Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Fabien Jobard
Imprimer l'articleFaut-il avoir peur des lois Sarkozy ?
Essai d’anticipation sociologiqueFaut-il vraiment s’inquiéter des lois Sarkozy ?
Provocation déplacée, dira-t-on. L’intellectuel satisfait s’apprête à donner une leçon d’intelligence mondaine, ou de mondanité critique. Rien d’étonnant à cette tranquillité prospère : l’intellectuel satisfait ne vit pas en roulotte, il ne se prostitue ni ne mendie, il ne tue pas le temps dans les cages d’escalier. D’ailleurs, l’intellectuel satisfait est toujours si satisfait qu’il n’est venu depuis belle lurette à aucun gouvernement, à aucun policier, la simple idée de le surveiller, de le mettre sur fichier de police ou sur écoute.
Posons la question autrement : peut-on vraiment prendre les lois Sarkozy au sérieux ? Plus précisément : que vont faire ces lois ? Vont-elles véritablement changer quelque chose parmi ceux qui ont à l’appliquer et ceux qui ont à la subir ? Un lourd piège s’est refermé sur l’opposition actuelle aux lois Sarkozy, piège à deux mâchoires. La première : l’opposition aux lois Sarkozy satisfait la nature essentielle de ces lois, leur caractère de spectacle. La seconde : les lois Sarkozy et leur opposition se nourrissent d’une même mythologie, celle de la puissance sans frein du ministre de l’Intérieur, à commencer par la domination qu’il exerce sur sa propre administration. Or, si le piège se referme si bien, c’est que l’opposition à ces lois est essentiellement fondée sur des analyses textuelles très pertinentes, comme celles de la Commission nationa-
le consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui a estimé après lecture que ces lois sont attentatoires à un certain nombre de principes fondamentaux du droit. Mais une loi ne vit pas dans son texte, mais par son application. A la critique des textes doit succéder une critique des pratiques que les textes annoncent, exercice d’anticipation sociologique que je vais tenter ici ; en prenant pour point de départ le premier rouage du piège, la nature essentiellement spectaculaire des lois.
Les dispositions Sarkozy valent d’abord par leur extraordinaire succès scénique : elles et son promoteur incarnent toute l’action gouvernementale. L’enseignement sociologique majeur des lois Sarkozy, c’est d’abord leur force incroyablement performative : un « quand dire, c’est faire » derrière lequel un gouvernement tout entier s’est effacé, un « quand dire, c’est faire » si puissant que les dénonciations collectives se retrouvent prises au piège performatif. S’effrayer des lois Sarkozy, c’est toujours un peu adhérer à l’idée que Sarkozy fait, que le gouvernement agit.
Mais du point de vue de leur substance, les lois Sarkozy n’innovent pas beaucoup. Elles hypertrophient des textes déjà existants, au premier rang desquels la Loi sur la sécurité intérieure (LSQ), proposée par le gouvernement Jospin et votée le 15 novembre 2001. Parfois, elles parent des ors tapageurs de la loi de simples textes administratifs, discrets et presque honteux, comme les décret et arrêté « discothèque » du 15 décembre 1998, qui ont soumis les lieux de concert, notamment les cafés, à des mesures d’insonorisation extrêmement coûteuses, décimant ainsi les scènes alternatives. De manière typique, d’ailleurs, ces mesures rendaient la police automatiquement comptable de ce qui partout ailleurs relève des rapports de voisinage. Le décret imposait la plainte comme forme cardinale de régulation de la vie quotidienne.
Cette curieuse manière d’envisager les rapports entre les gens définit bien ces lois (Vaillant-) Sarkozy qui déclarent « restaurer l’autorité de l’Etat » lorsqu’elles ne font qu’imposer aux représentants de la loi une absurde et impossible omniprésence. J’y reviendrai. Mais retenons donc ce premier aspect des lois Sarkozy : elles poursuivent des dispositifs engagés avant elles et, contrairement à ce que prétend leur principal promoteur, ont leur place dans cette période historique sécuritaire qui s’ouvre définitivement en juin 2001, lorsque Lionel Jospin présenta sa LSQ à la discussion parlementaire. Avant le 11 septembre, avant le 21 avril, ces deux pôles de justification Sarkozy(-Vaillant).
