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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Le zéro et l’infini, géométrie européenne

Allemagne, année zéro, un film de Roberto Rossellini
Berlin, 1947. La bête immonde est définitivement morte. L’arrogance allemande et sa délirante hypertrophie hitlérienne enfin anéantie. Le cadavre gisant du bourreau est exposé à la curiosité satisfaite de ses anciennes victimes. Dans la presse, dans les actualités filmées, la victoire est totale.

A quelques encablures de ce triomphe insolent, un réalisateur italien pose sa caméra dans Berlin, ville éventrée, et filme la survie au quotidien d’un peuple châtié. Terminant là sa trilogie sur la deuxième guerre mondiale, Roberto Rossellini signe avec Allemagne, année zéro1 un manifeste pro-européen.



A voir aujourd’hui Allemagne, année zéro, on est saisi par le courage et la hauteur d’esprit qui sont à l’origine d’une telle entreprise. Deux ans à peine après la fin du grand cataclysme, filmer la souffrance d’un peuple honni pourrait relever de la pure effronterie, alors que le reste de l’Europe est encore meurtri dans sa chair et que l’abjecte étendue des crimes nazis est avérée. Mais le dessein de Rossellini est plus grand, bien plus grand qu’une simple provocation. Allemagne, année zéro est une brèche ouverte dans les certitudes confortables du statut de martyr officiellement proclamé. Dans un Berlin brisé, fracturé, démantibulé, autrefois symbole de la toute puissance de l’ennemi, la caméra scrute à distance les stigmates d’une société abandonnée à sa propre déliquescence. Au milieu des innombrables et informes monticules de pierres, on creuse des tombes, on s’acharne couteau à la main sur le cadavre encore chaud d’un cheval gisant sur la chaussée, on fait la queue devant l’épicerie en évoquant la possibilité d’un recours ultime à la prostitution pour s’en sortir économiquement, on troque, on rapine…, quotidien d’une ville anéantie par la guerre et occupée. Posant sur Berlin un regard quasi-documentaire (au sens d’une recherche d’objectivation maximale), Rossellini accumule les marques, les traces, les signes, et renvoie à l’universalité de la situation. Allemagne, année zéro dessine ainsi la figure géométrique d’une communauté de vécus entre des ennemis de toujours, renvoyant face à face les souffrances endurées par ceux qui furent tour à tour victimes et bourreaux, de chaque côté du Rhin, mais aussi partout en Europe : la symétrie. Une symétrie dont l’axe serait la seconde guerre mondiale. Cette figure parfaite, Rossellini ne la montre pas (il n’y a, dans les images d’Allemagne, année zéro, aucune mise en parallèle évidente, ni comparatif simpliste), mais l’induit dans l’esprit du spectateur par le seul pouvoir intensément réflexif de son cinéma.



Dans le contexte politique et historique de l’époque, renverser ainsi la pensée simpliste et dominante établie par les tenants du « monde libre » est déjà une prouesse. Mais en humaniste convaincu, Roberto Rossellini ne s’arrête pas là. A partir de cette symétrie du présent, il propose une autre « transformation » géométrique dont la réalisation appelle au futur, la translation. Translation d’une communauté de vécus guerriers vers une possible communauté de destins pacifiés dont le vecteur cinématographique et émotif serait le suicide du personnage du jeune Edmund Köhler, victime innocente de la décomposition morale et matérielle de son environnement.

Culotte courte, cheveux blonds et hirsutes, Edmund, garçon de douze ans, parcourt chaque jour, sacoche en bandoulière, les rues de sa ville en quête de petites richesses susceptibles de faire vivre sa famille. A la fois candide et stoïque, il se retrouve rapidement coincé entre un père malade qui se considère une charge trop lourde pour sa famille (« Mon Dieu que ne me laisses-tu mourir ? Ce serait une délivrance pour moi et pour vous », dit-il à sa fille) et l’influence d’un ancien instituteur nazi et pédophile qui refuse de l’aider en lui déclarant : « Les faibles laissent la place aux forts. Il faut avoir le courage d’éliminer les faibles, sauvons notre peau. » Dans cet entre-deux tragique, il finit par provoquer la mort de son père en versant du poison dans le thé qu’il lui sert. Plus tard, marchant dans Berlin à la recherche de compagnons de jeu, Edmund grimpe les étages d’un bâtiment en ruines faisant face à l’immeuble duquel on enlève le corps de son père. Et se jette dans le vide.

Filmant avec froideur (celle d’un refus sentimentaliste) le parcours qui mène Edmund de sa maison au lieu de sa mort volontaire, Roberto Rossellini n’explique pas véritablement le geste du garçon. On le voit jouer à la marelle, s’amuser d’un morceau de ferraille qu’il imagine pistolet, tenter de jouer au ballon avec un groupe d’enfants, glisser sur une poutrelle métallique transformée par son imagination en toboggan. Rien ne permet d’envisager l’issue fatale vers laquelle le réalisateur l’amène. Son geste reste un mystère d’une insoutenable incompréhension, alors que son parricide pouvait, lui, ne pas l’être. Rossellini nous laisse ici en plein désarroi. Désarroi qui renvoie forcément à une culpabilité générale et diffuse. Ce suicide d’un enfant de douze ans apparaît comme l’expression paroxystique d’une société, la société européenne de la première moitié du XXe siècle, qui est allée au bout de ses antagonismes et de ses haines les plus primaires. Il est la manifestation sensible de l’état de déréliction spirituelle et morale dans laquelle se trouvait non seulement l’Allemagne, mais toute l’Europe, à cette époque. Il est surtout l’impasse sur laquelle vient s’écraser le manichéisme grossier qui a animé toute l’histoire européenne jusqu’alors.

Mêlant réalité documentaire collective et tragédie personnelle, le film de Rossellini fait ainsi de ce suicide le point d’inflexion par lequel doit désormais passer la courbe historique d’une Europe ravagée par la folie mégalomane de nations sectaires. Le point zéro d’une humanité entièrement à reconstruire.

(1) Allemagne, année zéro est disponible en vidéo dans la collection Cinéma FNAC.

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