Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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par Eric Marlière
Imprimer l'articleDispositifs de discipline et logiques de résistance
L’intervention sociale vue par les jeunes d’une cité de Gennevilliers (93)S’il est un métier sur le fil, c’est bien celui dit du « travail social ». Ce terme flou à souhait prétend désigner tout un ensemble « d’intervenants » dans des situations ou sites « difficiles », aux fins « d’insertion » de classes d’âge et sociales bien délimitées, celles des fils d’ouvriers des grands ensembles urbains, dont les parents s’étaient vu absorbés et, aussi, disciplinés, par l’activité industrielle et les organisations politiques ouvrières.
Eux-mêmes jeunes des quartiers difficiles, donc souvent jeunes issus de l’immigration, les travailleurs sociaux sont mandatés par l’Etat providence en crise pour se rendre en mission dans leurs propres quartiers, au contact de populations dont ils ne maîtrisent ni l’entrée sur le marché du travail, ni les conditions de sortie du système éducatif. Ne contrôlant rien du marché du travail ni de l’école, ils se retrouvent pour ainsi dire par profession entre deux chaises et se voient contraints de prêcher toujours un peu dans le vide, premiers et parfois seuls contacts avec une société que vingt ans de désindustrialisation ont transformé en forteresse imprenable pour les enfants de la classe ouvrière.
L’enquête que nous avons menée présente ici la perception des intervenants sociaux par les populations qu’ils prennent en charge. Elle montre combien les travailleurs sociaux incarnent, aux yeux des jeunes en rupture, un hybride particulier, entre émissaires sociaux et commissaires politiques. C’est en tout cas l’un des enseignements de l’enquête sociologique que j’ai menée ces dernières années auprès de jeunes d’une cité anciennement ouvrière, celle du quartier des Grésillons de Gennevilliers (Seine-Saint-Denis). Il s’appuie sur une enquête réalisée, auprès de onze jeunes âgés de 20 à 30 ans, dans des situations d’observation participante et dans les discussions informelles. Précisons que le terrain observé se trouve dans le deuxième quartier de France à passer en mode D.S.Q. (« Développement social des quartiers ») en 1982, après le fameux quartier des Minguettes. Aux Grésillons, il subsiste un réseau associatif dense. Mais les associations de quartier, filles du mouvement ouvrier, ont disparu pour cause de mauvaise gestion et ont été relayées par les organes municipaux. Seules les associations concernant les domaines de l’insertion et de la prévention se sont maintenues, constituant donc pour les jeunes, avec des institutions comme celles de la police, les quelques interlocuteurs sociaux qui subsistent.
J’ai tenu ici à distinguer trois types d’intervenants, les plus présents aux Grésillons : les éducateurs spécialisés, les animateurs sociaux et les personnels d’insertion du dispositif RMI. J’y ai ajouté, parce qu’ils se trouvaient également évoqués, les personnels de la « haute politique ». J’ai également coupé en deux le groupe mythique des « jeunes ». En effet, en matière d’intervention publique, l’évolution locale n’est pas perçue de la même manière selon les classes d’âge.
Les plus âgés, les trentenaires, ont connu la mise en place de ce réseau associatif dans les années 80. Portées par un idéal de gauche et l’éducation populaire municipale communiste, les associations telles que les Pionniers de France proposaient des sorties, des voyages pour les enfants d’ouvriers. Ces associations, dirigées par des militants communistes locaux, ont peu à peu disparu, en même temps que ces jeunes atteignaient la majorité civile au début des années 90. La disparition du monde ouvrier local s’accompagnait d’une mutation des associations, de plus en plus gérées par une poignée de « professionnels du social ». En revanche, les plus jeunes, qui ont franchi le cap des 20 ans à la fin des années 90, n’ont pas connu le monde ouvrier, ni les utopies sociales des années 80. Par contre, ils sont les premiers à bénéficier d’une certaine reprise économique. Et cette nouvelle donne développe chez ces jeunes une vision désenchantée du travail associatif, qui stigmatise la pratique du professionnel, étiqueté comme un cynique mercenaire du social.