Pour d’autres dispositions, en revanche, elles se contentent de consacrer des pratiques déjà existantes sur le terrain. Les lois Sarkozy consacrent et radicalisent ainsi, soit ce que les législatures précédentes avaient éparpillé çà et là, soit ce que les acteurs répressifs font déjà eux-mêmes sur le terrain. Voilà le coup de baguette performatif : faire porter à son seul crédit ce que d’autres avaient déjà décidé, ou ce que les acteurs de terrain ont depuis longtemps le loisir de faire.
Parmi la radicalisation des incriminations déjà existantes : la traite aggravée des êtres humains, l’occupation illicite des terrains par les gens du voyage [avant, on avait le droit ?], la location à autrui d’un logement dont on n’est pas propriétaire [même question], le rassemblement dans les halls d’immeuble [art. 52 LSQ], la mendicité dite agressive [on appelait cela de l’extorsion, ou bien une simple entrave à la liberté de circuler]. Parmi ce que les forces répressives pouvaient déjà faire : l’abolition du racolage actif / racolage passif, l’ouverture des coffres de voiture [prérogative des agents de douane, qui pouvaient depuis Schengen ouvrir les coffres sur tout le territoire français, et plus seulement aux postes-frontières], mais aussi le rassemblement dans les halls d’immeuble [qui a toujours été passible d’intervention lorsqu’il pose un trouble quelconque aux autres résidents, trouble dit « de jouissance », dont le plus commun est le tapage nocturne] ou bien sûr le fichier de police [version étendue du Système de traitement des infractions constatées, ce fichier autrefois miraculeu-sement autorisé par
le Conseil d’Etat – il mentionnera désormais toute personne contre laquelle il existe de simples indices gra-ves ou concordants rendant vraisembla-ble la participation à une infraction… et
les victimes desdites infractions !].
Ce que la loi Sarkozy veut jusqu’à la caricature, c’est la restauration de la puissance de l’Etat à l’encontre, principalement, de deux catégories : les marges et les jeunes, ou plus exactement les jeunes connus des services de police. Nous apercevons là les mâchoires du second piège refermé sur l’opposition aux lois Sarkozy. Car ces populations visées par la loi constituent depuis des lustres les clientèles traditionnelles de la police. Ces lois Sarkozy, il faut donc les lire depuis les pratiques concrètes, depuis ces populations-clientèles et les situations de confrontation à la police. Lesquelles situations sont toujours marquées par un arbitraire sans mesure avec ce qui s’exerce dans les autres lieux de la société : situations de non-droit toujours imminent, ou en tout cas de peu de droits, que celles de la prostituée étrangère interpellée sur la voie publique ou du jeune récidiviste détenteur de résine de cannabis. Les cibles des lois Sarkozy sont donc en réalité ces situations et ces populations marquées par un très faible indice de pénétration de la loi.
De ce point de vue, une partie de la critique portée contre l’actuel ministre de l’Intérieur bute contre une sorte d’obstacle logique. On soutient en effet l’idée que les lois Sarkozy vont s’acharner sur des populations qui ont pour caractéristique commune de n’être que très peu sous le regard d’une loi par nature indifférente. Rares sont ces moments de courage et de sollicitude, lorsque le législateur se soucie, par exemple, de défendre la société à ses plus bas étages : celui des cellules de garde-à-vue, des quartiers disciplinaires, des éventuelles menues brutalités des forces (privées ou publiques) de sécurité ; courage qui avait été du gouvernement Jospin, dans une première période historique, celle de la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence, celle de la loi du 6 juin 2000 qui crée la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Beaucoup (beaucoup de collègues sociologues, aussi) soutiennent ainsi que depuis Nicolas Sarkozy les bavures policières augmentent. Or, les plaintes pour violence illégitime (ici celles traitées par l’IGS) s’élevaient bon an mal an à environ 200 du début des années 80, puis à une moyenne de 250 au milieu des années 90, avant d’augmenter brutalement : à 360 en 2000, 385 en 2001, 432 en 2002. D’augmenter, donc, avant Sarkozy.
Nonobstant toutes les difficultés d’interprétation de ces fragiles instruments de mesure, il faut noter le décalage chronologique évident entre l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et un mouvement qui lui est d’évidence antérieur. Lui attribuer la paternité (souhaitée ou non) des actes déviants ajoute un seau d’eau à la machine sarkozienne, qui nous mouline sans relâche la propagande selon laquelle il agit, il agit si bien qu’il lui suffit d’être là pour que, sur le terrain, les effets soient immédiats.
