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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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La politique européenne de Blair. L’axe du mal ?


Nous vivons, comme le dit si bien le journaliste australien John Pilger dans son dernier petit livre salutaire, The New Rulers of the World, une époque qui est « politiquement surréelle ». Les partis de « gauche » européens, dans leur grande majorité, au fil des années au pouvoir, ressemblent de plus en plus à leurs anciens adversaires conservateurs. A trop vouloir s’inscrire dans une modernité néo-libérale qu’ils ont été incapables de théoriser et encore moins de combattre, ils ont poursuivi, voire devancé, les pratiques les plus brutales de cette an-cienne minorité intellectuelle et politique qui a commencé à se rassembler dès la fin de la seconde guerre mondiale et qui rêvait de subvertir l’ordre établi keynésien naissant de l’après-guerre et de revenir peu à peu sur l’ensemble des acquis du mouvement social en Europe. Ce qui n’était, en 1947, lors de la fondation de la Société du Mont Pèlerin, que le rêve fou d’un groupe restreint d’économistes, de journalistes et d’industriels, sous la direction doctrinale de von Hayek, est devenu

la réalité subie par les populations des principaux pays européens aujourd’hui. Réductions draconiennes de l’espace d’intervention publique, destruction du pouvoir syndical dans les entreprises, privatisations massives, dérégulation du marché du travail, précarisation des salariés, criminalisation de la protestation sociale, voire de la pauvreté, mise en quarantaine des couches jugées dangereuses ou tout simplement récalcitrantes par rapport aux nouvelles normes sociales, imposition d’un nou-vel ordre moral – voilà ce qui est pudiquement appelé, y compris dans les débats internes du parti socialiste français, la « modernisation ». Lorsque Jean-Marie Bockel, modernisateur autoproclamé et maire socialiste de Mulhouse, vole au secours des lois Sarkozy qui visent les plus fragiles ou les plus facilement stigmatisables des groupes sociaux – gens du voyage, pro-stituées, mendiants – il nous donne un avant-goût de ce blairisme à la française qu’il préconise comme voie de salut pour son parti tout entier.



Car aujourd’hui, en Europe, les modernisateurs néo-libéraux ont une patrie, un laboratoire, un exemple à suivre. Il s’agit, bien sûr, du Royaume-Uni, désormais dirigé par un parti unique, le parti de l’expérimentation sociale et économique néo-libérale, qui a pris le pouvoir en 1979 en pleine crise politique et sociale, lors des grands mouvements sociaux contre le nouvel ordre monétariste imposé aux Britan-niques par le Fonds Monétaire Inter-national en 1977, et qui, un quart de siècle après, est toujours là. Certes, les élections ont été tenues et les visages et les costumes ont changé : les hommes en gris de Margaret Thatcher et de John Major ont été remplacés par les hommes (et les femmes) en costume branché d’Anthony Blair. Mais au fond, la continuité a été assurée, et la poursuite de la révolution thatchérienne est en bonnes mains. Blair lui-même ne fait plus de mystère de cette continuité, désormais officiellement revendiquée. Nombre de Britanniques ont bien compris l’impasse politique dans laquelle la direction du New « Labour » les a enfermés : com-ment expliquer sinon le taux massif d’abstention (40,6%) – taux le plus élevé depuis l’introduction du suffrage universel en Grande-Bretagne – lors des dernières élections législatives en 2001 ?