L’éducateur spécialisé entre deux accusations :
Profit personnel ou espionnage
Les politiques de la ville et les restructurations de quartier changent la physionomie du quartier à la fin des années 80. Ces interventions vont aussi diminuer les « fléaux sociaux » comme la violence et la grande délinquance, présentes depuis la fin des années 70. La présence d’une association comme l’association de prévention des Grésillons s’explique par un passé local très turbulent : l’A.P.G. fut mise en place par les pouvoirs publics au début des années 90 afin de contribuer, grâce à un budget conséquent (env. 320 000 euros par an), à la paix sociale des Grésillons. Dans ce contexte, pour le dire vite, la méfiance est grande.
« Eux, ils sont marrants, ils sont juste là pour boire un café, poser des questions et toucher une barre à la fin du mois. Vas-y c’est un truc de fou sur La Mecque ! » (M., 20 ans, parents d’origine marocaine, vendeur de cannabis, sans diplôme, rapport distant avec le marché de l’emploi et des institutions en général).
Les éducateurs de l’A.P.G. ne feraient rien pour améliorer concrètement la situation des plus jeunes, en dépit d’un salaire conséquent (de 10 à 18 000 francs mensuels). Ces éducateurs se montrent très discrets sur le terrain et réalisent des rondes journalières, notamment en fin de matinée et au milieu de l’après-midi, pour garder le contact avec les jeunes qui fréquentent assidûment l’espace public local. Les contacts sont d’emblée minés par un rituel de défiance et de mise au défi.
« Alors, Jean-do, tu comptes combien on est ? (rire des jeunes.) Tiens, goûte le teuchi, comme ça sur ton rapport, tu pourras préciser ! (rire.) » (A., 22 ans, parents d’origine algérienne, étudiant en DEUG, fumeur de cannabis, fréquente souvent l’espace résidentiel).
Le cambriolage de l’APG, survenu en 1998, a redoublé les suspicions d’activités policières menées par les travailleurs sociaux, sous couvert de travail social.
« Je connais les mecs qui l’ont cambriolé. Ils ont tout pris, les ordinateurs, les téléphones, c’est des vrais sauvages ! (rire.) Ils ont fouillé les armoires, ils ont trouvé des fiches sur des mecs avec des commentaires dessus ! C’est pas un truc de fou, ça ! Moi, en tout cas, je ne vais plus chez eux, ils t’observent ! » (S., 20 ans, parents d’origine marocaine, étudiant en DEUG, distant avec les jeunes du quartier).
« Des fois, on allait à l’A.P.G. pour aller taper un C.V. Donc t’as vu, ils nous laissent un ordinateur pour qu’on puisse travailler ! […] Je suis tombé sur un fichier bizarre qui parlait de l’état de la cité jardin. Y’avait marqué, j’sais pas moi, cour balayée, présence de jeunes relativement calmes qui font probablement du trafic… Je me suis dit, c’est quoi ce truc de fou, là ? » (B., 22 ans, parents d’origine algérienne, sans diplôme, trafiquant de cannabis, fait aussi des missions en intérim).
Les appréciations des éducateurs de l’A.P.G. restent fortement critiques quant au bien-fondé même des objectifs de l’association. Pour les trentenaires, ils servent une cause « idéologique » pernicieuse. Ces propos témoignent que le jeune interrogé se sent fortement épié, surveillé par des professionnels assermentés par l’Etat et qui ont des budgets conséquents pour s’occuper d’eux. Pour ce jeune, la vision inquiète des institutions apparaît comme une évidence.
« Tu sais quand tu vois un mec que tu ne connais pas (même si t’as joué au baby, t’as bu un thé avec lui), mais qui te pose des questions personnelles, tu trouves ça louche ! En plus il me posait des questions sur les mecs, si lui il faisait du business et sur celui qui faisait la prière, moi, j’ai stoppé là ! Après ça été vite un bonjour-au revoir, tu vois. En tout cas, ils ont compris puisqu’ils ne viennent plus au café ! Ils sont malins, ils voulaient nous la faire ! » (F., 29 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, fumeur de cannabis, à la recherche d’un emploi).
