Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Naomi Klein
Imprimer l'articlePas de paix sans combat
Buenos Aires. En plein milieu d’un bourbier qui sert de squat dans les faubourgs, Florencia Vespignani prépare sa toute prochaine tournée de rencontres aux Etats-Unis ; tournée durant laquelle elle évoquera auprès d’étudiants et de militants les mouvements de résistance qui se sont constitués en Argentine.
« J’ai un peu peur », avoue-t-elle.
« Peur de la guerre ? », lui demandai-je.
« Non. Peur de prendre l’avion. Ici, nous avons des guerres tout le temps. »
Vespignani, mère de 33 ans, responsable d’un collectif, est un des chefs de file du Mouvement des Travailleurs dit « désœuvrés » (Movimiento de los Trabajadores Desocupados, MTD), l’un des multiples collectifs de chômeurs, connus comme les piqueteros, qui sont apparus au milieu des ruines de l’économie argentine.
Lorsque Florencia Vespignani décrit sa vie comme une guerre, ce n’est pas une métaphore. Ici plus de 50 % de la population vit dans la pauvreté et 27 enfants meurent de faim chaque jour. Elle a simplement appris que pour rester en vie, il lui faut sortir dans la rue et se battre – combattre pour chaque morceau de pain, pour chaque crayon d’écolier, pour chaque nuit de repos.
Du point de vue du Fonds Monétaire International (FMI), les piqueteros sont des dommages collatéraux du néolibéralisme – des dommages issus de cette explosion quasi fortuite survenue lors de privatisations en rafale, accompagnée d’une austérité de « choc ». Au milieu des années 90, des centaines de milliers d’argentins se sont brusquement retrouvés sans salaires, allocations ou retraites. Au lieu de disparaître sans faire de bruit dans les banlieues de misère qui ceinturent Buenos Aires, ils se sont organisés en comités de quartier. Ils ont bloqué routes et ponts jusqu’à ce que le gouvernement daigne crachoter quelques indemnités de chômage. Des terrains vagues ont été occupés pour construire des maisons, des fermes, et des soupes populaires ; une centaine d’usines fermées ont été remises en activité par leurs anciens employés. L’action directe est devenue la seule alternative à une vie de rapine ou, plus simplement, à la mort.1
Mais ce n’est pas vraiment la raison pour laquelle Vespignani décrit la vie en Argentine comme une guerre de chaque instant. La guerre, c’est ce qui arrive ensuite : une fois que Florencia et ses voisins osent survivre à la venue d’hommes armés, aux brutales expulsions des terrains et des usines occupées, aux assassinats de militants par la police, à l’emphase caricaturale des médias qui s’emploient à décrire les piqueteros comme de « dangereux terroristes ». C’est ainsi que, le mois dernier, la police de Buenos Aires n’a pas hésité à utiliser les gaz lacrymogènes ainsi que des balles en caoutchouc pour déloger une soixantaine de familles d’un immeuble désaffecté ; immeuble situé près de la très branchée et réputée place Dorrego. C’est la plus violente répression que la ville ait connue depuis l’assassinat perpétré par la police, en juin dernier, de deux jeunes leaders du MTD qui participaient à la mise en place d’un barrage routier.
La police a déclaré, par la suite, qu’elle était inquiète des conditions de sécurité dans ce squat. Beaucoup de gens pensent cependant que cette brutale expulsion fait tout simplement partie d’un des plus récents plans de réajustement économique mitonnés à l’hôtel Sheraton, lieu où les délégations du FMI tiennent, depuis des semaines, réunions sur réunions en compagnie des banquiers et des candidats à la prochaine élection présidentielle. Le FMI espère bien ainsi obtenir des garanties sur les nouveaux prêts qu’il compte accorder à l’Argentine ; c’est-à-dire qu’il compte s’assurer qu’elle payera bien sa dette extérieure, tout en continuant gentiment à réduire les dépenses sociales de première nécessité.
