Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Michel Cahen
Imprimer l'articleEloge de l’empire romain
L’élargissement à l’Est de l’Europe communautaire à peine convenu, les élections turques sont venues « exploser » à la figure de nos maîtres bruxellois. Si des risettes avaient, des années durant, été faites à l’État turc dès lors qu’il massacrait un peu moins dans les montagnes du Kurdistan et demandait à ses policiers de torturer un peu plus discrètement dans les commissariats, voilà que, au moment de dire vraiment « oui » ou « non », c’est-à-dire au moment de prendre vraiment au sérieux la candidature de ce pays asiatique de forte population, on s’affole. José Maria Aznar, tout à sa lutte contre le « terrorisme » basque assimilé à celui des isla-mistes au Boeing entre les dents, entre deux félicitations à Vladimir Poutine pour avoir gazé des centaines de personnes dans un théâtre de Moscou, prévient que l’Europe ne pourra être fondée que sur son « héritage judéo-chrétien », voire « chrétien ». Valéry Giscard d’Estaing, à qui l’on a permis de continuer à exister alors que la demande populaire n’en était pas évidente, du haut de sa « Convention » européenne, mais sans en consulter les membres, déclare que la Turquie, « pays asiatique », ne saurait, ès qualités, être membre de l’Europe.
« Islamiste », a-t-on dit ?
Heureusement, l’aubaine de la victoire électorale d’un parti islamiste est venue faciliter les choses. Elle les éclaircit aussi, mais d’une manière inverse à celle à laquel-le on pense. En effet, « islamiste », a-t-on dit ? Et tout semble alors dit… Pourtant, « islamisme » ne veut rien dire, et surtout pas intégrisme religieux. Des intégristes religieux, il y en a, chez les musulmans, chez les catholiques, chez les juifs, et même des plutôt bizarres chez les néo-protestants. Mais il n’y a aucune relation mécanique entre les intégristes ou fondamentalistes religieux et l’islam politique en tant que tel. L’islam politique lui-même peut être radical ou fort modéré. Les GIA ou GSPC algériens n’ont absolument rien à dire sur la religion, n’ont aucune vision sur les grands débats doctrinaires. Quant aux – fort cités – wahhabites, ils sont, eux, fondamentalistes à n’en pas douter, mais pas forcément du tout « islamistes » au sens où l’on emploie ce mot aujourd’hui. Et ils n’ont nullement dérangé, durant des générations, les dirigeants politiques euro-américains…
Ce qui sent fort le relent raciste ou le racisme tout court, c’est la méfiance immédiate qui jaillit quand, de l’islam, surgit une expression politique. L’athée marxiste que je suis n’a aucune sympathie pour ce genre d’expression, mais, a priori, il n’y a pas de différence entre la démo-cratie-chrétienne et l’islam politique mo-déré. À moins de dire que, puisque c’est l’islam, ce ne peut être modéré…
La vraie question que l’on devrait se poser, c’est celle de savoir pourquoi une large majorité des électeurs turcs ont voté pour un tel parti islamique qui a fait sa campagne au nom de la vérité et de la justice, se présentant de surcroît devant les électeurs fort d’une gestion active de grandes villes, à commencer par Istam-boul. On ferait bien de se rappeler que nombre des gens qui, en Algérie, avaient en 1991 voté pour le FIS, auraient parfaitement pu se prononcer de la même manière pour un parti socialiste révolutionnaire. Mais quand les « démocrates occidentalisés » collent à une dictature militaire corrompue jusqu’à la moelle, il n’y a pas lieu de s’étonner que la plèbe cherche un sauveur dans une autre direction. Quand, en Turquie, la « laïcité » kémaliste est incarnée par des militaires enrichis dans la guerre du Kurdistan, liés au grand banditisme et au trafic de drogue, et dont la corporation possède des entreprises de taille considérable, il n’y a pas lieu de s’étonner que la plèbe ne se sente pas tellement d’attache envers cette laïcité-là. Dans sa recherche confuse du progrès social, elle utilise ce qui est immédiatement dispo-nible : l’islam politique au besoin.