La confirmation que le rôle essentiel de la prévention consiste à observer ce qui se passe et à agir le cas échéant m’a été faite par le vice-président de la structure lui-même, qui est aussi un jeune des Grésillons.
« On travaille en partenariat avec beaucoup de groupes. Déjà avec le tissu informel associatif, mais aussi avec le commissariat de Gennevilliers ou les services de préfectures. » (A., d’origine algérienne, 33 ans, travailleur social, ancien militant pour le quartier).
Pour les plus âgés, l’A.P.G est ainsi une antenne officieuse des Renseignements généraux dont l’objet est de réguler les comportements sociaux et d’anticiper les éventuels écarts dangereux aux « normes », renvoyant à ce que Robert Castel désignait déjà en 1981 comme une nouvelle gestion des risques faite de comportementalisme et de psychologisme. Ainsi, pour les trentenaires, l’éducateur symbolise la présence de la société juge sous couvert d’idéologie républicaine et répressive (cf. Foucault, 1975) alors que pour la cohorte suivante, il est perçu comme un profiteur et un opportuniste qui reste caché dans son bureau, payé à boire des cafés.
L’animateur : « tchatcheur » ou « escroc-traître »
La perception de l’animateur sportif ou socioculturel diffère sensiblement de celle de l’éducateur : plus utile, moins ambiguë, il permet en effet des activités concrètes (tournois sportifs, séjours à la montagne ou à la mer, activités culturelles…). Ces animateurs qui dépendent, en général, de la municipalité, viennent pour beaucoup d’entre eux des mêmes quartiers et se trouvent pour la moitié issus de l’immigration maghrébine. Mais leur image auprès des jeunes des Grésillons reste négative. Ce n’est plus de l’image du délateur/profiteur dont ils souffrent, mais de celle de traître/carriériste, notamment aux yeux des trentenaires.
« Honnêtement, ces gens-là, ils se foutent de la gueule des gens. Ils sont plein de tcha-tche, ils te font galérer pour rien. En plus, je ne comprends pas, ils sont payés à organiser des activités toutes claquées ! Y’en a qui sont là, on se demande pour-quoi, à part le salaire ! » (S., parents d’origine marocaine, 27 ans, ti-tulaire d’un bac général, chef d’équipe ma-nutentionnaire à Air France, ancien vacatai-re dans des associations de quartier.)
Du fait des problèmes judiciaires des ancien-nes associations du quartier qui avaient mis la clé sous la porte en raison d’une gestion malveillante, les animateurs locaux actu-els portent le stigmate d’escroc ou de prévaricateur. Notamment pour les plus jeunes, les animateurs locaux ont vu leurs prénoms disparaître au profit de labellisations stigmatisantes. « T’as pas vu, l’escroc ? » ou « Wesh, qu’est-ce qu’il t’a enco-re raconté, l’escroc ? ».
L’accusation, lorsqu’elle est portée par les trentenaires, vise en revanche le statut à leurs yeux déchiré de ces jeunes animateurs de mairie, flétris pour avoir renoncé à leur identité, à leurs principes et leur intégrité, pour s’être fait acheter par les « politiques ». Ils passent donc devant ces jeunes pour des « vendus » et des « Arabes de services » sans honneur.
« Tu vois, moi, qu’un Français m’arnaque, me roule, ça me gêne. Mais moins que quand c’est un frère de sang. Quand je vois un Arabe qui joue le jeu des Français, pour moi, c’est un traître. Et en plus, il y en a qui n’ont aucun scrupule. Ils font de l’animation comme on trace un plan de carrière. Et ces mecs-là ont pactisé avec le diable pour ça ! Ils boivent du vin avec les Français, ils renient leur culture, leur race ! » (C., 28 ans, parents d’origine algérienne, bagagiste à Air France, ancien militant déçu par la municipalité communiste et le travail associatif).