Il faut peut-être rappeler quelques réalités à ceux et celles qui regardent aujourd’hui la Grande-Bretagne de Blair avec des yeux de Chimène. Après vingt-cinq ans de transformations écono-miques et sociales, il y a aujourd’hui deux Grandes-Bretagnes. Celle des couches moyennes et supérieures, que les journalistes français fréquentent à Londres, qui vivent bien dans leur pays aujourd’hui largement privatisé. Ce sont sans doute les grands vainqueurs de la révolution thatchérienne, ces quarante pour cent (selon la comptabilité som-maire mais utile de Will Hutton) qui vivent avec des revenus plus importants que jamais, qui leur permettent dans le meilleur des cas d’éviter les transports en commun en plein délabrement, d’envoyer leurs enfants dans les institutions scolaires privées, protégées par la ségrégation sociale, de se faire soigner dans le secteur privé où l’on n’attend pas un an (ou plus) pour se faire opérer de la cataracte ou d’une hanche, voire d’un cancer. Cette Middle England tant courtisée par l’ensemble des partis britanniques est volontiers cosmopolite dans ses goûts (sauf lorsqu’il s’agit d’accueillir des Roms ou des Kosovars entassés par les autorités dans les cités périphériques), libérale dans ses choix moraux (sauf lorsqu’il s’agit de la sexualité adolescente et de la politique à sui-vre envers les mères célibataires), eu-ropéenne dans sa vision politique (sauf lorsqu’il s’agit de politique sociale, de fiscalité ou de subventions de l’Etat pour l’agriculture). Ces couches-là, mobilisées par Thatcher jusqu’à ce que cette der-nière mît dangereusement en cause leurs avantages acquis ou leur confort social, sont aujourd’hui considérées par les conseillers de Blair comme le centre de gravité électoral des néo-travaillistes. Pas une nouvelle mesure économique ou sociale qui ne soit pas d’abord testée par des mini-sondages parmi elles. Cette Grande-Bretagne-là est, bon an mal an, heureuse et son bonheur est claironné par les responsables du parti unique. C’est elle que l’on entend lorsque les porte-parole du New Labour nous parlent. Ailleurs en Europe, elle sert de prétexte aux chantres des lendemains de marché nécessairement chantants. L’au-tre Grande-Bretagne reste largement in-visible : seuls quelques cinéastes ou ro-manciers – les Jim Kelman, Ken Loach ou Jonathan Coe de ce monde – nous rap-pellent de temps à autre son existence.



Entre 1979 et 1990 – les premières « années Thatcher » – alors que les revenus réels des 10% des Britanniques les plus aisés ont augmenté de plus de 60%, ceux des 10% des plus pauvres baissaient de plus de 15%. Dans un pays où les écarts entre riches et pauvres étaient déjà importants – et régulièrement dénoncés à l’époque par les dirigeants travaillistes – cette évolution marque une spectaculaire régression par rapport à l’ensemble de la période d’après-guerre, et par rapport à l’ensemble des autres pays européens. Ce sont les pauvres qui ont payé le tribut le plus élevé à la transformation sociale néo-libérale. Et pendant que leurs moyens matériels d’existence se rétrécissaient, l’ensemble de leurs conditions de vie et d’insertion sociale se précarisaient. Si l’on ne prend que l’exemple du logement, la tendance est claire. Thatcher lança, dès le début des années 80, son grand bond en avant dans ce domaine en ouvrant les vannes de la privatisation des logements sociaux, encourageant l’achat par les locataires par une politique de remise importante, aboutissant certes à une diffusion plus large de la propriété privée parmi la population, mais surtout à une réduction importante non seulement du nombre mais aussi de la qualité moyenne des logements sociaux (les « meilleurs » logements furent bien sûr achetés par leurs locataires). Du coup, ce qui restait des cités de logements sociaux se transformait en ghettos plus ou moins taudifiés, et des milliers de familles sans ressources suffisantes et sans accès aux locations peu chères vivaient désormais dans des foyers, des Bed and Breakfast de fortune, voire dans la rue.