Que parmi les « islamistes » qui accèdent à présent au pouvoir à Ankara, certains aient été plus radicaux dans un passé encore proche est fort possible. Simplement, leur conscience de classe a été déterminante : l’hypothèse palpable d’une entrée de leur pays dans l’Europe communautaire, alors qu’ils seraient au pouvoir, leur a vite fait modérer leurs propos. Paris vaut bien une messe, disait le bon roi.
La victoire électorale des « islamistes » en Turquie est donc éminemment parado-xale : une large partie de l’électorat a voté pour un parti bourgeois, dont la nature et le discours religieux allaient au devant du désir de progrès social de la population. Toute proportion gardée, il s’est un peu agi de la même chose lorsque, après une génération de pouvoir du « parti socialiste » sénégalais, la population, notamment urbaine, dans son désir de sopi (changement), a massivement voté pour un nouveau président, Abdoulaye Wade, qui est un proche ami de Madelin… Dans les deux pays, jamais la contradiction entre l’attente sociale, de « gauche », de la population, et la réponse politique, de droite, qui lui a été donnée, n’a été aussi béante. Justement, cette contradiction est, potentiellement, prometteuse de par les luttes de classes qu’elle permet.
L’Asie européenne
La Turquie reste la Turquie, avant comme après la victoire « islamiste ». L’apparition de courants islamo-démocrates comparables à nos démocraties-chrétiennes pourrait même constituer une bonne nouvelle… Mais il y a un point sur lequel notre Valéry a raison : la Turquie est bel et bien un pays asiatique, et j’ai toujours trouvé absurde que ce soit le fait que 3% de son territoire soient géo-graphiquement situés en Europe qui autorisât sa candidature. Alors, par exemple, l’Espagne est un pays africain (Ceuta, Melila) et peut présenter sa candidature à l’Union africaine (nouvelle forme de l’OUA), tout comme la France (La Réu-nion). Il est dommage que ce ne soit pas le Maroc qui possède Gibraltar, sinon, il n’y aurait pas de problème de principe pour sa candidature !
En réalité, l’Europe – sans parler ici de la persistance de sa nature capitaliste – souffre de deux problèmes dont le deuxième n’est presque jamais évoqué. Le premier est sa structuration politique monstrueuse, une espèce de coalition d’États avec des commissions surpuissantes et non élues, une banque centrale indépendante de tout contrôle, et un parlement élu et sans pouvoir. Plus l’Europe s’élargit, plus le montage des dosages bureaucratiques devient impossible. La démocratisation de l’Europe est ainsi la condition sine qua non de son élargissement viable : le gouvernement eu-ropéen doit être issu du parlement européen, seule structure vraiment élue. Tout le pouvoir européen au parlement européen, tel est le mot d’ordre !
Mais le deuxième problème est celui de la définition même de l’Europe. Les propos d’Aznar, tout orientés qu’ils soient vers l’« héritage », sont en réalité parfaitement anhistoriques. La définition de l’Europe a beaucoup varié au cours de l’histoire, et il n’y a aucune raison qu’elle ne varie pas encore à l’avenir. Déjà l’Europe a été allongée, en ce qui concerne la CSCE – qui, il est vrai, n’est qu’une « con-férence », sans pouvoir réel, sur la sécurité et la coopération européenne – jusqu’à la presqu’île du Kamtchatka sans que personne n’y trouvât rien à redire. Elle a aussi été allongée, de l’autre côté, jusqu’aux Antilles françaises considérées comme « régions européennes ultra-périphériques » (alors que le Groenland de souveraineté danoise ne fait pas partie de l’UE). On le voit, l’inventivité conceptuelle de l’Union est puissante, quand elle le veut bien. Il n’y a rien d’étonnant à ces variations : elles dépendent des courants économiques, des pratiques sociales et des bassins de vie. Une définition européenne sur une base exclusive de culture religieuse est une aberration ethniciste. Quant à la définition sur la base d’une « civilisation européenne », elle est déjà un peu plus large, mas ses tenants gagneraient à être cohérents : si l’on admet Chypre dans l’UE, non point évidemment parce qu’il y a des Turcs dans l’île, mais des Grecs qui sont des Européens, alors il faut admettre aussi Israël, puisque les Israéliens sont, de fait, des Européens. Et il faut exclure la Hongrie et la Finlande, dont les langues sont, comme pour la Turquie, asiatiques. Sans parler des Basques… On voit d’ici la tête d’Aznar.