La crédulité des plus jeunes semble avoir été mise à rude épreuve par l’expérience associative, marquée par les « affaires » de pots-de-vin locales plus anciennes, ainsi que par un usage très utilitaire de l’offre associative, qui consiste à seulement consommer les projets de vacances ou de voyages. En connaissance de cause, car ils n’ignorent pas non plus les enjeux financiers que procure les politiques publiques.
Le R.M.I, paravent idéologique de domination ou système de tromperie
Récemment, les jeunes qui approchent la trentaine sont entrés en relation avec une nouvelle variété de travailleurs sociaux, les conseillers d’insertion. Les jeunes qui se sont mis à bénéficier du R.M.I. se sont mis en contact avec ces conseillers pour statuer de leur avenir et mettre ainsi en place un projet professionnel. Les dispositifs récents des services sociaux ont pour objectif d’encadrer les Rmistes. La structure locale, le Pôle permanent d’insertion, qui suit et coordonne les démarches de recherche d’emploi des titulaires du RMI, encourage les jeunes à effectuer un stage, et les plus diplômés à postuler à un emploi-jeune. Ce mode de prise en charge pose des problèmes à l’ensemble des jeunes qui se sont plaints d’une méthode de coercition tyrannique qui met désormais en balance allocation et obéissance (Castel, 1995). Ce dispositif n’autorise pas l’affrontement direct, sous peine de suspension de l’allocation. Des stratégies sont mises en place pour contourner le règlement. L’utilisation de son médecin de famille par le biais des arrêts-maladies montre les déterminations pour éviter les travaux et stages dévalorisants.
« Moi, pendant six mois, ils m’ont pris la tête et puis après j’ai fait le mort. Au bout d’un an, ils m’ont radié du P.P.I., mais je continue trois ans après à toucher le R.M.I. Même les lettres de convocations de l’A.N.P.E., il ne faut pas y répondre. Parce que si tu réponds à la convocation après ils retrouvent ton dossier et ils ne te lâchent pas. Non, il faut la jouer au vice, ici, c’est malheureux, mais c’est comme ça ! » (M., 29 ans, parents d’origine algérienne, licence de physique, musulman pratiquant, sans emploi).
Les dissimulations passent souvent par des coups de gueule, des réclamations insistantes pour obtenir des stages qui les intéressent. Mais dans l’ensemble, ces dispositifs restent très contestés par les jeunes qui entrent dans cette structure. Et les résistances éclatent parfois au grand jour.
« Quand je suis entré pour la première fois, j’ai vu le manège ! Il y avait une réunion d’information générale. Il y avait 80% de jeunes, mais des galériens, des miséreux. Après, t’as rendez-vous avec une conseillère d’insertion où tu lui racontes ta vie et qui te propose que des trucs bidons. Moi, je lui ai mis cartes sur table, je veux un stage dans l’audiovisuel parce que j’ai travaillé dans l’audiovisuel, tu vois ? Elle me dit que ce n’est pas possible, qu’ils ne sont pas en mesure de donner ça, mais qu’il fallait prendre ça. Je lui ai dit écoutez, si c’est pour que je prenne un stage bidon pour faire baisser les statistiques du chômage, ça ne m’intéresse pas. Moi, j’ai 28 balais, je connais la musique. Ou vous me trouvez quelque chose de concret avec des perspectives, ou bien ce n’est pas la peine que vous me fassiez perdre mon temps ! Après les rapports ont été tendus et c’était presque du flicage mais je l’ai roulé en beauté ! (Rires) » (C., 28 ans, parents d’origine algérienne, bagagiste à Air France, sans diplôme, déçu par les institutions).
Une lecture inquiète du monde social, mais différente selon les âges
Les plus jeunes partagent l’idée d’une domination sociale avant tout fondée, en quelque sorte, sur l’inéquité de la répression judiciaire à l’encontre de deux classes opposées de délinquants : les « petits » (eux) et les « grands » (énarques, politiques, etc.).
