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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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Le footballeur, le chômeur et le prix Nobel


Dans les banlieues minées par le chômage, on idolâtre parfois les footballeurs. Est-ce parce que ces derniers ont enfin trouvé l’explication et la solution au chômage ? Si l’on en croit la pensée économique « moderne », c’est une hypothèse qu’il ne faut pas écarter.



Le footballeur a dit : « Je suis pour un abaissement au minimum du soutien aux chômeurs. Beaucoup d’en-tre eux ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations qu’ils n’ont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusqu’au soir juste pour 100 euros de plus à la fin du mois »1. Le footballeur n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Stefan Effenberg, l’un des meilleurs joueurs du championnat allemand de la dernière décennie et capitaine (au moment des faits) du Bayern Munich, au salaire de 4 millions d’euros par an. Pour s’être ainsi imprudemment avancé sur le terrain glissant de l’analyse économique, le footballeur avait été vertement tancé et réprimandé. Il est resté sur la touche lors du match contre Herta Berlin2 et son entraîneur l’avait invité à retourner à ses chères études en ces termes peu amènes : « Je ne peux pas partager l’opinion de Stefan. En tant que joueur du Bayern, il a une responsabilité à l’égard de la société. Ce n’était pas très intelligent de sa part de s’exprimer ainsi ». Le président du Bayern lui-même avait cru bon intervenir en ajoutant que Effenberg ferait mieux de « s’occuper des choses pour lesquelles il est le plus compétent ».



On se prend à rêver d’un monde où, à l’image du football, la régulation sociale fonctionnerait si bien que la bêtise y serait soit fortement découragée, soit immédiatement sanctionnée, quand par extraordinaire elle aurait franchi tous les obstacles de la dissuasion que lui oppose la menace d’opprobre. Mais, outre qu’il devient de plus en plus cavalier d’ériger le football en exemple pour le reste de la société – et d’ailleurs, reste-t-il une société en dehors du football ? – on pourrait s’interroger sur la justesse du traitement dont Stefan Effenberg a fait l’objet. Car, sans trahir les propos de ceux qui l’ont blâmé, il a tout de même été jugé irresponsable, inintelligent, et incompétent. Est-on bien sûr que ce qui est l’objet d’opprobre ici ne figurerait pas avantageusement au titre des qualités que Monsieur Effenberg aurait pu faire valoir ailleurs… pour un salaire, il est vrai, nettement moins attractif ? Qu’on en juge.



N’est-ce pas, en effet, sur la base d’une telle analyse économique du chômage que l’on a réorienté, en France, les politiques sociales, pour les mettre à la remorque de politiques de l’emploi visant à encourager, comme on dit sobrement, « la reprise d’activité » ou, à tout le moins, visant à supprimer d’éventuelles « désincitations au travail » ? Ainsi : le mécanisme dit d’intéressement pour les bénéficiaires du RMI qui reprennent un emploi (mécanisme qui permet de cumuler pendant un temps revenus du travail et RMI) ; les réformes de l’allocation logement, de la taxe d’habitation et de l’impôt sur le revenu, intervenues durant l’année 2000 et présentées comme des mesures « en faveur de la reprise d’activité [procédant] à des ajustements en vue de réduire les pics de taux marginaux effectifs d’imposition »3, et surtout la création de la prime pour l’emploi… toutes ces mesures n’ont-elles pas comme unique fondement théorique « le modèle élémentaire d’offre de travail » qui est la tarte à la crème de l’analyse néoclassique du marché du travail… et qui est aussi celui de Monsieur Effenberg ?