Mais il existe un autre critère plus implicite : chaque candidat à la présidence doit faire preuve d’allégeance aux « critères » d’obtention des capitaux étrangers, en démontrant, par exemple, sa détermination à utiliser la force pour contrôler les victimes de ces arrangements financiers présents et à venir. Squatters, piqueteros – même les cartoneros (les « cartonniers »), cette armée de gueux qui passe au peigne fin les ordures de la ville à la recherche de cartons à vendre – se retrouvent aux abois. Selon l’ex-propriétaire de la plus grande compagnie privée de ramassage de déchets de Buenos Aires, actuellement candidat à la mairie et qui a pour devise « Reprenons Buenos Aires », les déchets sont une « propriété privée » et les cartonniers, donc, rien moins que des « voleurs »…
Pour résumer, l’effort désespéré par lequel des millions d’argentins tentent de survivre semble menaçant pour la reprise économique ; il doit être stoppé sans plus attendre.
Récemment, John Berger a écrit : « Sans argent, tout besoin quotidien devient une souffrance. » En Argentine, toute tentative pour soulager cette souffrance est en train de devenir un crime. C’est à cette guerre que fait allusion Florencia. Durant son voyage aux Etats-Unis, elle aura la difficile tâche d’expliciter cette situation à des militants activistes qui sont presque exclusivement focalisés sur l’arrêt d’un autre type de guerre ; une guerre où la stratégie repose sur la notion de « choc » et de « stupeur », non sur une brutalité quotidienne et sur l’exclusion massive.
Debout au milieu des pavés durant cette nuit où les soixante familles furent délogées de leur logement, l’odeur du gaz lacrymogène demeurait tout autour de moi, tout comme demeuraient des douzaines de personnes en prison. Je me suis alors interrogée sur les appels à la « paix » qui nous arrivaient d’Europe et d’Amérique du Nord. Le message contre la guerre résonne avec force ici aussi. Et c’est par dizaines de milliers que les gens ont participé à la journée d’action du 15 février dernier. Mais, de quelle paix parle-t-on ? Que signifie le mot « paix » dans un pays où le droit que l’on doit défendre est celui de lutter ?
Mes amis en Afrique du Sud me disent que chez eux, là-bas, la situation est similaire : des familles entières sont délogées de zones d’habitations misérables, de Soweto à Cape Flats, et la police et les forces de sécurité privée dans ce pays utilisent aussi des balles et du gaz lacrymogène pour faire sortir de force les gens de leurs foyers ; ainsi, le mois dernier, est survenu le meurtre suspect d’Emily Nengolo, une militante de 61 ans qui luttait contre la privatisation de l’eau. Au lieu de consacrer leur énergie à l’obtention de leur alimentation, la création d’emplois ou la préservation de leur environnement, les mouvements sociaux, dans le monde entier, sont obligés de dépenser leur temps dans une guerre quotidienne contre les manœuvres qui visent à la criminaliser.
La grande ironie, c’est que ces mouvements sont en train de livrer la véritable guerre au terrorisme – certes, sans faire régner « l’ordre et la loi » ; mais en proposant une réelle alternative aux tendances fondamentalistes qui existent bien souvent là où s’installe un fort désespoir. Ces mouvements mettent au point, et en action, des tactiques qui permettent à quelques-unes des personnes les plus exclues de la terre de répondre à leurs besoins sans, pour cela, avoir recours à la terreur. Ces tactiques se traduisent, par exemple, par des barrages routiers ; ou bien par l’occupation de locaux inoccupés ; ou bien encore par l’utilisation de lopins de terre laissés vacants ; donc par ce que nous pourrions sans doute énoncer comme une résistance au départ et à la débacle générale.
Le 15 février fut plus qu’une manifestation – ce fut la promesse de construire un vaste mouvement international contre la guerre. Si cela se fait, les Nord-Américains et les Européens devront se battre sur plusieurs fronts : s’opposer, d’une part, à une attaque militaire contre l’Irak ; refuser, d’autre part, l’étiquette de « terroristes » que l’on veut accolée aux mouvements sociaux. L’usage de la force pour contrôler les ressources de l’Irak n’étant qu’une variante plus extrémiste de la force utilisée pour maintenir la pleine et constante ouverture du marché international et s’assurer que des pays comme l’Argentine et l’Afrique du Sud continueront de payer leur dette extérieure. Dans ces pays, où la vie quotidienne s’assimile à une véritable guerre, les gens qui s’affrontent, de manière militante, à cette brutalité de l’ordinaire sont eux aussi, et à part entière, des activistes pour la paix.
Nous voulons tous la paix. Mais souvenons-nous qu’il faudra sans doute se battre pour l’obtenir…
« J’ai un peu peur », avoue-t-elle.
« Peur de la guerre ? », lui demandai-je.
