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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Back in the E.U. London calling !


Nous avions l’air malin, les manches limées, le blazer trop court… Pas de tâches sur la cravate, pour ce qui me concernait, mais un pull beigeasse ras du cou qui recouvrait tant bien que mal une Lacoste encore rouge, au crocodile tenace, mais trouée de partout.

Freddy, qui me dépassait d’une demi-tête et me devançait toujours de trois pas, trottinait, nerveux, les petits petons en canard, le port altier, l’air boxeur. L’attaché-case contenant les conserves, le canif suisse et le « pain de France » se balançait, très nerveux lui aussi, dans sa main droite. Sous sa casquette plate repoussée en arrière, il reluquait les devantures à la recherche d’une épicerie…

M’estounes moi-même, que je me disais : son amusante façon de marcher est vraiment très appropriée pour une fois… Ne sommes-nous pas à « London-London », non point pour pêcher le petit poisson, mais pour fourguer du pâté de volaille ?

Je tenais un rôle de second couteau dans une tentative sauvage d’exportation de produits du terroir, une opération commando de pénétration du marché anglais : j’en étais le traducteur officiel…

Ce dont doutait maintenant mon agréable camarade, qui me trouvait quelque peu interdit dans la cabine téléphonique d’un beau rouge vermillon : « T’es sûr d’avoir tout compris ?

- L’enculé d’accent ! J’espère…

- Bordel ! T’es pas sensé parler amerloque couramment ?

- Je suis moins bon en bengali…

- Le cingalais envapé ou le shetlandais en rut, tu connaîtrais mieux ? »

Freddy se méfiait ; comme d’hab… Toujours aussi parano.

Le mecton de l’épicerie fine que je venais de contacter m’avait collé contre la cloison du telephone booth : « Vot is teu prod’t ye s’port ? »

- Poultry liver an’ pork liver pâtés…

- Vot ?..

- It’s from Perigord, France, Western Europe !

- Hammehui, greeett ! Ah ! Ah ! Brink seum ! Can be use’t in Chut-ney ? Ah ! Ah ! Fgraduiitgns… »

J’avais piqué l’adresse et l’intitulé sur le bottin de la cabine, quelque chose comme « Her Majesty’s grocerers », « caterers » de quelques pairs du royaume depuis la reine Victoria, et, ce, de pères en fils… Du sérieux, du hareng ad hoc, Bill, pour sûr : de la french Riviera au castle en Dordogne ; ça devait roquer grave.

Quand nous sommes entrés dans cette épicerie de Fulham road, on a eu le doute… L’odeur… Un petit Asiate joyeux est venu à notre rencontre : « V’ry, v’ry pleeesed t’meeeet youh ! »

On a senti l’embrouille, le malentendu, le curry…

Deux heures plus tard, nous repartions, étourdis. Le petit homme bistre se fendait la gueule sur le perron de son établissement. Il agitait joyeusement la main pour nous dire au revoir : il avait goûté d’abondance, apprécié, redemandé le poultry liver pâté ; refusé cependant le pork liver pâté : « I’m a Muslim, y’know… ». Pour finir il était parvenu à nous vendre une sauce sataniquement relevée et à repousser la commande de pâté de volaille à une autre rencontre, dans une autre galaxie…

« La prochaine fois, c’est moi qui téléphone, a jeté un Freddy fulminant.

- Si tu le sens… »

J’étais un peu vexé.

Freddy, bien excité, a fait fuir de ses moulinets d’attaché-case une gonzesse qui bavassait dans une cabine de Leicester Square, puis il a feuilleté, avec véhémence, l’annuaire qui s’y trouvait…

« It is du serious qu’il nous faut », répétait-il sans cesse…

D’après Freddy, enfin là, maintenant, nous tenions The Adresse… Il n’y avait plus qu’à tartiner.