On a parlé de l’indice de pénétration de la loi dans ces recoins de déshérence du droit. Mais parlons également de la police elle-même. Que dit-elle des lois Sarkozy ? Notamment, que disent les agents quant à la conversion de ces lois sur le terrain. Les réactions des syndicats de police ne sont pas enthousiastes, du moins lorsque l’on descend au niveau des organisations représentant les policiers de base. Et ce n’est pas un hasard : ce sont ces policiers qui restent chargés de l’application des lois, Sarkozy ou pas.
Prenons le rassemblement dans les halls d’immeuble. Est-ce parce que cet acte est subitement punissable de deux mois de prison et de 3750 euros d’amende que les policiers de zone urbaine vont subitement se livrer, dans l’ivresse des lois Sarkozy, à des rafles de cages d’escalier ? Il faudrait avoir une vision totalement irréelle de la loi pénale pour le croire ; et les derniers à le croire sont bien précisément les personnes concernées : le flic de base et le jeune de quartier. Que disent-ils en effet, eux qu’il faudrait un peu plus souvent interroger pour fonder une vraie critique de la loi ? Que l’entrave à la circulation dans les parties communes, le harcèlement d’habitants, la consommation de drogue (dans les cages d’escalier et ailleurs), le tapage nocturne… ont toujours été des délits. Et que les policiers peuvent toujours intervenir lorsqu’un habitant importuné les sollicite, ou une association de locataires, ou un bailleur (comme une société HLM). Et si les policiers interviennent si peu, ou toujours trop tard, ou jamais avec les moyens qu’il faut, ou alors à 350 fonctionnaires pour 10 lascars en bas de chez eux, c’est qu’il y a de bonnes raisons pour cela.
Les raisons ? On l’a dit : les interventions auprès des clientèles policières sont peu gouvernées par le droit. Elles le sont par les rapports réels entre les forces en présence. Qu’un policier entreprenne de placer trois jeunes en garde-à-vue puis les défère parce qu’ils tenaient les murs de chez eux, et l’on peut aisément imaginer dans quelles conditions ce fonctionnaire zélé poursuivra sa mission. Voilà le vrai visage de ces lois : elles ne sont rien d’autre qu’un supplément d’acharnement des policiers sur leurs clientèles naturelles. Ces lois condamnent les flics de terrain à exécuter des missions toujours plus impossibles, favorisant des îlots de tension et d’escalade toujours plus nombreux. Voilà les secondes tenailles sociologiques qui enserrent l’opposition au texte de la loi : la police est une institution saisie moins par les textes que par les logiques induites par son fonctionnement et par les situations d’application de la loi.
Là encore, il faudra lever les yeux de la copie Sarkozy, et voir dans quoi baigne concrètement la police. Dans des situations d’intervention, nous l’avons dit. Mais aussi dans un système bien plus large, le système pénal tout entier. Le policier n’est rien sans le procureur sous l’autorité duquel il est censé agir (art. 12 du Code de procédure pénal) et le juge qui sanctionne des délits et crimes que le policier constate et transmet. Or, puisque les lois Sarkozy s’évertuent à pénaliser ce qui relevait du simple fait d’ordre public, c’est toute la chaîne pénale qui menace aujourd’hui de rompre sous l’approvisionnement que promettent ces « nouveaux délits », sans compter également le volume considérable des infractions routières qui, dessein présidentiel oblige, vont achever d’étouffer des tribunaux déjà noyés sous leur masse.
Quelques chiffres. En 2000, 4 606 961 PV ont été transmis aux parquets… 2 997 153 ont été déclarés « inutilisables faute d’élucidation ». Et des PV traités, une masse énorme se dégage des infractions routières (41% en 2000 contre 26% en 1975). Seules 373 000 affaires environ sont effectivement passées en Correctionnelle, 160 000 en Tribunal de police. C’est donc bien une autre illusion bien entretenue, et d’abord par leur auteur, que ces lois Sarkozy ; qui taisent combien leur application exige l’unanimité de tous les acteurs de la chaîne pénale. Que vont faire les procureurs des centaines de milliers d’infractions routières si l’on y ajoute les affaires de jeunes en bas de chez eux, de racoleurs et racoleuses, de bruit intempestif, etc. ? Sachant que par ailleurs ces lois étendent encore plus les fichiers de police (et multiplient donc les « personnes (défavorablement) connues des services »), il y a tout lieu de penser que les lois Sarkozy restent bel et bien pour l’essentiel destinées à rassurer le bourgeois et épater l’électeur.