Le politicien véreux, l’énarque comploteur apparaissent comme ceux qui font les lois, mais qui flottent au-dessus d’elles. Une discussion dans un hall, rythmée par la circulation d’un joint, entre jeunes « délinquants » âgés d’une vingtaine d’années débuta sur l’hypocrisie de la France, puis amena à une discussion polémique à propos de la politique.
« Tu fais comme les politiciens, tu la joues au coup de vice. Tu fais des sourires à l’écran, tu tchatches bien et tu niques les gens par derrière. Tu détournes 200 briques, des millions et hop, ni vu ni connu. On aurait dû faire ça, hein J. ! » (S., 23 ans, parents d’origine algérienne, manutentionnaire, fumeur de cannabis).
« Avec ta tête d’Arabe. Tu voudrais faire quoi ? Y’a que des fils à papa qui rentrent à l’E.N.A. T’es fou ou quoi, toi ? En plus ces fils de pute, ils ont la loi avec eux. Comment ça ? Un mec détourne 300 briques sur le dos du peuple, il ne se retrouve qu’avec du sursis. Toi, tu vends une savonnette t’en prends pour 5 piges ! On est dans un système d’enculés, ici ! » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
« On le sait depuis longtemps que c’est comme ça, J. ! On est dans un système bidon ! C’est pour ça qu’il faut tout niquer, il faut faire de l’argent ! Si t’as pas d’argent, t’es rien ! Personne te calcule, t’es un petit bougnoule qu’on a envie de mettre en tôle pour un oui ou pour un non ! Alors autant tout niquer, moi je dis ! Ici, t’es mal vu ! Dans ce pays d’hypocrites, les juges ce sont des petits bourgeois cist’ra, alors ils préfèrent mettre un petit arabe en prison qu’un politicien d’enculé qui a détourné 300 briques ! » (K., 20 ans, parents d’origine marocaine, trafiquant de cannabis, sans diplôme, sans profession).
« Bon monsieur, vous avez détourné 300 briques ! C’est pas bien ! Il ne faudra pas recommencer la prochaine fois sinon je vais vous gronder. Au fait après le procès, on se fait un golf, ok ? » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
La représentation de l’homme politique rappelle celle de l’animateur, un degré haut-dessus : c’est l’homme politique qui tire les ficelles du pouvoir, qui organise tout et qui domine la grosse machine d’Etat. Dans ce « système bidon », la seule façon de s’en sortir, c’est de tricher pour faire de l’argent. Cette image du politicien concorde avec celle des aînés, qui privilégient cependant celle qu’ils se font des Juifs, qu’ils voient partout présent dans le commerce, du marché aux puces aux grandes marques, dans les productions culturelles ou artistiques…
« Y’a que les feujs qui ont compris comment faire de l’argent. Eux, ils se sont entre-aidés. Ils ont des cerveaux et des commerciaux. Et tu vois leur éducation, ils n’ont pas perdu du temps comme nous. Leurs parents leur ont appris des choses ! Nous, nos parents, ils sont passés du champ à l’usine, ils savent même pas lire. C’est à nous de relever la tête ! Eux, les feujs, ils ont appris à faire de l’argent sur n’importe quoi ! Tiens, Khaled, tu savais que Roger Hanin il tenait des parts de la prison de Nanterre ! » (S., 23 ans, parents d’origine algérienne, manutentionnaire, fumeur de cannabis).
« R’luff… c’est pas vrai ! C’est quoi ce truc de fou ? » (K., 20 ans, parents d’origine marocaine, trafiquant de cannabis, sans diplôme, sans profession).
« Si, si c’est vrai… c’est un truc de fou ! » (S. 23 ans…).
« Hé, mais c’est un truc de barge… Putain, le fils de pute, il se fait de l’argent sur les mecs qui sont en tôle ! Putain, ces mecs-là, ils reculent devant rien pour faire de l’argent. Putain, c’est vraiment un fils de pute… franchement, c’est grave ! » (K., 20 ans…).