Notre bassin de vie
Mais c’est surtout ignorer le long terme. Tous les historiens, à commencer par le grand Braudel, ont montré que la Méditerranée n’est pas, n’a jamais été, même au temps des croisades, une barrière sociale, économique et culturelle. Avec évidemment des nuances selon les périodes et les contextes, le bassin méditerranéen est en réalité resté le grand bassin de la civilisation occidentale (et pas « européenne » !) comparable au sous-continent indien, aux aires sino-japonaises, etc. Au sein de cette aire civilisationnelle, le Nord (« européen ») est devenu dominant, pendant que le Sud (berbéro-arabo-turc, mais aussi ibérique, sud-italien et hellénique) a subi un long déclin depuis le XVIIe siècle. Les déplacements actuels et massifs de populations ne font qu’exprimer, dans un contexte certes nouveau, cette unité profonde et ancienne du bassin méditerranéen. Il est absurde d’entrouvrir la porte à la Turquie, parce que 3% de son territoire sont géographiquement situés en Europe, et de la fermer totalement au Maroc, pays éminement occidental et historiquement lié à la péninsule ibérique !
S’il s’agit d’une question des « Droits de l’homme », alors la Turquie est loin de pouvoir entrer dans l’Union européenne, même si par exemple Oçalan, le chef suprême du PKK, a bénéficié d’une grâce de fait via la suppression de la peine de mort (mais pas de la torture). Alors, qu’on en annonce clairement la raison et éta-blisse un « cahier des charges », et que notre vieille Europe balaie aussi devant sa porte. Mais en ce qui concerne la stratégie à long terme, dont la définition est nécessaire pour définir le sens des étapes intermédiaires, alors l’entrée de la Turquie dans l’Europe est presque une évidence. Cepen-dant, il ne s’agit pas d’elle seule : c’est tout le bassin méditerranéen qui doit être politiquement, économiquement, socialement, reconstitué, après le long déclin et la cassure coloniale. Ce n’est pas de l’idéalisme, mais tout à l’inverse, la seule perspective réaliste à terme, qui devrait être annoncée dès aujourd’hui pour que le chemin puisse en être tracé : la nouvelle Europe, du Portugal à l’Ukraine, de l’Irlande au golfe arabo-persique. Bref, à peu de choses près, la reconstitution de l’Empire romain au moment de son expansion maximale. C’est réaliste et c’est une révolution hautement souhaitable : tout simplement, organiser raisonnablement notre bassin de vie.
Vive l’empire romain !
« Islamiste », a-t-on dit ?
Heureusement, l’aubaine de la victoire électorale d’un parti islamiste est venue faciliter les choses. Elle les éclaircit aussi, mais d’une manière inverse à celle à laquel-le on pense. En effet, « islamiste », a-t-on dit ? Et tout semble alors dit… Pourtant, « islamisme » ne veut rien dire, et surtout pas intégrisme religieux. Des intégristes religieux, il y en a, chez les musulmans, chez les catholiques, chez les juifs, et même des plutôt bizarres chez les néo-protestants. Mais il n’y a aucune relation mécanique entre les intégristes ou fondamentalistes religieux et l’islam politique en tant que tel. L’islam politique lui-même peut être radical ou fort modéré. Les GIA ou GSPC algériens n’ont absolument rien à dire sur la religion, n’ont aucune vision sur les grands débats doctrinaires. Quant aux – fort cités – wahhabites, ils sont, eux, fondamentalistes à n’en pas douter, mais pas forcément du tout « islamistes » au sens où l’on emploie ce mot aujourd’hui. Et ils n’ont nullement dérangé, durant des générations, les dirigeants politiques euro-américains…
Ce qui sent fort le relent raciste ou le racisme tout court, c’est la méfiance immédiate qui jaillit quand, de l’islam, surgit une expression politique. L’athée marxiste que je suis n’a aucune sympathie pour ce genre d’expression, mais, a priori, il n’y a pas de différence entre la démo-cratie-chrétienne et l’islam politique mo-déré. À moins de dire que, puisque c’est l’islam, ce ne peut être modéré…