Aveugles aux situations concrètes de leur application et de leur suivi, les lois ont opportunément été doublées (par décret) de tout un ensemble de dispositifs d’exception, tels les GIR, qui en disent vraiment la nature. A ainsi radicaliser les fronts, à ainsi créer toutes les conditions propices à l’inapplication de ses lois absurdes, N. Sarkozy sait qu’il ne pourra qu’appeler chaque fois des déploiements de force exorbitants, et rameuter brigades entières de sûreté urbaines, compagnies de CRS, tireurs d’élite sur les toits, douaniers et agents du fisc de tous poils, un demi-service départemental de PJ, le tout en vue de démonstrations de puissance dans des cités avec lesquelles, pour ce qui est de la vie quotidienne, le gouvernement a préféré rompre (ainsi le glas de la police de proximité, sonné par simple circulaire de la Direction de la sécurité publique en date du 24 octobre 2002). Même paradoxe pour la prostitution, pour les gitans ou les mendiants : la loi ne fait qu’offrir aux préfets le loisir de recourir aux rafles quotidiennes, mais imagine-t-on tous les services de police quotidienne absorbés chaque nuit par ces logiques de spectacle ? Non. Mais il faut intervenir, car les lois Sarkozy ont pris le risque de soumettre la sécurité à une impitoyable logique de résultat. Et si la police quotidienne ne le fait pas, ce seront les polices d’ordre de type CRS ; consacrant ainsi un mouvement qui, au début des années 90, avait vu les CRS, destinées au maintien de l’ordre, désormais s’installer dans les cités pour y assurer une présence quotidienne (sédentarisation des forces mobiles…).
Le changement majeur introduit par les lois Sarkozy se lit dans ces règles de partage entre l’exceptionnel et la routine, entre le politique et la police. Ces lois font mécaniquement remonter le niveau pertinent de décision à hauteur des procureurs et surtout des préfets : la politique s’empare un peu plus de la police, qu’elle inféode à ses logiques propres (descentes-spectacles une veille de scrutin local, conversion de la sécurité publique, organisée localement, en forces d’ordre public, organisées centralement). La routine est abandonnée à l’apathie et au retrait, et à l’intervention toujours imminente des gros bataillons dès que les tensions dépassent un certain seuil, toujours plus bas. Le changement majeur, donc : effacement du commandement local, omniprésence du préfet. Au quotidien, donc, mêmes rapports, mais plus tendus, entre les policiers et leurs clientèles – entre jeunes flics et jeunes marginaux, les premiers toujours plus jeunes (61% des policiers ont moins de 30 ans en Ile de France !), les seconds toujours plus largués (26% de chômage dans les Zones urbaines sensibles). Le grand spectacle, donc, comme mode de gestion obligé des risques.
Parce qu’elles sont des lois à haute valeur ajoutée scénique, les lois Sarkozy marchent donc bel et bien : beaucoup se sont déjà convaincus que quand Nicolas le dit, ça le fait. Et c’est bien leur propriété essentielle de lois-spectacle qui en dévoile la réalité sociologique, la réalité de leur application prochaine. Laissant au même abandon, dans les zones d’exclusion, autant les populations fragiles que la police quotidienne, désormais inféodée aux coups politico-médiatiques des préfets, ces lois célèbrent un mode binaire de gestion de la précarité : la désolation apathique et le coup d’éclat.
Provocation déplacée, dira-t-on. L’intellectuel satisfait s’apprête à donner une leçon d’intelligence mondaine, ou de mondanité critique. Rien d’étonnant à cette tranquillité prospère : l’intellectuel satisfait ne vit pas en roulotte, il ne se prostitue ni ne mendie, il ne tue pas le temps dans les cages d’escalier. D’ailleurs, l’intellectuel satisfait est toujours si satisfait qu’il n’est venu depuis belle lurette à aucun gouvernement, à aucun policier, la simple idée de le surveiller, de le mettre sur fichier de police ou sur écoute.