« Ah, ils sont trop forts les Juifs, c’est flippant. Eux, ils ont le droit de faire de l’argent… comme les Chinois, t’as vu la famille Tang, des gros mafieux, le maire, il les reçoit. Les mecs en limousine, t’es fou, ça sent le business. Mais en vrai, c’est nous les cons dans l’affaire ! » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
Cette perception de la politique et des politiciens est accentuée par le rapport au « communautaire ethnique » incarné par « eux », les « Juifs », les « puissants » et le « nous » qui rassemblent l’ensemble des Maghrébins. Les jeunes se perçoivent comme désavantagés par rapport au racisme ambiant devant le machiavélisme de l’ennemi héréditaire qu’est le dominant.
A terme, la vision d’un complot national qui règne en France pour déstabiliser les Maghrébins est récurrente.
« On vient des bas-fonds, on a connu quand même la misère, la violence […] Par rapport à un individu qui vient d’un autre milieu social, il ne peut pas forcément comprendre ce qui se passe. Il ne l’a pas vu ! » (J., 27 ans, parents d’origine martiniquaise, DESS banque et finance, directeur adjoint d’une banque aux Antilles, ancien jeune du quartier).
En guise de conclusion :
Ennemis de l’intérieur ou victimes d’un système inégalitaire
Vision de la société et du travail social en particulier sont étroitement corrélées à l’espace générationnel (Attias-Donfut, 1988) et à l’empreinte du temps, qui détermine les expériences et les habitus (Bourdieu, 1980).
Pour les jeunes qui approchent la trentaine, la domination renvoie à une exclusion trop prononcée durant la période de crise qui les a en quelques sortes évincés de l’espace public. Et cette vision fortement négative est liée à la fois à la disparition du monde ouvrier auquel ils étaient destinés et au traitement différentiel ressenti depuis leur majorité civile, qui coïncida avec la guerre du Golfe. Un « système politique » est tenu par une minorité d’individus bien organisés, qui régissent guerre, famine et exploitation, à l’appui de réseaux financiers, de franc-maçonnerie et de sionisme. Face à ces groupes « occultes », les jeunes de cité deviennent des ennemis de l’intérieur.
En revanche, pour les plus jeunes, la menace a des visages plus familiers, plus proches : ceux des éducateurs, des associations de quartier, mais aussi des institutions répressives comme la police. Les « institutionnels » passent pour des ennemis extérieurs alors que les animateurs sont perçus comme des escrocs prévaricateurs. Ils ont grandi dans un quartier entièrement restructuré en ayant à peine connu le monde ouvrier : cette différence est de taille puisque ces jeunes n’ont jamais vu leur parcours frappé de plein fouet par la flexibilité, contrairement aux trentenaires, déchirés entre deux périodes et deux mondes, la société ouvrière aujourd’hui disparue et la société post-industrielle à peine éclose.
Cet article nous a permis de faire le point sur le répertoire des réquisitoires des institutions sociales par les jeunes d’une petite cité H.L.M. Certes, l’échantillon de jeunes interrogés représente à peine un dixième des jeunes qui habitent ou fréquentent cet espace résidentiel. Une vision critique s’exprime profondément, qui manifeste un refus radical d’encadrement tenté par le dehors.
Eux-mêmes jeunes des quartiers difficiles, donc souvent jeunes issus de l’immigration, les travailleurs sociaux sont mandatés par l’Etat providence en crise pour se rendre en mission dans leurs propres quartiers, au contact de populations dont ils ne maîtrisent ni l’entrée sur le marché du travail, ni les conditions de sortie du système éducatif. Ne contrôlant rien du marché du travail ni de l’école, ils se retrouvent pour ainsi dire par profession entre deux chaises et se voient contraints de prêcher toujours un peu dans le vide, premiers et parfois seuls contacts avec une société que vingt ans de désindustrialisation ont transformé en forteresse imprenable pour les enfants de la classe ouvrière.
