Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleJeu de cartes
Mère Tchitch venait de déménager. Pas loin de chez vous. Malgré ses apparences de nomade, elle en était troublée. Une vraie déracinée. Chaque fois qu’elle changeait de lieu, l’effet s’en faisait sentir à travers son langage. Elle apprenait vite quelques mots du nouveau pays, elle les rassemblait en éventail comme une collectionneuse. Quelques mots d’importance première qu’elle donnait à tirer à ses interlocuteurs pour ne pas avoir à les prononcer. A chaque mot, elle associait une expression du visage : l’Amour – son visage s’illuminait d’un sourire édenté ; la Mort – elle baissait la tête puis croisait ses bras ; le Voyage (un mot très difficile à faire comprendre) – le regard vague, elle tendait ses mains vers vous comme pour se saisir de votre personne et la déplacer dans l’air. Pour le reste, elle se contentait de choisir un mot à sa sonorité, autant que sa mémoire le lui permettait, en piochant parmi les langues qu’elle avait apprises au cours de ses pérégrinations. C’était une comédienne née. Elle savait parfaitement tirer profit de sa laideur : dans l’esprit des gens, une femme laide a moins de raisons de vous mentir. Moi, je faisais partie du décor. Une sorcière sans chat, ça n’existe pas. Un chat de sorcière est obligatoirement devin, et c’est pourquoi je peux vous parler. En plus, ça peut vivre partout, ça s’accommode.
C’est ainsi que je suis allé faire un tour chez le voisin. Il est possible que ce soit la mère Tchitch qui m’ait envoyé pour l’apprivoiser, je ne m’en souviens plus, mais ça a marché.
Le voisin était un amateur de cartes, comme la mégère ma maîtresse. Il les accrochait au mur et se contentait de les regarder de temps à autre. Leur présence le rassurait. Face à elles, il se sentait moins perdu. Il en avait encadré deux. Il aimait la première carte pour ses dessins précis et réalistes où l’on pouvait percevoir des arbres et des vagues. Je me suis assis sur un meuble juste à côté et j’ai tourné la tête comme pour la regarder. Le voisin fut saisi par mon attitude et sur le champ fit de moi son félin-géographe. Mes cornées vues de profil étaient d’ambre. En essayant de substituer son regard au mien, il s’aperçut pour la première fois que la mer Noire ressemblait à une bouche grande ouverte, en forme de « U » renversé, pleurant de désespoir. Un masque tragique qui aurait perdu la face droite. L’œil fermé, crispé, de ce visage, naissait à la source d’une Volga dont les flots grandissants formaient un torrent de larmes, une cicatrice terrible qui s’abîmait en mer de Sala (« ou Caspienne ou de Bachu », disait la carte). Là, plus bas sur la joue, après les déserts des Tartares, dans les Monts Elbours (« autrefois Caucase ») vivaient des Peuples libres. C’était une vieille carte. Très vieille.
La deuxième carte était plus récente. Une carte qui n’a plus d’existence possible. Elle avait été dressée dans la langue du pays d’alors, qui n’était plus celle du pays d’aujourd’hui. Mais le géographe de l’époque ne s’attardait pas sur les langues. Etait-ce un chat, un aïeul, au regard transparent et à la langue râpeuse ? La frontière n’y était pas dessinée d’un trait, comme on a l’habitude de le voir, le pays s’arrêtait de manière indécise. Car de l’autre côté, la carte était blanche ivoire, comme un morne ciel d’hiver, comme une mer glacée. Des routes y menaient de manière absurde, comme pour permettre aux pêcheurs superstitieux de revenir plus rapidement sur la terre ferme, après avoir dérobé à l’étendue blanchâtre quelques menus poissons. Ou alors, cette mer recouvrait-elle un autre monde, avec ses rivières et ses vallées, avec ses noms de lieux écrits dans la même langue, mais où les habitants refusent de respirer le même air que les autres ?
Le voisin avait tiré une troisième carte de Tarot des mains de ma maîtresse, lorsqu’elle était venue me récupérer. Qui ne l’a jamais vu, ce personnage qui marche tête levée, sans se préoccuper de ses pas, une canne dans une main et un baluchon dans l’autre ? Les grelots attachés à sa cape de bouffon lui valent ce surnom : le Mat. Un chien s’accroche par les dents à sa cuisse dénudée, de ses pattes le pousse vers l’avant ; d’où te chasse-t-on, le Fou ? Il a l’indifférence d’un chat, il poursuit son chemin sans se soucier de l’animal féroce. Les vagabonds d’aujourd’hui ne portent plus de grelots, ils savent très bien où ils veulent aller. Mais la race canine est restée toujours aussi stupide.