Le footballeur n’aurait alors qu’une chose à regretter, qui est de n’avoir pas su formuler sa pensée en termes plus galants. Non seulement cela lui aurait peut-être permis d’éviter le scandale, mais sans doute aurait-il pu envisager dès à présent une brillante reconversion. Imaginons, par exemple, qu’au sujet du diagnostic, il ait plutôt cherché à faire la part des choses, en ramenant à 57% de la population des chômeurs « le non-emploi volontaire », et qu’il ait assorti l’usage de cette catégorie d’une définition rigoureuse, comme : « de manière générale, le salaire net auquel l’individu en non-emploi volontaire peut prétendre n’accroît pas ses ressources de manière suffisante pour compenser les contraintes associées à un emploi ». Il n’aurait eu qu’un pas à faire de sa définition à sa conclusion : « les pertes que [les personnes à faible qualification] encourent à prendre un emploi, en quittant le filet de protection sociale, [sont] si élevées que participer au marché du travail n’en [vaut] pas la peine »4. Dire cela n’aurait pas été différent, dans le fond, de ce qu’il a dit. Mais cela lui aurait certainement permis d’observer l’étiquette et les bonnes manières d’un directeur ou d’un chef de division de l’INSEE. Imaginons ensuite que ce passage trop rapide des prémisses à la conclusion ait été correctement articulé avec la théorie de la décision en usage chez les économistes, que Monsieur Effenberg ne fait qu’effleurer. Si ce dernier avait eu la patience de nous expliquer : « Les décisions de participation au marché du travail relèvent de la même logique [de calcul]. Les individus décident de travailler en comparant les gains en emploi et hors emploi en intégrant dans leur choix la valorisation du loisir et les éventuels gains futurs consécutifs à la reprise d’emploi. Ce raisonnement conduit à définir un salaire seuil, dit salaire de réserve, en deçà duquel l’individu refuse de travailler. Le salaire de réserve augmente avec le revenu si le loisir est un bien normal. »5 ? Outre que cela eût été plus incompréhensible et, par là même, bien plus savant que « Beaucoup d’entre eux [les chômeurs] ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations qu’ils n’ont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusqu’au soir pour 100 euros de plus à la fin du moins », la formule lui aurait peut-être valu le titre de meilleur jeune économiste de France. Mais peut-être M. Effenberg aurait-il jugé ce titre de gloire trop académique, trop universitaire, pas assez fun. Que n’a-t-il tenté alors un : « L’assistance engendre la paresse. […] les RMIstes sont des maximisateurs de profits »6 qui prouve que tous les universitaires ne sont pas des « intello-chiants » ? Le ton éventuellement un peu trop direct, que doit s’interdire l’essayiste en quête de respectabilité ? Il aurait pu se contenter, dans ce cas, d’un : « Chacun sait qu’il existe des chômeurs par choix rationnel, c’est-à-dire des individus qui, compte tenu des systèmes d’aide et des effets de seuil au moment du retour sur le marché du travail, préfèrent s’inscrire à l’ANPE, quitte à exercer une activité partielle au noir »7. Une façon de s’exprimer qui peut vous faire tutoyer les hautes sphères de la consultance, voire le Conseil de surveillance du « Monde ». Mais la formule pourrait être jugée un rien réactionnaire et, compte tenu de la « préférence française pour le chômage », elle peut faire rater de ce fait même la marche qui conduit au vrai pouvoir. Mieux vaut savoir, si l’on situe là son ambition, commencer par une dénégation : « […] déterminer que les incitations pécuniaires au retour à l’emploi sont, dans un certain nombre de situations, trop faibles, n’implique en rien que les sans emploi puissent être considérés comme responsables de leur situation ». Et dans un second temps seulement, même s’il s’agit de la phrase suivante, dénier la dénégation : « Il peut s’agir, et il s’agit souvent, de personnes sincèrement désireuses de prendre ou de reprendre un emploi, mais qui face à une offre donnée, comparent les bénéfices immédiats qu’ils en retireront à ceux qu’ils escomptent d’une poursuite de la recherche d’un emploi mieux rémunéré, ou qui correspond mieux à leurs attentes »8. Dans cette version social-libérale, que l’on se gardera bien de pousser jusqu’à son terme – lequel reviendrait très sérieusement à nous expliquer que ce n’est pas le chômage qui contraint à la recherche d’emploi, mais que c’est exactement le contraire – on peut espérer rivaliser avec les conseillers du Prince, en l’occurrence : les plus beaux esprits du Conseil d’analyse économique. Mais peut-être serait-ce encore insuffisant pour narcissiser l’ego d’un sportif qu’on imagine gonflé à bloc par dix années de gloire footbalistique. Pourquoi ne pas se mesurer, alors, à un prix Nobel ? Il faut avouer que si le défi ne paraît pas hors d’atteinte, il aurait fallu à M. Effenberg un peu plus d’audace, d’imagination et de persévérance pour se hisser au niveau d’une théorie du chômage qui fait aujourd’hui les délices de tous les étudiants en deuxième cycle de sciences économiques. N’est pas Prix Nobel qui veut ! Il lui aurait fallu, en particulier, étendre son hypothèse frondeuse, celle qui porte sur la paresse atavique des chômeurs, à l’ensemble des salariés. Si le chômage peut être le fruit de l’indolence des chômeurs, ne peut-il pas encore plus sûrement être le produit de la paresse de l’ensemble des salariés ? C’est cette question que Joseph Stiglitz a dû se poser lorsqu’il a entrepris de rédiger, avec son collègue Karl Shapiro, un des articles scientifiques qui ont le plus contribué à sa réputation mondiale. Qu’advient-il en effet lorsque l’on a affaire à des salariés paresseux (éprouvant de la « désutilité pour l’effort »… pardon !) ? Il devient rationnel, du point de vue des entreprises, d’augmenter les salaires, pour mettre les gens au travail, étant donné que cela augmente le coût d’opportunité des salariés « tire-au-flanc » en cas de licenciement. Et c’est cette obligation, pour chaque firme, de pratiquer une politique salariale incitative, qui augmente le coût du travail pour l’ensemble des entreprises et déprime en conséquence la demande de travail. En raccourci : la paresse des uns crée le chômage des autres. C’est bien ce que nous expliquent fort pédagogiquement les deux auteurs : « Pour inciter ses travailleurs à ne pas tirer au flanc, la firme essaye de payer plus que le salaire courant ; ainsi, si un travailleur est pris en train de tirer au flanc et qu’il est renvoyé, il paiera une amende9. Cependant, s’il est profitable pour une firme d’augmenter ses salaires, il sera profitable pour toutes les firmes d’augmenter leurs salaires. Quand elles augmentent toutes leurs salaires, l’incitation à ne pas tirer au flanc de nouveau disparaît. Mais comme toutes les firmes augmentent leurs salaires, leur demande de travail diminue, et il en résulte du chômage. Avec du chômage, même si les firmes payent les mêmes salaires, un travailleur à une incitation à ne pas tirer au flanc. Puisque s’il est renvoyé, il ne trouvera pas immédiatement un autre emploi. Le taux de chômage doit être suffisamment élevé pour qu’il soit payant pour les travailleurs de travailler plutôt que de prendre le risque d’être pris en train de tirer au flanc »10.