Posons la question autrement : peut-on vraiment prendre les lois Sarkozy au sérieux ? Plus précisément : que vont faire ces lois ? Vont-elles véritablement changer quelque chose parmi ceux qui ont à l’appliquer et ceux qui ont à la subir ? Un lourd piège s’est refermé sur l’opposition actuelle aux lois Sarkozy, piège à deux mâchoires. La première : l’opposition aux lois Sarkozy satisfait la nature essentielle de ces lois, leur caractère de spectacle. La seconde : les lois Sarkozy et leur opposition se nourrissent d’une même mythologie, celle de la puissance sans frein du ministre de l’Intérieur, à commencer par la domination qu’il exerce sur sa propre administration. Or, si le piège se referme si bien, c’est que l’opposition à ces lois est essentiellement fondée sur des analyses textuelles très pertinentes, comme celles de la Commission nationa-
le consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui a estimé après lecture que ces lois sont attentatoires à un certain nombre de principes fondamentaux du droit. Mais une loi ne vit pas dans son texte, mais par son application. A la critique des textes doit succéder une critique des pratiques que les textes annoncent, exercice d’anticipation sociologique que je vais tenter ici ; en prenant pour point de départ le premier rouage du piège, la nature essentiellement spectaculaire des lois.
Les dispositions Sarkozy valent d’abord par leur extraordinaire succès scénique : elles et son promoteur incarnent toute l’action gouvernementale. L’enseignement sociologique majeur des lois Sarkozy, c’est d’abord leur force incroyablement performative : un « quand dire, c’est faire » derrière lequel un gouvernement tout entier s’est effacé, un « quand dire, c’est faire » si puissant que les dénonciations collectives se retrouvent prises au piège performatif. S’effrayer des lois Sarkozy, c’est toujours un peu adhérer à l’idée que Sarkozy fait, que le gouvernement agit.
Mais du point de vue de leur substance, les lois Sarkozy n’innovent pas beaucoup. Elles hypertrophient des textes déjà existants, au premier rang desquels la Loi sur la sécurité intérieure (LSQ), proposée par le gouvernement Jospin et votée le 15 novembre 2001. Parfois, elles parent des ors tapageurs de la loi de simples textes administratifs, discrets et presque honteux, comme les décret et arrêté « discothèque » du 15 décembre 1998, qui ont soumis les lieux de concert, notamment les cafés, à des mesures d’insonorisation extrêmement coûteuses, décimant ainsi les scènes alternatives. De manière typique, d’ailleurs, ces mesures rendaient la police automatiquement comptable de ce qui partout ailleurs relève des rapports de voisinage. Le décret imposait la plainte comme forme cardinale de régulation de la vie quotidienne.
Cette curieuse manière d’envisager les rapports entre les gens définit bien ces lois (Vaillant-) Sarkozy qui déclarent « restaurer l’autorité de l’Etat » lorsqu’elles ne font qu’imposer aux représentants de la loi une absurde et impossible omniprésence. J’y reviendrai. Mais retenons donc ce premier aspect des lois Sarkozy : elles poursuivent des dispositifs engagés avant elles et, contrairement à ce que prétend leur principal promoteur, ont leur place dans cette période historique sécuritaire qui s’ouvre définitivement en juin 2001, lorsque Lionel Jospin présenta sa LSQ à la discussion parlementaire. Avant le 11 septembre, avant le 21 avril, ces deux pôles de justification Sarkozy(-Vaillant).
Pour d’autres dispositions, en revanche, elles se contentent de consacrer des pratiques déjà existantes sur le terrain. Les lois Sarkozy consacrent et radicalisent ainsi, soit ce que les législatures précédentes avaient éparpillé çà et là, soit ce que les acteurs répressifs font déjà eux-mêmes sur le terrain. Voilà le coup de baguette performatif : faire porter à son seul crédit ce que d’autres avaient déjà décidé, ou ce que les acteurs de terrain ont depuis longtemps le loisir de faire.