Il a téléphoné. Je l’ai vu opiné. Plusieurs fois. Il a fait répété le mecton au bout du fil. Plusieurs fois. Il est sorti de la cabine comme un missile de son silo et j’ai eu du mal à le rejoindre avant l’entrée du métro…

Nous aurions du nous méfier : d’abord, il y avait eu la traversée des cimetières militaires du Nord de la France sous la lune blafarde (comment voudriez-vous qu’elle fût autrement ?) ; l’hovercraft, entre Calais et Ramsgate, tapant de sa jupe de caoutchouc une Manche plus que houleuse – d’où, pour tous les deux, la sensation de participer d’un rodéo et d’un crash aérien tout à la fois ; et maintenant nous faisions le constat étrange que nous étions les seuls passagers de ce wagon de métro. Et, ce, en pleine heure de pointe ! (Ah oui ! J’oublie aussi l’Autrichienne en baskets, qui chaussait du 43, et que j’avais ramené, au petit matin, dans notre chambre biscornue, sous le regard endormi, cependant méprisant, de Freddy…).

Nous avons vu une petite fille, habillée de rose, se hisser à bord du wagon. Très calmement. Une seconde petite fille est apparue. Quelques instants plus tard, nous étions entourés d’une cinquantaine de petites filles, vêtues de rose de la tête au pied. Très calmes. Elles nous fixaient de leurs yeux bleus, tortillaient leurs blondes anglaises... En silence. Nous restions muets nous aussi. Nous n’avions pas à nous forcer. Tout à coup, nous nous sommes regardés, Freddy et mézigue, histoire de voir si l’autre aussi… Puis, une grande souris grise, légèrement progniathe, est à son tour montée dans le Tube…

En négociant avec la dame, choquée de notre désinvolture, (après avoir résisté à la plonger dans l’huile ou dans l’eau), nous avons compris que nous n’étions pas passés de l’autre coté du miroir : il ne s’agissait que d’une sortie scolaire. Un pensionnat très privé. Un wagon réservé. Bad omen…

Une demi-heure après, ça n’a pas loupé : nous nous sommes retrouvés devant le 35, sur Tottenham Court Road.

Freddy a dit : « C’est là ! Juste à coté ! Au 33 ! ».

Le problème, c’est qu’il n’y avait pas de 33… Ca sautait aussi sec au 31 : un magasin de fringues pour déjantés de la manche effilochée.

Il y avait bien une inscription sur la vitrine… Entre : rien ! Nous nous sommes reculés, rapprochés. Nous avons longé, dans un sens, dans l’autre, les façades des immeubles : toujours rien ! Freddy a essayé de défoncer une porte d’entrée située entre le 35 et le 31. Tant et si bien que quelqu’un du magasin attenant est venu voir, inquiet, ce qui se passait. J’ai dû expliquer notre quête impossible, la rupture subite de réel… J’avais envie de parler des petites filles en rose, mais j’ai pas osé… Soudain, le bonhomme s’est pris les incisives (qu’il avait longues et larges) dans une main mignonne : « The poultry liver paté, I presume ! » s’est-il esclaffé sur un ton aigu…

Pendant qu’on finissait de s’expliquer, le fringueman et moi, Freddy se tenait assis sur l’attaché-case. Il reposait.

Tom (un diminutif, il s’appellait en réalité John-Paul-Thomas Montacrew) avait effectivement reçu le coup de téléphone de Freddy. Pour autant qu’il se souvenait des détails, le 33 et son épicerie n’existaient plus depuis l’année 1941… Une méchante bombe de nos cousins de Germanie. Concernant le numéro de l’immeuble sur le bottin, ce n’était qu’une erreur persistante de la Poste anglaise, très conservatrice, comme nous pouvions nous en rendre compte… Par contre, son magasin (essentiellement pour l’homme), portait bien comme enseigne « The Grocery ». Un hommage au 33 disparu… J’espèrais qu’il fût bien achalandé, à défaut de marchandise exposée… (nous étions à l’époque où le minimalisme régnait : trois oripeaux criards, disposés négligemment sur des mannequins conceptuels, confectionnaient l’exposition permanente du stock).

Pour le coup de téléphone, Gentleman Tom avait cru à quelque plaisanterie. Il s’était donc dit : « Trick pour joke, and vice-versa, travestissons-nous en gentil épicier ! Tout le monde sait que « The Grocery » est un magasin de fripes branché, ah ! ah ! ah ! D’autant plus que l’accent insolite et insituable de votre ami… Pas très yankee, comme le vôtre, ah ! ah ! ». J’ai rigolé à mon tour : « plutôt sudiste, mon, you, mean ol’fa… ».