Alors qu’à l’époque les travaillistes combattaient cette offensive contre les pauvres, dénonçant la nouvelle politique fiscale qui favorisait les riches et les effets pervers de la privatisation, dix ans après ils sont devenus les meilleurs défenseurs de cette même politique. Car les années d’opposition ont fini par produire leur effet : la défaite politique et intellectuelle du travaillisme a été intériorisée à un tel point, surtout par ceux et celles de la jeune génération qui rêvaient d’un retour au pouvoir quel que soit le prix, qu’ils ont fini par faire l’éloge de ce qu’hier encore ils combattaient. If you can’t beat them, join them. On pense bien sûr à Blair, entré au Parlement britannique en 1983 lors de la plus sévère défaite des travaillistes de la décennie, mais aussi à Gordon Brown, jadis pourfendeur des inégalités sociales engendrées par le thatchérisme, aujourd’hui chancelier de l’Echiquier et gardien de l’orthodoxie post-monétariste, ou à David Blunkett, autre transfuge de la gauche travailliste recyclé, au ministère de l’Intérieur, dans la chasse aux petits délinquants et dans la redéfinition autoritaire de la moralité sociale.

Tout cela, pourrait-on être tenté de dire, ne nous concerne pas. Après tout, les Britanniques les ont bien choisis, leurs dirigeants néo-libéraux de droite et de gauche, depuis un quart de siècle. Mis à part le côté factice du « choix » électoral offert aujourd’hui aux citoyens britanniques, une telle réponse passe à côté d’une autre réalité qui, elle, nous concerne plus directement. Le néo-libéralisme, tel qu’il a été conçu par von Hayek et ses amis, mis en œuvre par Thatcher dans les années 80, repris et adapté par Blair, n’a jamais été desti-

né uniquement à la consommation

intérieure, britannique ou américaine. Il s’agit bel et bien d’un produit d’exportation. Il y a, chez les doctrinaux néo-libéraux, un évangélisme internationa-liste, une volonté de convertir aussi ferme que celle des missionnaires protestants de l’époque de l’Empire britannique.



Dès le début de sa première législature, Blair a annoncé son ambition de faire de cette Grande-Bretagne qu’il a hérité de Thatcher un exemple, un « phare », pour reprendre son expression à la Enver Hoxha, pour le monde entier, et surtout pour l’Europe. Une Europe qui, selon Blair, n’avait pas encore compris la leçon des années 80. Dans un premier temps, l’accent a été mis sur le dialogue au sein du « centre gauche » européen, et des alliances fragiles forgées avec d’autres partis socialistes en voie

de « modernisation ». Ainsi, Peter Man-delson, éminence grise du blairisme et membre occasionnel du gouvernement néo-travailliste – il a une tendance fâ-cheuse et récurrente à être impliqué dans des affaires louches conduisant à sa démission – a été chargé, lors des élections européennes de 1999, des rapports avec le SPD allemand. Mandelson est en grande partie responsable de la colo-ration néo-libérale très marquée de la plate-forme commune soutenue à l’épo-que par les deux partis. Sentant que la France était un maillon faible dans la reconstruction d’une gauche européen-ne de droite, une attention particulière a été accordée aux médias français pour répandre la bonne nouvelle néo-travailliste. Mandelson encore et Denis Mc-Shane, devenu depuis ministre des Affaires européennes lors d’un rema-niement gouvernemental récent, ont publié régulièrement des tribunes dans Le Monde et Libération à la gloire du blairisme triomphant – un modèle « post

-moderne » selon l’un et « une révolution » selon l’autre – et en dénigrant l’archaïsme de la vieille gauche européenne.



Cependant, après les déceptions de l’axe Blair-Schröder qui n’a pas supporté le choc des défaites politiques du SPD consécutives à sa brève « blairisation », Blair a fini par se détourner des sociaux-démocrates, trop englués encore dans leur vaine tentative de rester cohérents avec leurs traditions historiques, et par trouver refuge dans des alliances sans doute plus naturelles, avec Berlusconi et Aznar, qui tous deux partagent sa haine du secteur public, sa méfiance extrême envers le mouvement social, et surtout sa vision d’une Europe déréglementée et promotrice d’une libéralisation tous azimuts. Une Europe en quelque sorte « américaine ». Ce nouvel axe, sous impulsion blairiste, semble promis à un meilleur avenir que celui tenté à gauche, il s’est renforcé considérablement depuis le 11 septembre et l’introduction de la nouvelle donne internationale anti-terroriste.