La vraie question que l’on devrait se poser, c’est celle de savoir pourquoi une large majorité des électeurs turcs ont voté pour un tel parti islamique qui a fait sa campagne au nom de la vérité et de la justice, se présentant de surcroît devant les électeurs fort d’une gestion active de grandes villes, à commencer par Istam-boul. On ferait bien de se rappeler que nombre des gens qui, en Algérie, avaient en 1991 voté pour le FIS, auraient parfaitement pu se prononcer de la même manière pour un parti socialiste révolutionnaire. Mais quand les « démocrates occidentalisés » collent à une dictature militaire corrompue jusqu’à la moelle, il n’y a pas lieu de s’étonner que la plèbe cherche un sauveur dans une autre direction. Quand, en Turquie, la « laïcité » kémaliste est incarnée par des militaires enrichis dans la guerre du Kurdistan, liés au grand banditisme et au trafic de drogue, et dont la corporation possède des entreprises de taille considérable, il n’y a pas lieu de s’étonner que la plèbe ne se sente pas tellement d’attache envers cette laïcité-là. Dans sa recherche confuse du progrès social, elle utilise ce qui est immédiatement dispo-nible : l’islam politique au besoin.
Que parmi les « islamistes » qui accèdent à présent au pouvoir à Ankara, certains aient été plus radicaux dans un passé encore proche est fort possible. Simplement, leur conscience de classe a été déterminante : l’hypothèse palpable d’une entrée de leur pays dans l’Europe communautaire, alors qu’ils seraient au pouvoir, leur a vite fait modérer leurs propos. Paris vaut bien une messe, disait le bon roi.
La victoire électorale des « islamistes » en Turquie est donc éminemment parado-xale : une large partie de l’électorat a voté pour un parti bourgeois, dont la nature et le discours religieux allaient au devant du désir de progrès social de la population. Toute proportion gardée, il s’est un peu agi de la même chose lorsque, après une génération de pouvoir du « parti socialiste » sénégalais, la population, notamment urbaine, dans son désir de sopi (changement), a massivement voté pour un nouveau président, Abdoulaye Wade, qui est un proche ami de Madelin… Dans les deux pays, jamais la contradiction entre l’attente sociale, de « gauche », de la population, et la réponse politique, de droite, qui lui a été donnée, n’a été aussi béante. Justement, cette contradiction est, potentiellement, prometteuse de par les luttes de classes qu’elle permet.
L’Asie européenne
La Turquie reste la Turquie, avant comme après la victoire « islamiste ». L’apparition de courants islamo-démocrates comparables à nos démocraties-chrétiennes pourrait même constituer une bonne nouvelle… Mais il y a un point sur lequel notre Valéry a raison : la Turquie est bel et bien un pays asiatique, et j’ai toujours trouvé absurde que ce soit le fait que 3% de son territoire soient géo-graphiquement situés en Europe qui autorisât sa candidature. Alors, par exemple, l’Espagne est un pays africain (Ceuta, Melila) et peut présenter sa candidature à l’Union africaine (nouvelle forme de l’OUA), tout comme la France (La Réu-nion). Il est dommage que ce ne soit pas le Maroc qui possède Gibraltar, sinon, il n’y aurait pas de problème de principe pour sa candidature !
En réalité, l’Europe – sans parler ici de la persistance de sa nature capitaliste – souffre de deux problèmes dont le deuxième n’est presque jamais évoqué. Le premier est sa structuration politique monstrueuse, une espèce de coalition d’États avec des commissions surpuissantes et non élues, une banque centrale indépendante de tout contrôle, et un parlement élu et sans pouvoir. Plus l’Europe s’élargit, plus le montage des dosages bureaucratiques devient impossible. La démocratisation de l’Europe est ainsi la condition sine qua non de son élargissement viable : le gouvernement eu-ropéen doit être issu du parlement européen, seule structure vraiment élue. Tout le pouvoir européen au parlement européen, tel est le mot d’ordre !