C’est une carte qui ne porte pas de numéro. Un carte qui ne peut s’interpréter seule. C’est la carte du déséquilibre, de l’irrationnel. Le Mat, c’est l’incertitude. Il ne peut s’interpréter qu’avec un autre arcane. Avec la Lune, il y aura probablement adultère. On en déduit facilement la signification du pittbull.
Trois cartes. Trois syllabes. Trois directions.
L’Europe s’arrête à l’Occident. La seule frontière qui reste immuable : l’Océan. Le Mat d’aujourd’hui dit « je suis à l’ouest » et il se retourne pour aller dans l’autre direction.
La sorcière me gratifia d’une longue caresse derrière les oreilles. Peu de temps après, le voisin déménagea. Il n’essaya même pas de récupérer l’argent que mère Tchitch lui avait emprunté.
C’est ainsi que je suis allé faire un tour chez le voisin. Il est possible que ce soit la mère Tchitch qui m’ait envoyé pour l’apprivoiser, je ne m’en souviens plus, mais ça a marché.
Le voisin était un amateur de cartes, comme la mégère ma maîtresse. Il les accrochait au mur et se contentait de les regarder de temps à autre. Leur présence le rassurait. Face à elles, il se sentait moins perdu. Il en avait encadré deux. Il aimait la première carte pour ses dessins précis et réalistes où l’on pouvait percevoir des arbres et des vagues. Je me suis assis sur un meuble juste à côté et j’ai tourné la tête comme pour la regarder. Le voisin fut saisi par mon attitude et sur le champ fit de moi son félin-géographe. Mes cornées vues de profil étaient d’ambre. En essayant de substituer son regard au mien, il s’aperçut pour la première fois que la mer Noire ressemblait à une bouche grande ouverte, en forme de « U » renversé, pleurant de désespoir. Un masque tragique qui aurait perdu la face droite. L’œil fermé, crispé, de ce visage, naissait à la source d’une Volga dont les flots grandissants formaient un torrent de larmes, une cicatrice terrible qui s’abîmait en mer de Sala (« ou Caspienne ou de Bachu », disait la carte). Là, plus bas sur la joue, après les déserts des Tartares, dans les Monts Elbours (« autrefois Caucase ») vivaient des Peuples libres. C’était une vieille carte. Très vieille.
La deuxième carte était plus récente. Une carte qui n’a plus d’existence possible. Elle avait été dressée dans la langue du pays d’alors, qui n’était plus celle du pays d’aujourd’hui. Mais le géographe de l’époque ne s’attardait pas sur les langues. Etait-ce un chat, un aïeul, au regard transparent et à la langue râpeuse ? La frontière n’y était pas dessinée d’un trait, comme on a l’habitude de le voir, le pays s’arrêtait de manière indécise. Car de l’autre côté, la carte était blanche ivoire, comme un morne ciel d’hiver, comme une mer glacée. Des routes y menaient de manière absurde, comme pour permettre aux pêcheurs superstitieux de revenir plus rapidement sur la terre ferme, après avoir dérobé à l’étendue blanchâtre quelques menus poissons. Ou alors, cette mer recouvrait-elle un autre monde, avec ses rivières et ses vallées, avec ses noms de lieux écrits dans la même langue, mais où les habitants refusent de respirer le même air que les autres ?
Le voisin avait tiré une troisième carte de Tarot des mains de ma maîtresse, lorsqu’elle était venue me récupérer. Qui ne l’a jamais vu, ce personnage qui marche tête levée, sans se préoccuper de ses pas, une canne dans une main et un baluchon dans l’autre ? Les grelots attachés à sa cape de bouffon lui valent ce surnom : le Mat. Un chien s’accroche par les dents à sa cuisse dénudée, de ses pattes le pousse vers l’avant ; d’où te chasse-t-on, le Fou ? Il a l’indifférence d’un chat, il poursuit son chemin sans se soucier de l’animal féroce. Les vagabonds d’aujourd’hui ne portent plus de grelots, ils savent très bien où ils veulent aller. Mais la race canine est restée toujours aussi stupide.
C’est une carte qui ne porte pas de numéro. Un carte qui ne peut s’interpréter seule. C’est la carte du déséquilibre, de l’irrationnel. Le Mat, c’est l’incertitude. Il ne peut s’interpréter qu’avec un autre arcane. Avec la Lune, il y aura probablement adultère. On en déduit facilement la signification du pittbull.
Trois cartes. Trois syllabes. Trois directions.
L’Europe s’arrête à l’Occident. La seule frontière qui reste immuable : l’Océan. Le Mat d’aujourd’hui dit « je suis à l’ouest » et il se retourne pour aller dans l’autre direction.
La sorcière me gratifia d’une longue caresse derrière les oreilles. Peu de temps après, le voisin déménagea. Il n’essaya même pas de récupérer l’argent que mère Tchitch lui avait emprunté.