Aujourd’hui la direction du parti néo-travailliste semble avoir clairement choisi son camp : entre les USA de Bush et une Europe sociale et démocratique son cœur ne balance plus. Clinton parti, l’argument du rassemblement transa-tlantique « progressiste » a été mis de côté. Il s’agit désormais d’une alliance stratégique avec l’Amérique dans tout ce qu’elle a de conservateur. Les amitiés forgées en Europe doivent désormais servir la cause anglo-américaine. Même des penseurs proches de Blair, mais suf-fisamment lucides pour comprendre où il mène son pays, comme Will Hutton dans son dernier livre, The World We’re In, reconnaissent que la politique de Blair le situe résolument dans le camp américain ou, pour être plus précis, dans le camp intellectuel et politique du néo-conservatisme américain. C’est le cas, de toute évidence, en matière de lutte contre le terrorisme et en faveur d’une solution militaire au problème iraquien. Mais c’est aussi le cas dans le domaine de la politique économique et sociale. Réduire la sphère publique à sa plus sim-ple expression, flatter l’individualisme ravageur du marché, consolider les écarts de revenus de plus en plus marqués, disqualifier la protestation sociale – quitte à suggérer que les pompiers britanniques en grève trahis-sent leur pays au moment des menaces terroristes – traquer et punir les pauvres récalcitrants tenus comme moralement responsables de leur état – voilà un en-semble d’ambitions convergentes qui scellent la nouvelle alliance anglo-américaine, et qui trouvent toutes leurs racines dans la pensée néo-conservatrice et néo-libérale américaine de ces trois dernières décennies.



Lors de la défaite de Lionel Jospin au premier tour des élections présidentielles françaises il y a eu en Grande-Bretagne, mais aussi en France, un déferlement de prises de positions de politiciens et d’intellectuels blairistes pour dénoncer la vacuité politique de la « vieille » gauche française. Plusieurs membres du gou-vernement Blair, le haut responsable à la communication publique du gouvernement, Blair lui-même, ont tous tenu à donner des leçons de conduite politique aux dirigeants socialistes français. La faillite de Jospin mettait mieux en relief les succès de la « troisième voie » chère à Anthony Giddens, qui a, par ailleurs, profité de l’occasion pour faire la promotion de sa fondation, Policy Network, destiné à construire des ponts, dans la plus pure tradition des think tanks anglo-saxons, entre blairistes britanniques et modernisateurs français. Le message politique adressé aux Français était clair, bien que manquant peut-être de modestie : si vous voulez gagner des élections, faites comme nous… Comme en Grande-Bretagne dans les années 80/90, la modernisation/modernité et leurs variations lexicales sont au cœur du débat politique et intellectuel français. Par ce biais, et dans la suite des défaites subies par la gauche de gouvernement, certains espèrent « blairiser » la gauche, soit en prenant la Grande-Bretagne explicitement comme point de référence, comme « patrie symbolique », soit en évitant l’allusion directe à l’expérience blairiste, tout en se nourrissant aux mêmes sources doctrinales (qui vont de von Hayek à Giddens, en passant par un Adam Smith instrumentalisé pour l’occasion). De l’autre côté de la Manche, cela a été le prétexte d’une régression sociale sans précédent, dont on mesure encore mal l’étendue des dégâts. De ce côté-ci, il faut – dans le champ politique et intellectuel – impérativement leur compliquer la tâche.

* Professeur à l’Université Lyon 2 et un des animateurs du collectif Raisons d’Agir, auteur de Les Evangélistes du Marché (1998) et de Un Digne Héritier. Blair et le
thatchérisme (2000).

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