Parmi la radicalisation des incriminations déjà existantes : la traite aggravée des êtres humains, l’occupation illicite des terrains par les gens du voyage [avant, on avait le droit ?], la location à autrui d’un logement dont on n’est pas propriétaire [même question], le rassemblement dans les halls d’immeuble [art. 52 LSQ], la mendicité dite agressive [on appelait cela de l’extorsion, ou bien une simple entrave à la liberté de circuler]. Parmi ce que les forces répressives pouvaient déjà faire : l’abolition du racolage actif / racolage passif, l’ouverture des coffres de voiture [prérogative des agents de douane, qui pouvaient depuis Schengen ouvrir les coffres sur tout le territoire français, et plus seulement aux postes-frontières], mais aussi le rassemblement dans les halls d’immeuble [qui a toujours été passible d’intervention lorsqu’il pose un trouble quelconque aux autres résidents, trouble dit « de jouissance », dont le plus commun est le tapage nocturne] ou bien sûr le fichier de police [version étendue du Système de traitement des infractions constatées, ce fichier autrefois miraculeu-sement autorisé par
le Conseil d’Etat – il mentionnera désormais toute personne contre laquelle il existe de simples indices gra-ves ou concordants rendant vraisembla-ble la participation à une infraction… et
les victimes desdites infractions !].
Ce que la loi Sarkozy veut jusqu’à la caricature, c’est la restauration de la puissance de l’Etat à l’encontre, principalement, de deux catégories : les marges et les jeunes, ou plus exactement les jeunes connus des services de police. Nous apercevons là les mâchoires du second piège refermé sur l’opposition aux lois Sarkozy. Car ces populations visées par la loi constituent depuis des lustres les clientèles traditionnelles de la police. Ces lois Sarkozy, il faut donc les lire depuis les pratiques concrètes, depuis ces populations-clientèles et les situations de confrontation à la police. Lesquelles situations sont toujours marquées par un arbitraire sans mesure avec ce qui s’exerce dans les autres lieux de la société : situations de non-droit toujours imminent, ou en tout cas de peu de droits, que celles de la prostituée étrangère interpellée sur la voie publique ou du jeune récidiviste détenteur de résine de cannabis. Les cibles des lois Sarkozy sont donc en réalité ces situations et ces populations marquées par un très faible indice de pénétration de la loi.
De ce point de vue, une partie de la critique portée contre l’actuel ministre de l’Intérieur bute contre une sorte d’obstacle logique. On soutient en effet l’idée que les lois Sarkozy vont s’acharner sur des populations qui ont pour caractéristique commune de n’être que très peu sous le regard d’une loi par nature indifférente. Rares sont ces moments de courage et de sollicitude, lorsque le législateur se soucie, par exemple, de défendre la société à ses plus bas étages : celui des cellules de garde-à-vue, des quartiers disciplinaires, des éventuelles menues brutalités des forces (privées ou publiques) de sécurité ; courage qui avait été du gouvernement Jospin, dans une première période historique, celle de la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence, celle de la loi du 6 juin 2000 qui crée la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Beaucoup (beaucoup de collègues sociologues, aussi) soutiennent ainsi que depuis Nicolas Sarkozy les bavures policières augmentent. Or, les plaintes pour violence illégitime (ici celles traitées par l’IGS) s’élevaient bon an mal an à environ 200 du début des années 80, puis à une moyenne de 250 au milieu des années 90, avant d’augmenter brutalement : à 360 en 2000, 385 en 2001, 432 en 2002. D’augmenter, donc, avant Sarkozy.
Nonobstant toutes les difficultés d’interprétation de ces fragiles instruments de mesure, il faut noter le décalage chronologique évident entre l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et un mouvement qui lui est d’évidence antérieur. Lui attribuer la paternité (souhaitée ou non) des actes déviants ajoute un seau d’eau à la machine sarkozienne, qui nous mouline sans relâche la propagande selon laquelle il agit, il agit si bien qu’il lui suffit d’être là pour que, sur le terrain, les effets soient immédiats.
On a parlé de l’indice de pénétration de la loi dans ces recoins de déshérence du droit. Mais parlons également de la police elle-même. Que dit-elle des lois Sarkozy ? Notamment, que disent les agents quant à la conversion de ces lois sur le terrain. Les réactions des syndicats de police ne sont pas enthousiastes, du moins lorsque l’on descend au niveau des organisations représentant les policiers de base. Et ce n’est pas un hasard : ce sont ces policiers qui restent chargés de l’application des lois, Sarkozy ou pas.
