Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Aurélie Chêne
Imprimer l'articleLa mise en image du «kor»
Les free-parties et les raves sont des lieux où s’actualise une tendance contemporaine à la surexposition du corps. Une surexposition qui renvoie simultanément à l’idée d’un même corps mais obscur, voilé, sous-exposé. Ici, le corps est avant tout dansant. Pris dans une alternance sonore de vitesse et de ralenti, on danse avec, sans et à côté des autres. On danse sur place, on trépigne. On danse en discutant, en regardant le DJ mixer. On passe d’un piétinement à peine perceptible dans l’obscurité à une succession de gestes mouvementés. Curieux décalage provoqué par une chorégraphie qui met en scène l’entrelacement d’un corps hyper-présent et son effacement. Cette mixité de gestualités à la fois exubérantes et discrètes est accentuée par la mise en lumière du corps dansant. Dans la quasi-obscurité, je ne distingue pas les traits de mon voisin, alors même que je vois et sens sa présence à mes côtés. Mais le passage rapide d’une lumière presque aveuglante fixe devant moi une expression figée de son visage. Une expression aussitôt effacée par le brusque retour de l’obscurité et la perception d’un mouvement autre, en décalage brutal de rythme, de luminosité. De ce moment furtif, on retient l’idée d’un visible perçu non pas uniquement par la pensée ou l’œil, mais par « le
corps comme totalité ouverte » (Maurice Merleau-Ponty). Un corps qui ne se limite pas à son apparence physique. Un corps comme être au monde1.
Au milieu des autres, on danse à sa manière. Mais une observation distante, en hauteur par exemple, de la masse dansante, rend les gestes de chacun presque indistincts et provoque l’ambiguïté : d’une multiplicité gestuelle émerge un sentiment d’unité. Le regroupement de pas individuels fait masse, mais une masse instantanément brouillée, déformée par la singularité des gestes. « Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art » écrit Baudelaire2. Dans cet espace non spécifié se vit, au travers de la danse – bien plus qu’une activité ou une mode, c’est une manière d’être au monde – des types de sociabilités urbaines caractérisées par le rapprochement des corps et leur immédiate distinction ; l’hyper-proximité et l’anonymat total ; le mélange de la solitude et de la co-présence3. Ponctuellement aveuglés par les lumières, les danseurs fixent aussi un écran géant sur lequel défilent des lignes, des cercles, des figures géométriques mouvantes et brusquement des corps.
La silhouette du DJ apparaît et avec elle, l’étrange surexposition d’un corps devenu à la fois hyper-visible et totalement obscur. Tel le négatif d’une photographie, l’image du corps mixant diffusée en boucle inverse les tons, les zones d’ombre et de lumière : je ne perçois plus que les contours d’un corps en mouvement, je ne distingue aucun trait. Dans cette image, se mêlent de manière surprenante définition et flou. Surexposition et sous-exposition. Sur cet écran, ce peut être aussi le geste a priori hyper-intime d’une femme enlevant sa petite culotte que l’on visualise. Une femme dont on ignore le visage. Image paradoxale et qui renvoie au paradoxe même de l’image, celui de ne jamais pouvoir « saisir » totalement le réel. L’image est déjà traversée par de l’indicible. Par l’énigme d’un corps jamais réductible à son apparence organique. En même temps, cette image diffusée n’est pas qu’une simple décoration visuelle. Elle induit un rapport au corps qui excède le corps physique. Je danse et je regarde sur écran géant une image qui me rappelle mon propre corps tout en même temps qu’elle m’en dissocie. Ce que cette vision provoque, c’est la prise de conscience d’une non coïncidence à soi-même. Il y a un écart entre ce corps regardé et ce que nous sommes. Et c’est face à cette image qu’on vit notre altérité. Une image qui entre dans l’élaboration d’un rapport au corps. Et qui pose aussi la question de l’intime. Dans la multitude de corps nus imagés, photographiés, dans les rues de la ville, sur Internet, dans nos postes de télévision, où se situent les limites du privé et du public ? Peut-on isoler ce qui se joue dans les free-parties de ces nombreuses expériences médiatiques où l’on expose ses soucis quotidiens, ses petites histoires face à des milliers de gens sans visage… Cette surexposition de parties intimes, leur mise en scène, tout comme celle de nos « sentiments » relève-t-elle encore d’une « confidence de l’identité » et celle-ci deviendrait-elle totalement transparente ? Enoncés, dits, montrés, nos corps n’en sont pas pour autant menacés dans leur intimité. Le non-dit, l’implicite et l’épaisseur de ce qui me constitue n’est pas sur l’affiche.
Ici, le corps est aussi « kor »4. Un corps « virtualisé » à la fois dans l’image et par l’image. Les jeux de lumières hyper-puissants, l’attention apportée au « matos » qui permet le « son » (et non pas la musique), la présence quasi systématique d’écrans, sont peut-être là pour des effets, pour accentuer un côté un peu « glauque ». Mais le virtuel dépasse l’apport technique. Il participe d’une manière d’être au monde. Le jeu des apparences, du look « teufeur », le piercing, la scarification, les implants, peuvent bien être décrits comme des signes contestataires d’une génération. Ils posent plus fondamentalement la question du rapport à sa propre image. Et du perpétuel décalage entre la mise en scène d’un corps que l’on veut vivre sans écart et une inévitable altérité. On danse donc et on se « défonce ». On danse bien au-delà des « limites ». La prise de produits de toutes sortes se montre. Cet usage du corps peut inquiéter et une telle visibilité du risque de mort dérange. Le corps maltraité ? Le corps qui se risque pour exister.
corps comme totalité ouverte » (Maurice Merleau-Ponty). Un corps qui ne se limite pas à son apparence physique. Un corps comme être au monde1.