Mais le deuxième problème est celui de la définition même de l’Europe. Les propos d’Aznar, tout orientés qu’ils soient vers l’« héritage », sont en réalité parfaitement anhistoriques. La définition de l’Europe a beaucoup varié au cours de l’histoire, et il n’y a aucune raison qu’elle ne varie pas encore à l’avenir. Déjà l’Europe a été allongée, en ce qui concerne la CSCE – qui, il est vrai, n’est qu’une « con-férence », sans pouvoir réel, sur la sécurité et la coopération européenne – jusqu’à la presqu’île du Kamtchatka sans que personne n’y trouvât rien à redire. Elle a aussi été allongée, de l’autre côté, jusqu’aux Antilles françaises considérées comme « régions européennes ultra-périphériques » (alors que le Groenland de souveraineté danoise ne fait pas partie de l’UE). On le voit, l’inventivité conceptuelle de l’Union est puissante, quand elle le veut bien. Il n’y a rien d’étonnant à ces variations : elles dépendent des courants économiques, des pratiques sociales et des bassins de vie. Une définition européenne sur une base exclusive de culture religieuse est une aberration ethniciste. Quant à la définition sur la base d’une « civilisation européenne », elle est déjà un peu plus large, mas ses tenants gagneraient à être cohérents : si l’on admet Chypre dans l’UE, non point évidemment parce qu’il y a des Turcs dans l’île, mais des Grecs qui sont des Européens, alors il faut admettre aussi Israël, puisque les Israéliens sont, de fait, des Européens. Et il faut exclure la Hongrie et la Finlande, dont les langues sont, comme pour la Turquie, asiatiques. Sans parler des Basques… On voit d’ici la tête d’Aznar.
Notre bassin de vie
Mais c’est surtout ignorer le long terme. Tous les historiens, à commencer par le grand Braudel, ont montré que la Méditerranée n’est pas, n’a jamais été, même au temps des croisades, une barrière sociale, économique et culturelle. Avec évidemment des nuances selon les périodes et les contextes, le bassin méditerranéen est en réalité resté le grand bassin de la civilisation occidentale (et pas « européenne » !) comparable au sous-continent indien, aux aires sino-japonaises, etc. Au sein de cette aire civilisationnelle, le Nord (« européen ») est devenu dominant, pendant que le Sud (berbéro-arabo-turc, mais aussi ibérique, sud-italien et hellénique) a subi un long déclin depuis le XVIIe siècle. Les déplacements actuels et massifs de populations ne font qu’exprimer, dans un contexte certes nouveau, cette unité profonde et ancienne du bassin méditerranéen. Il est absurde d’entrouvrir la porte à la Turquie, parce que 3% de son territoire sont géographiquement situés en Europe, et de la fermer totalement au Maroc, pays éminement occidental et historiquement lié à la péninsule ibérique !
S’il s’agit d’une question des « Droits de l’homme », alors la Turquie est loin de pouvoir entrer dans l’Union européenne, même si par exemple Oçalan, le chef suprême du PKK, a bénéficié d’une grâce de fait via la suppression de la peine de mort (mais pas de la torture). Alors, qu’on en annonce clairement la raison et éta-blisse un « cahier des charges », et que notre vieille Europe balaie aussi devant sa porte. Mais en ce qui concerne la stratégie à long terme, dont la définition est nécessaire pour définir le sens des étapes intermédiaires, alors l’entrée de la Turquie dans l’Europe est presque une évidence. Cepen-dant, il ne s’agit pas d’elle seule : c’est tout le bassin méditerranéen qui doit être politiquement, économiquement, socialement, reconstitué, après le long déclin et la cassure coloniale. Ce n’est pas de l’idéalisme, mais tout à l’inverse, la seule perspective réaliste à terme, qui devrait être annoncée dès aujourd’hui pour que le chemin puisse en être tracé : la nouvelle Europe, du Portugal à l’Ukraine, de l’Irlande au golfe arabo-persique. Bref, à peu de choses près, la reconstitution de l’Empire romain au moment de son expansion maximale. C’est réaliste et c’est une révolution hautement souhaitable : tout simplement, organiser raisonnablement notre bassin de vie.
Vive l’empire romain !
*Institut d’études politiques de Bordeaux.