Prenons le rassemblement dans les halls d’immeuble. Est-ce parce que cet acte est subitement punissable de deux mois de prison et de 3750 euros d’amende que les policiers de zone urbaine vont subitement se livrer, dans l’ivresse des lois Sarkozy, à des rafles de cages d’escalier ? Il faudrait avoir une vision totalement irréelle de la loi pénale pour le croire ; et les derniers à le croire sont bien précisément les personnes concernées : le flic de base et le jeune de quartier. Que disent-ils en effet, eux qu’il faudrait un peu plus souvent interroger pour fonder une vraie critique de la loi ? Que l’entrave à la circulation dans les parties communes, le harcèlement d’habitants, la consommation de drogue (dans les cages d’escalier et ailleurs), le tapage nocturne… ont toujours été des délits. Et que les policiers peuvent toujours intervenir lorsqu’un habitant importuné les sollicite, ou une association de locataires, ou un bailleur (comme une société HLM). Et si les policiers interviennent si peu, ou toujours trop tard, ou jamais avec les moyens qu’il faut, ou alors à 350 fonctionnaires pour 10 lascars en bas de chez eux, c’est qu’il y a de bonnes raisons pour cela.
Les raisons ? On l’a dit : les interventions auprès des clientèles policières sont peu gouvernées par le droit. Elles le sont par les rapports réels entre les forces en présence. Qu’un policier entreprenne de placer trois jeunes en garde-à-vue puis les défère parce qu’ils tenaient les murs de chez eux, et l’on peut aisément imaginer dans quelles conditions ce fonctionnaire zélé poursuivra sa mission. Voilà le vrai visage de ces lois : elles ne sont rien d’autre qu’un supplément d’acharnement des policiers sur leurs clientèles naturelles. Ces lois condamnent les flics de terrain à exécuter des missions toujours plus impossibles, favorisant des îlots de tension et d’escalade toujours plus nombreux. Voilà les secondes tenailles sociologiques qui enserrent l’opposition au texte de la loi : la police est une institution saisie moins par les textes que par les logiques induites par son fonctionnement et par les situations d’application de la loi.
Là encore, il faudra lever les yeux de la copie Sarkozy, et voir dans quoi baigne concrètement la police. Dans des situations d’intervention, nous l’avons dit. Mais aussi dans un système bien plus large, le système pénal tout entier. Le policier n’est rien sans le procureur sous l’autorité duquel il est censé agir (art. 12 du Code de procédure pénal) et le juge qui sanctionne des délits et crimes que le policier constate et transmet. Or, puisque les lois Sarkozy s’évertuent à pénaliser ce qui relevait du simple fait d’ordre public, c’est toute la chaîne pénale qui menace aujourd’hui de rompre sous l’approvisionnement que promettent ces « nouveaux délits », sans compter également le volume considérable des infractions routières qui, dessein présidentiel oblige, vont achever d’étouffer des tribunaux déjà noyés sous leur masse.
Quelques chiffres. En 2000, 4 606 961 PV ont été transmis aux parquets… 2 997 153 ont été déclarés « inutilisables faute d’élucidation ». Et des PV traités, une masse énorme se dégage des infractions routières (41% en 2000 contre 26% en 1975). Seules 373 000 affaires environ sont effectivement passées en Correctionnelle, 160 000 en Tribunal de police. C’est donc bien une autre illusion bien entretenue, et d’abord par leur auteur, que ces lois Sarkozy ; qui taisent combien leur application exige l’unanimité de tous les acteurs de la chaîne pénale. Que vont faire les procureurs des centaines de milliers d’infractions routières si l’on y ajoute les affaires de jeunes en bas de chez eux, de racoleurs et racoleuses, de bruit intempestif, etc. ? Sachant que par ailleurs ces lois étendent encore plus les fichiers de police (et multiplient donc les « personnes (défavorablement) connues des services »), il y a tout lieu de penser que les lois Sarkozy restent bel et bien pour l’essentiel destinées à rassurer le bourgeois et épater l’électeur.