J’étais presque reconnu.

Freddy a eu ce regard étrange. Je l’ai entendu dire : « Tête en pâté » ou « Pâté de tête », je ne me souviens plus exactement.

Puis, ce brave homme de Thomas, quoique légèrement trop efféminé, s’est dirigé, tortillant du pelvis, vers le fond du local. Il nous est revenu avec une bouteille de Cahors. Un peu rugueux, certes, mais nous nous sommes quand même envoyés, tous les trois, une boîte de pâté de volaille sur french brignolet.

Tommy a trouvé le produit fabuleux. Il comptait bien en parler à ses amis du monde de la jacket… Nous lui avons laissé les dernières boîtes, pâté de porc inclus.

« Au moins, on a mangé… », a grommelé Freddy en se réfugiant dans le bus.

De retour au « Air Terminal Hotel », un établissement étroit d’Earl’s Court, nous nous sommes assoupis dans les fauteuils usés de la « lounge room ».

C’est la télé, un peu plus tard, qui nous a réveillés. Nous étions entourés de surfers australiens. Ils buvaient du lait à même la bouteille. Et il y avait ce vieux Japonais, tout sourire, qui faisait ses courbettes. J’ai voulu être poli : les courbettes réciproques se sont enchaînées sans fin… Freddy se poilait.

Soudain, dans le téléviseur, l’hymne prenant du Grand Prix de l’Eurovision a éclaté…

Trois heures plus tard, nous nous retrouvions ravis au lit, dans notre singulière double room (la tapisserie psychédélique des murs nous faisait en effet loucher).

Nous venions de remporter cent livres, après avoir suscité des paris sur le(a) gagnant(e) éventuel(le) du concours tant attendu.

Fastoche : la concurrente turque n’avait aucune chance, c’était manifeste. La Finnoise, cependant… Nous étions tous les deux surdoués pour repérer les pauvresses méritantes du chounette généralisé… Même si elle pointait Lapone et s’appelait Nokia ou Motorola…

Ce n’était pas des kangourous Aussi(es) (ah ! ah !) mal sevrés que rebondis (ne venaient-ils point de remplir nos poches ?), voire une face de citron fripé (plutôt vert, à cette heure-ci), qui allaient nous apprendre l’européanité…

Glossary

London’s calling : l’appel de Londres (De Gaulle et The Clash).
Telephone booth : cabine téléphonique (à ne pas confondre avec telephone cell : un portable ou un téléphone cellulaire, ou une cabine téléphérique…).
Her Majesty’grocerers : les épiciers de sa Majesté. D’où l’expression : don’t you impersonate her majesty’s grocerer ! (Ne fais pas ton épicier fôldingue !).
Caterers : fournisseurs (ne pas confondre avec « pusher » ou « dealer »).
Castle : château. (Ou bien « la tour » dans le jeu d’échecs).
Pork liver pâté : pâté de foie de porc. (approx. à cause de la véritable composition du produit…).
Poultry liver pâté : pâté de foie de volaille. (approx. à cause de la véritable composition du produit…).
Very pleased to meet you : « Enchanté de vous rencontrer, cher client, cher ami, cher camarade, cher collègue ! »
I’m a Muslim, you know : je suis un musulman, saviez-vous… (attention au faux-ami : « I’m a mushroom, you know » : je suis un petit chou de Bruxelles ou un champignon mignon de Paris, l’es-tu ?
The Tube : le metropolitain de Londres, et non point la chanson phare du hit-parade. Chaque tronçon de réseau est à nouveau payant ! Entubeurs de rosbifs !
Bad omen : mauvais présage permanent qui tend l’abdomen et donne des vents (d’où l’expression : sentir d’où vient le vent…).
The Grocery : l’Epicerie… (voir plus haut).
Trick : une « joke » un peu plus sournoise que…
Joke : une « trick » un plus innocente que… (Jockstrap : un suspensoir).
Mean, ol’fag… : intraduisible.

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