Question en forme de devinette « Carambar » : quelle est, au fond, la vraie différence entre Stefan Effenberg et un prix Nobel ? Puisqu’elle ne peut pas être leur inégale compétence en matière économique, elle doit résider en ce que Effenberg, lui au moins, marque des buts pour le Bayern Munich.



Les obsèques du pauvre Keynes n’en finissent pas de virer au macabre. Elles processionnent, pour tout dire, depuis plus de 50 ans. Cinquante années pendant lesquelles les économistes pré-keynésiens, non contents de lui faire cortège, ont rêvé de précipiter le linceul à l’abîme. Maintenant que c’est fait, sur quel véritable progrès peut se retourner la théorie économique du chômage ? Sur le seul, peut-être, qui lui était vraiment cher : l’expulsion de la théorie économique de l’idée même qu’une situation de chômage puisse être qualifiée d’involontaire. En combinant une anthropologie de gribouille (la théorie de la décision rationnelle de l’agent) et un cadre institutionnel fantasmagorique (l’équilibre simultané des marchés), elle est enfin parvenue à faire du chômage un résultat complètement volontaire. Et du haut de cette théorie, la voici contemplant son œuvre, les politiques de l’emploi, qui peuvent toutes se résumer à cette injonction révolutionnaire à l’adresse des chômeurs : « il n’y a pas de travail, alors cherchez-en ! ». Cinquante ans de progrès de la théorie économique…