Aveugles aux situations concrètes de leur application et de leur suivi, les lois ont opportunément été doublées (par décret) de tout un ensemble de dispositifs d’exception, tels les GIR, qui en disent vraiment la nature. A ainsi radicaliser les fronts, à ainsi créer toutes les conditions propices à l’inapplication de ses lois absurdes, N. Sarkozy sait qu’il ne pourra qu’appeler chaque fois des déploiements de force exorbitants, et rameuter brigades entières de sûreté urbaines, compagnies de CRS, tireurs d’élite sur les toits, douaniers et agents du fisc de tous poils, un demi-service départemental de PJ, le tout en vue de démonstrations de puissance dans des cités avec lesquelles, pour ce qui est de la vie quotidienne, le gouvernement a préféré rompre (ainsi le glas de la police de proximité, sonné par simple circulaire de la Direction de la sécurité publique en date du 24 octobre 2002). Même paradoxe pour la prostitution, pour les gitans ou les mendiants : la loi ne fait qu’offrir aux préfets le loisir de recourir aux rafles quotidiennes, mais imagine-t-on tous les services de police quotidienne absorbés chaque nuit par ces logiques de spectacle ? Non. Mais il faut intervenir, car les lois Sarkozy ont pris le risque de soumettre la sécurité à une impitoyable logique de résultat. Et si la police quotidienne ne le fait pas, ce seront les polices d’ordre de type CRS ; consacrant ainsi un mouvement qui, au début des années 90, avait vu les CRS, destinées au maintien de l’ordre, désormais s’installer dans les cités pour y assurer une présence quotidienne (sédentarisation des forces mobiles…).
Le changement majeur introduit par les lois Sarkozy se lit dans ces règles de partage entre l’exceptionnel et la routine, entre le politique et la police. Ces lois font mécaniquement remonter le niveau pertinent de décision à hauteur des procureurs et surtout des préfets : la politique s’empare un peu plus de la police, qu’elle inféode à ses logiques propres (descentes-spectacles une veille de scrutin local, conversion de la sécurité publique, organisée localement, en forces d’ordre public, organisées centralement). La routine est abandonnée à l’apathie et au retrait, et à l’intervention toujours imminente des gros bataillons dès que les tensions dépassent un certain seuil, toujours plus bas. Le changement majeur, donc : effacement du commandement local, omniprésence du préfet. Au quotidien, donc, mêmes rapports, mais plus tendus, entre les policiers et leurs clientèles – entre jeunes flics et jeunes marginaux, les premiers toujours plus jeunes (61% des policiers ont moins de 30 ans en Ile de France !), les seconds toujours plus largués (26% de chômage dans les Zones urbaines sensibles). Le grand spectacle, donc, comme mode de gestion obligé des risques.
Parce qu’elles sont des lois à haute valeur ajoutée scénique, les lois Sarkozy marchent donc bel et bien : beaucoup se sont déjà convaincus que quand Nicolas le dit, ça le fait. Et c’est bien leur propriété essentielle de lois-spectacle qui en dévoile la réalité sociologique, la réalité de leur application prochaine. Laissant au même abandon, dans les zones d’exclusion, autant les populations fragiles que la police quotidienne, désormais inféodée aux coups politico-médiatiques des préfets, ces lois célèbrent un mode binaire de gestion de la précarité : la désolation apathique et le coup d’éclat.
Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CNRS/ministère de la Justice). Dernier ouvrage paru : Bavures policières ? La force publique et ses usages. Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2002.
Ce texte développe et actualise des arguments présentés dans les Inrockuptibles, 376, février 2003. Voir aussi, du même auteur, « La politique dans le hall d’immeuble », Contre la Fabrique de la haine. Paris : L’Esprit frappeur, 2002, p. 215-223 (sur la genèse du rassemblement dans les halls d’immeuble), Vacarme (Paris), septembre 2002, p. 13-43 (avec Emmanuelle Cosse sur la police des quartiers www.vacarme.eu.org), ainsi que de Philippe Robert, L’insécurité en France. Paris : La Découverte, « Repères », 2002 et de Dominique Monjardet, « Police et sécurité dans l’arène électorale », Sociologie du travail, 22, 2002, p. 543-555.
Ce texte développe et actualise des arguments présentés dans les Inrockuptibles, 376, février 2003. Voir aussi, du même auteur, « La politique dans le hall d’immeuble », Contre la Fabrique de la haine. Paris : L’Esprit frappeur, 2002, p. 215-223 (sur la genèse du rassemblement dans les halls d’immeuble), Vacarme (Paris), septembre 2002, p. 13-43 (avec Emmanuelle Cosse sur la police des quartiers www.vacarme.eu.org), ainsi que de Philippe Robert, L’insécurité en France. Paris : La Découverte, « Repères », 2002 et de Dominique Monjardet, « Police et sécurité dans l’arène électorale », Sociologie du travail, 22, 2002, p. 543-555.