Au milieu des autres, on danse à sa manière. Mais une observation distante, en hauteur par exemple, de la masse dansante, rend les gestes de chacun presque indistincts et provoque l’ambiguïté : d’une multiplicité gestuelle émerge un sentiment d’unité. Le regroupement de pas individuels fait masse, mais une masse instantanément brouillée, déformée par la singularité des gestes. « Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art » écrit Baudelaire2. Dans cet espace non spécifié se vit, au travers de la danse – bien plus qu’une activité ou une mode, c’est une manière d’être au monde – des types de sociabilités urbaines caractérisées par le rapprochement des corps et leur immédiate distinction ; l’hyper-proximité et l’anonymat total ; le mélange de la solitude et de la co-présence3. Ponctuellement aveuglés par les lumières, les danseurs fixent aussi un écran géant sur lequel défilent des lignes, des cercles, des figures géométriques mouvantes et brusquement des corps.
La silhouette du DJ apparaît et avec elle, l’étrange surexposition d’un corps devenu à la fois hyper-visible et totalement obscur. Tel le négatif d’une photographie, l’image du corps mixant diffusée en boucle inverse les tons, les zones d’ombre et de lumière : je ne perçois plus que les contours d’un corps en mouvement, je ne distingue aucun trait. Dans cette image, se mêlent de manière surprenante définition et flou. Surexposition et sous-exposition. Sur cet écran, ce peut être aussi le geste a priori hyper-intime d’une femme enlevant sa petite culotte que l’on visualise. Une femme dont on ignore le visage. Image paradoxale et qui renvoie au paradoxe même de l’image, celui de ne jamais pouvoir « saisir » totalement le réel. L’image est déjà traversée par de l’indicible. Par l’énigme d’un corps jamais réductible à son apparence organique. En même temps, cette image diffusée n’est pas qu’une simple décoration visuelle. Elle induit un rapport au corps qui excède le corps physique. Je danse et je regarde sur écran géant une image qui me rappelle mon propre corps tout en même temps qu’elle m’en dissocie. Ce que cette vision provoque, c’est la prise de conscience d’une non coïncidence à soi-même. Il y a un écart entre ce corps regardé et ce que nous sommes. Et c’est face à cette image qu’on vit notre altérité. Une image qui entre dans l’élaboration d’un rapport au corps. Et qui pose aussi la question de l’intime. Dans la multitude de corps nus imagés, photographiés, dans les rues de la ville, sur Internet, dans nos postes de télévision, où se situent les limites du privé et du public ? Peut-on isoler ce qui se joue dans les free-parties de ces nombreuses expériences médiatiques où l’on expose ses soucis quotidiens, ses petites histoires face à des milliers de gens sans visage… Cette surexposition de parties intimes, leur mise en scène, tout comme celle de nos « sentiments » relève-t-elle encore d’une « confidence de l’identité » et celle-ci deviendrait-elle totalement transparente ? Enoncés, dits, montrés, nos corps n’en sont pas pour autant menacés dans leur intimité. Le non-dit, l’implicite et l’épaisseur de ce qui me constitue n’est pas sur l’affiche.
Ici, le corps est aussi « kor »4. Un corps « virtualisé » à la fois dans l’image et par l’image. Les jeux de lumières hyper-puissants, l’attention apportée au « matos » qui permet le « son » (et non pas la musique), la présence quasi systématique d’écrans, sont peut-être là pour des effets, pour accentuer un côté un peu « glauque ». Mais le virtuel dépasse l’apport technique. Il participe d’une manière d’être au monde. Le jeu des apparences, du look « teufeur », le piercing, la scarification, les implants, peuvent bien être décrits comme des signes contestataires d’une génération. Ils posent plus fondamentalement la question du rapport à sa propre image. Et du perpétuel décalage entre la mise en scène d’un corps que l’on veut vivre sans écart et une inévitable altérité. On danse donc et on se « défonce ». On danse bien au-delà des « limites ». La prise de produits de toutes sortes se montre. Cet usage du corps peut inquiéter et une telle visibilité du risque de mort dérange. Le corps maltraité ? Le corps qui se risque pour exister.
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication.
(1) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
(2) Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, « Les foules », Paris, Le livre de poche, 1998, p. 45.
(3) Idem, p. 45. Un peu plus loin, il écrit : « Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. »
(4) Dans le langage cyberpunk, le corps devient kor. Cf. : « Le cyber kor et le sacré », article paru in Le Monde le 15 septembre 2001. On trouve aussi cette expression dans le milieu de la techno.
(1) Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
(2) Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, « Les foules », Paris, Le livre de poche, 1998, p. 45.
(3) Idem, p. 45. Un peu plus loin, il écrit : « Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. »
(4) Dans le langage cyberpunk, le corps devient kor. Cf. : « Le cyber kor et le sacré », article paru in Le Monde le 15 septembre 2001. On trouve aussi cette expression dans le milieu de la techno.