Mais on comprend bien qu’il fallait absolument compter sur quelque progrès. Qu’avait dit Keynes, en effet ? Que le niveau de l’emploi dépendait du niveau de l’activité économique. Que celui-ci était sans cesse limité par les perspectives d’expansion de la demande jugée rentable par les entrepreneurs. Que ces perspectives elles-mêmes pouvaient parfois être sombres, du fait qu’il n’y a aucune assurance qu’à mesure que la société s’enrichit, la part de la production (ou du revenu) que les agents renoncent à consommer soit compensée par une demande équivalente de biens d’investissement. Keynes voulait simplement dire que le capitalisme était sans cesse confronté à un problème de débouché, le fait de renoncer à consommer une partie du revenu (l’épargne) ne créant pas de lui-même une incitation à investir (à dépenser de l’argent en achat de biens d’investissement) qui viendrait combler le manque à gagner (créé par l’épargne) pour les entrepreneurs. C’était trop simple à la vérité : lorsque je m’abstiens d’acheter un parapluie pour épargner 20 euros, je ne crée pas de ce fait même une incitation quelque part dans l’économie à emprunter ces 20 euros pour réaliser une dépense d’investissement pourvoyant à une demande future. Je fais simplement perdre 20 euros au fabricant de parapluie, qui me les emprunte pour combler le trou de trésorerie que j’ai créé en le laissant avec un parapluie sur les bras. Ce n’est pas de cette déconvenue qu’il tirera motif à investir pour préparer la production d’un parapluie supplémentaire pour demain. Or, si l’emploi que la société ne désire pas créer en vue de satisfaire sa consommation immédiate n’est pas utilisé à construire des biens capitaux… cet emploi n’existera tout simplement pas. C’est donc de la faiblesse chronique de l’investissement (relativement à l’épargne) que viennent les malheurs des salariés. L’appétit d’accumulation des capitalistes peut très bien s’avérer en deçà de leur désir de faire vivre une société capitaliste parce que les perspectives qui s’offrent aux entrepreneurs de transformer de manière rentable en marchandises l’idée que leurs concitoyens se font du bonheur peuvent faire défaut.



Ce à quoi les économistes pré-keynésiens ont répondu : « venez donc faire une petite promenade sur le marché du travail, ça vous distraira de ces idées noires ». Si les capitalistes ne sont pas à la hauteur de l’idée du bonheur que se font leurs concitoyens, c’est plutôt parce que les salariés s’en font une idée trop prosaïque, qui consiste en ceci qu’ils préfèrent arroser leurs bégonias en touchant le RMI plutôt que d’aller travailler.

Economiste, auteur de Pas de pitié pour les gueux, Sur les théories économiques du chômage, Ed. Raison d’agir 2000.

(1) Le Monde, 25 avril 2002.
(2) L’affaire remonte au 20 avril 2002.
(3) Jean Pisani-Ferry, Plein emploi, rapport du Conseil d’analyse économique, n°30, la documentation française, 2000.
(4) Guy Laroque et Bernard Salanié, « Une décomposition du non-emploi en France », Economie et Statistique, n°331, 2000-1.
(5) Pierre Cahuc, « A quoi sert la prime pour l’emploi ? », Revue Française d’économie, vol. XVI, n°3, janvier 2002.
(6) Christian Saint-Etienne, propos rapporté par Le Monde, 12 février 2000.
(7) Alain Minc, point de vue publié par Le Monde, 13 janvier 2000.
(8) Jean Pisani-Ferry, « Plein emploi », Rapport du Conseil d’Analyse économique, La documentation française, 200.
(9) Qui consiste en ce que le salarié ne pourra pas retrouver un travail si bien payé ailleurs (NDLR).
(10) C. Shapiro et J. Stiglitz, « Equilibrium Unemploy-ment as a worker Discipline Device », American Economic Review, vol. 74, 1984, p. 433-444.

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