« Non. Peur de prendre l’avion. Ici, nous avons des guerres tout le temps. »
Vespignani, mère de 33 ans, responsable d’un collectif, est un des chefs de file du Mouvement des Travailleurs dit « désœuvrés » (Movimiento de los Trabajadores Desocupados, MTD), l’un des multiples collectifs de chômeurs, connus comme les piqueteros, qui sont apparus au milieu des ruines de l’économie argentine.
Lorsque Florencia Vespignani décrit sa vie comme une guerre, ce n’est pas une métaphore. Ici plus de 50 % de la population vit dans la pauvreté et 27 enfants meurent de faim chaque jour. Elle a simplement appris que pour rester en vie, il lui faut sortir dans la rue et se battre – combattre pour chaque morceau de pain, pour chaque crayon d’écolier, pour chaque nuit de repos.
Du point de vue du Fonds Monétaire International (FMI), les piqueteros sont des dommages collatéraux du néolibéralisme – des dommages issus de cette explosion quasi fortuite survenue lors de privatisations en rafale, accompagnée d’une austérité de « choc ». Au milieu des années 90, des centaines de milliers d’argentins se sont brusquement retrouvés sans salaires, allocations ou retraites. Au lieu de disparaître sans faire de bruit dans les banlieues de misère qui ceinturent Buenos Aires, ils se sont organisés en comités de quartier. Ils ont bloqué routes et ponts jusqu’à ce que le gouvernement daigne crachoter quelques indemnités de chômage. Des terrains vagues ont été occupés pour construire des maisons, des fermes, et des soupes populaires ; une centaine d’usines fermées ont été remises en activité par leurs anciens employés. L’action directe est devenue la seule alternative à une vie de rapine ou, plus simplement, à la mort.1
Mais ce n’est pas vraiment la raison pour laquelle Vespignani décrit la vie en Argentine comme une guerre de chaque instant. La guerre, c’est ce qui arrive ensuite : une fois que Florencia et ses voisins osent survivre à la venue d’hommes armés, aux brutales expulsions des terrains et des usines occupées, aux assassinats de militants par la police, à l’emphase caricaturale des médias qui s’emploient à décrire les piqueteros comme de « dangereux terroristes ». C’est ainsi que, le mois dernier, la police de Buenos Aires n’a pas hésité à utiliser les gaz lacrymogènes ainsi que des balles en caoutchouc pour déloger une soixantaine de familles d’un immeuble désaffecté ; immeuble situé près de la très branchée et réputée place Dorrego. C’est la plus violente répression que la ville ait connue depuis l’assassinat perpétré par la police, en juin dernier, de deux jeunes leaders du MTD qui participaient à la mise en place d’un barrage routier.
La police a déclaré, par la suite, qu’elle était inquiète des conditions de sécurité dans ce squat. Beaucoup de gens pensent cependant que cette brutale expulsion fait tout simplement partie d’un des plus récents plans de réajustement économique mitonnés à l’hôtel Sheraton, lieu où les délégations du FMI tiennent, depuis des semaines, réunions sur réunions en compagnie des banquiers et des candidats à la prochaine élection présidentielle. Le FMI espère bien ainsi obtenir des garanties sur les nouveaux prêts qu’il compte accorder à l’Argentine ; c’est-à-dire qu’il compte s’assurer qu’elle payera bien sa dette extérieure, tout en continuant gentiment à réduire les dépenses sociales de première nécessité.
Mais il existe un autre critère plus implicite : chaque candidat à la présidence doit faire preuve d’allégeance aux « critères » d’obtention des capitaux étrangers, en démontrant, par exemple, sa détermination à utiliser la force pour contrôler les victimes de ces arrangements financiers présents et à venir. Squatters, piqueteros – même les cartoneros (les « cartonniers »), cette armée de gueux qui passe au peigne fin les ordures de la ville à la recherche de cartons à vendre – se retrouvent aux abois. Selon l’ex-propriétaire de la plus grande compagnie privée de ramassage de déchets de Buenos Aires, actuellement candidat à la mairie et qui a pour devise « Reprenons Buenos Aires », les déchets sont une « propriété privée » et les cartonniers, donc, rien moins que des « voleurs »…
Pour résumer, l’effort désespéré par lequel des millions d’argentins tentent de survivre semble menaçant pour la reprise économique ; il doit être stoppé sans plus attendre.
