent une part de nos sociétés contemporaines. Le puritanisme s’allie ici au souci de la performance. Il ne s’agit jamais d’améliorer le goût de vivre des hommes, mais toujours de l’argument d’autorité de la pauvreté de l’enracinement corporel de l’homme dans un monde de compétition, de vitesse, de communication, qui est aujourd’hui largement le nôtre. Dans l’oubli, bien entendu, des quatre cinquièmes de l’humanité dont la survie ne soulève pas une once d’interrogation, ils sont définitivement hors-jeu. L’occidentalo-centrisme du point de vue n’est pas perçu par ces hommes fascinés par la techno-science et pour qui le monde commence et finit avec leur seule vision du monde.
Pour nombre d’adeptes de l’Intel-ligence Artificielle, la machine sera sans doute un jour pensante et sensible, supplantant l’homme dans la plupart de ses tâches. Si la machine s’humanise, l’homme se mécanise. La cyborgisation progressive de l’humain, surtout dans ses promesses d’avenir, brouille encore les frontières. Des chercheurs disent leur rêve de transférer un jour leur « esprit » dans l’ordinateur afin de vivre pleinement le cyberspace. Le corps n’est plus à leurs yeux à la hauteur des capacités requises à l’ère de l’information, il est lent, fragile, incapable de mémoire, etc., il convient de s’en débarrasser en se forgeant un corps bionique (c’est-à-dire largement ou entièrement cyborgisé) auquel on grefferait éventuellement une disquette contenant l’« esprit ». Il s’agit non seulement de satisfaire aux exigences de la cyberculture ou de la communication, mais simultanément de supprimer la maladie, la mort, et toutes les entraves liées au fardeau du corps. L’homme devient homo silicium. Ces discours relèvent d’un imaginaire pur (même si ceux qui les profèrent sont convaincus de leur vérité), mais ils sont agissants. Leur point commun est de faire du corps un rebut. C’est en changeant le corps que l’homme atteindrait son salut.
G. J. Sussman, professeur au MIT, se lamente de ne pas gagner d’emblée l’immortalité qui lui paraît techniquement si proche. Il rêve de se débarrasser de son corps et de s’affranchir ainsi de la mort : « Si vous pouvez faire une machine qui contienne votre esprit, alors la machine est vous-même. Que le diable emporte le corps physique, il est sans intérêt. Maintenant, une machine peut durer éternellement. Même si elle s’arrête, vous pouvez toujours vous replier dans une disquette et vous recharger dans une autre machine. Nous voudrions tous être immortels. Je crains malheureusement que nous ne soyons la dernière génération à mourir4 » (Morse, 1994, 162). L’ima-ginaire millénariste de délivrance du corps grâce à l’ordinateur est largement partagé.
Minsky pousse à son terme sa mystique de l’Intelligence Artificielle et son mépris du corps, il prend déjà date pour le téléchargement de l’« esprit » dans l’ordinateur : « L’idée de mourir après avoir accumulé suffisamment pour résoudre un problème est désolant. Sans parler d’immortalité, même cinq cents ans de vie supplémentaire, pourquoi pas ? Et il n’y a pas de raison que le système tombe en panne si vous utilisez une bonne technologie car vous pouvez remplacer chaque partie… En outre, vous pourriez faire deux copies de vous-même si l’une ne marchait plus. Peut-être même envoyer de multiples copies de vous-même vivre différentes vies5 ».
Pour H. Moravec, spécialiste de la robotique, l’obsolescence du corps humain est un fait acquis, la tâche première consiste à se débarrasser de la chair superflue qui limite le déploiement technologique d’une humanité en pleine métamorphose. « Dans l’état actuel des choses, écrit-il, nous sommes d’infortunés hybrides, mi-biologiques mi-culturels : beaucoup de traits naturels ne correspondent pas aux inventions de notre esprit. Notre esprit et nos gènes partagent peut-être des objectifs communs au cours de notre vie. Mais le temps et l’énergie consacrés à l’acquisition, au développement et à la diffusion des idées contrastent avec les efforts consacrés à l’entretien de nos corps et à la production d’une nouvelle génération6 » (Moravec, 1992, 11). Le corps ruine une large part des efforts de l’esprit. En outre, la mort survient un jour et anéantit en un instant ces efforts. Nous entrons, selon Moravec, dans une ère « postbiologique », le monde verra bientôt le triomphe de robots pensants, infiniment complexes et efficaces, qui ne se distingueront plus de l’humanité courante sinon par leur perfection technique et leur abandon du corps. « C’est un monde dans lequel le genre humain sera balayé par une mutation culturelle et détrôné par sa propre progéniture artificielle » (p. 7). Un corps plus à la hauteur des défis contemporains ne peut être qu’une structure bionique indifférente aux anciennes formes humaines. Si l’ordinateur est un lieu infiniment propice pour abriter l’esprit, il est également promu au rang de corps glorieux, de délivrance d’un monde biologiquement impur.
Le discours sur la fin du corps est un discours religieux qui croit déjà à l’avènement du Royaume. Dans le monde gnostique de la haine du corps, le paradis est nécessairement un monde sans corps rempli de puces électroniques et de modifications génétiques ou morphologiques. Mais le cyborg n’est pas encore à notre porte, l’entêtement du sensible demeure. Cette vision du monde qui isole le corps et érige un culte à l’esprit, suspend l’homme comme une hypothèse secondaire, voire même superflue, est confronté aujourd’hui à une forte résistance sociale. Une humanité hors corps est aussi une humanité sans sensorialité, amputée de la saveur du monde. Mais l’on sait combien les hommes sont enclins à renoncer à la sève du présent pour attendre les lendemains qui chantent. Si les idéologies ou les religions ont perdu leur faculté de relier les hommes autour de croyances com-munes, nombre de scientifiques s’engouffrent dans la brèche et annoncent un avenir radieux grâce aux avancées de la génétique, de la médecine ou du cyberspace.
Si l’homme n’existe qu’à travers les formes corporelles qui le mettent au monde, toute modification de sa forme engage une autre définition de son humanité. Si les frontières de l’homme sont tracées par la chair qui le compose, retrancher ou ajouter en lui d’autres composantes métamorphose l’identité personnelle qui est la sienne. Les limites du corps dessinent à leur échelle l’ordre moral et signifiant du monde. Penser le corps est une autre manière de penser le monde. Si le corps n’est plus la personne, s’il est tenu à l’écart d’un individu au statut de plus en plus indécidable, si le dualisme ne s’inscrit plus dans la métaphysique, mais décide du concret de l’existence, c’est toute l’anthropologie occidentale et tout l’humanisme implicite et explicite qu’elle soutenait qui s’effondre alors. Le corps est aujourd’hui un enjeu politique majeur, l’analyseur fondamental de nos sociétés contemporaines7.
Sociologue, professeur à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Auteur notamment de : L’Adieu au corps, Editions Métailié, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF).
(1) Sur les modifications corporelles aujourd’hui, nous renvoyons à David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercing et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2002.
(2) Sur la cybersexualité, cf. David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2000.
(3) M. Minsky, La société des esprits, Paris, Interéditions, 1988.
(4) Cité in M. Morse, What do cyborgs eat ? in Bender G., Druckrey T. (ed.), Culture on the brink. Ideologies of technology, Bay Press, Seattle, 1994.
(5) Whole Earth Review, Is the body obsolete ?, n°63, 1989, p. 37.
(6) H. Moravec H., Une vie après la vie, Paris, Jacob, 1992, p 11.
(7) Pour un approndissement des thèmes abordés dans cet article, nous renvoyons à David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2000.
(1) Sur les modifications corporelles aujourd’hui, nous renvoyons à David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercing et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2002.
(2) Sur la cybersexualité, cf. David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2000.
(3) M. Minsky, La société des esprits, Paris, Interéditions, 1988.
(4) Cité in M. Morse, What do cyborgs eat ? in Bender G., Druckrey T. (ed.), Culture on the brink. Ideologies of technology, Bay Press, Seattle, 1994.
(5) Whole Earth Review, Is the body obsolete ?, n°63, 1989, p. 37.
(6) H. Moravec H., Une vie après la vie, Paris, Jacob, 1992, p 11.
(7) Pour un approndissement des thèmes abordés dans cet article, nous renvoyons à David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2000.