Récemment, John Berger a écrit : « Sans argent, tout besoin quotidien devient une souffrance. » En Argentine, toute tentative pour soulager cette souffrance est en train de devenir un crime. C’est à cette guerre que fait allusion Florencia. Durant son voyage aux Etats-Unis, elle aura la difficile tâche d’expliciter cette situation à des militants activistes qui sont presque exclusivement focalisés sur l’arrêt d’un autre type de guerre ; une guerre où la stratégie repose sur la notion de « choc » et de « stupeur », non sur une brutalité quotidienne et sur l’exclusion massive.
Debout au milieu des pavés durant cette nuit où les soixante familles furent délogées de leur logement, l’odeur du gaz lacrymogène demeurait tout autour de moi, tout comme demeuraient des douzaines de personnes en prison. Je me suis alors interrogée sur les appels à la « paix » qui nous arrivaient d’Europe et d’Amérique du Nord. Le message contre la guerre résonne avec force ici aussi. Et c’est par dizaines de milliers que les gens ont participé à la journée d’action du 15 février dernier. Mais, de quelle paix parle-t-on ? Que signifie le mot « paix » dans un pays où le droit que l’on doit défendre est celui de lutter ?
Mes amis en Afrique du Sud me disent que chez eux, là-bas, la situation est similaire : des familles entières sont délogées de zones d’habitations misérables, de Soweto à Cape Flats, et la police et les forces de sécurité privée dans ce pays utilisent aussi des balles et du gaz lacrymogène pour faire sortir de force les gens de leurs foyers ; ainsi, le mois dernier, est survenu le meurtre suspect d’Emily Nengolo, une militante de 61 ans qui luttait contre la privatisation de l’eau. Au lieu de consacrer leur énergie à l’obtention de leur alimentation, la création d’emplois ou la préservation de leur environnement, les mouvements sociaux, dans le monde entier, sont obligés de dépenser leur temps dans une guerre quotidienne contre les manœuvres qui visent à la criminaliser.
La grande ironie, c’est que ces mouvements sont en train de livrer la véritable guerre au terrorisme – certes, sans faire régner « l’ordre et la loi » ; mais en proposant une réelle alternative aux tendances fondamentalistes qui existent bien souvent là où s’installe un fort désespoir. Ces mouvements mettent au point, et en action, des tactiques qui permettent à quelques-unes des personnes les plus exclues de la terre de répondre à leurs besoins sans, pour cela, avoir recours à la terreur. Ces tactiques se traduisent, par exemple, par des barrages routiers ; ou bien par l’occupation de locaux inoccupés ; ou bien encore par l’utilisation de lopins de terre laissés vacants ; donc par ce que nous pourrions sans doute énoncer comme une résistance au départ et à la débacle générale.
Le 15 février fut plus qu’une manifestation – ce fut la promesse de construire un vaste mouvement international contre la guerre. Si cela se fait, les Nord-Américains et les Européens devront se battre sur plusieurs fronts : s’opposer, d’une part, à une attaque militaire contre l’Irak ; refuser, d’autre part, l’étiquette de « terroristes » que l’on veut accolée aux mouvements sociaux. L’usage de la force pour contrôler les ressources de l’Irak n’étant qu’une variante plus extrémiste de la force utilisée pour maintenir la pleine et constante ouverture du marché international et s’assurer que des pays comme l’Argentine et l’Afrique du Sud continueront de payer leur dette extérieure. Dans ces pays, où la vie quotidienne s’assimile à une véritable guerre, les gens qui s’affrontent, de manière militante, à cette brutalité de l’ordinaire sont eux aussi, et à part entière, des activistes pour la paix.
Nous voulons tous la paix. Mais souvenons-nous qu’il faudra sans doute se battre pour l’obtenir…
* Journaliste indépendante canadienne auteur de No logo :La Tyrannie des marques (Ed. Actes Sud, 2002) et Journal d’une combattante, nouvelles du front de la mondialisation (Ed. Actes Sud, 2003).
(1) Lire l’article de Olivier Voirol « Que se vayan todos ! » Rébellion populaire et avancées autogestionnaires en Argentine in « Le corps », Le Passant Ordinaire n° 42 (nov./déc. 2002) NDLR.
(1) Lire l’article de Olivier Voirol « Que se vayan todos ! » Rébellion populaire et avancées autogestionnaires en Argentine in « Le corps », Le Passant Ordinaire n° 42 (nov./déc. 2002) NDLR.