L’enquête que nous avons menée présente ici la perception des intervenants sociaux par les populations qu’ils prennent en charge. Elle montre combien les travailleurs sociaux incarnent, aux yeux des jeunes en rupture, un hybride particulier, entre émissaires sociaux et commissaires politiques. C’est en tout cas l’un des enseignements de l’enquête sociologique que j’ai menée ces dernières années auprès de jeunes d’une cité anciennement ouvrière, celle du quartier des Grésillons de Gennevilliers (Seine-Saint-Denis). Il s’appuie sur une enquête réalisée, auprès de onze jeunes âgés de 20 à 30 ans, dans des situations d’observation participante et dans les discussions informelles. Précisons que le terrain observé se trouve dans le deuxième quartier de France à passer en mode D.S.Q. (« Développement social des quartiers ») en 1982, après le fameux quartier des Minguettes. Aux Grésillons, il subsiste un réseau associatif dense. Mais les associations de quartier, filles du mouvement ouvrier, ont disparu pour cause de mauvaise gestion et ont été relayées par les organes municipaux. Seules les associations concernant les domaines de l’insertion et de la prévention se sont maintenues, constituant donc pour les jeunes, avec des institutions comme celles de la police, les quelques interlocuteurs sociaux qui subsistent.
J’ai tenu ici à distinguer trois types d’intervenants, les plus présents aux Grésillons : les éducateurs spécialisés, les animateurs sociaux et les personnels d’insertion du dispositif RMI. J’y ai ajouté, parce qu’ils se trouvaient également évoqués, les personnels de la « haute politique ». J’ai également coupé en deux le groupe mythique des « jeunes ». En effet, en matière d’intervention publique, l’évolution locale n’est pas perçue de la même manière selon les classes d’âge.
Les plus âgés, les trentenaires, ont connu la mise en place de ce réseau associatif dans les années 80. Portées par un idéal de gauche et l’éducation populaire municipale communiste, les associations telles que les Pionniers de France proposaient des sorties, des voyages pour les enfants d’ouvriers. Ces associations, dirigées par des militants communistes locaux, ont peu à peu disparu, en même temps que ces jeunes atteignaient la majorité civile au début des années 90. La disparition du monde ouvrier local s’accompagnait d’une mutation des associations, de plus en plus gérées par une poignée de « professionnels du social ». En revanche, les plus jeunes, qui ont franchi le cap des 20 ans à la fin des années 90, n’ont pas connu le monde ouvrier, ni les utopies sociales des années 80. Par contre, ils sont les premiers à bénéficier d’une certaine reprise économique. Et cette nouvelle donne développe chez ces jeunes une vision désenchantée du travail associatif, qui stigmatise la pratique du professionnel, étiqueté comme un cynique mercenaire du social.
L’éducateur spécialisé entre deux accusations :
Profit personnel ou espionnage
Les politiques de la ville et les restructurations de quartier changent la physionomie du quartier à la fin des années 80. Ces interventions vont aussi diminuer les « fléaux sociaux » comme la violence et la grande délinquance, présentes depuis la fin des années 70. La présence d’une association comme l’association de prévention des Grésillons s’explique par un passé local très turbulent : l’A.P.G. fut mise en place par les pouvoirs publics au début des années 90 afin de contribuer, grâce à un budget conséquent (env. 320 000 euros par an), à la paix sociale des Grésillons. Dans ce contexte, pour le dire vite, la méfiance est grande.
« Eux, ils sont marrants, ils sont juste là pour boire un café, poser des questions et toucher une barre à la fin du mois. Vas-y c’est un truc de fou sur La Mecque ! » (M., 20 ans, parents d’origine marocaine, vendeur de cannabis, sans diplôme, rapport distant avec le marché de l’emploi et des institutions en général).
Les éducateurs de l’A.P.G. ne feraient rien pour améliorer concrètement la situation des plus jeunes, en dépit d’un salaire conséquent (de 10 à 18 000 francs mensuels). Ces éducateurs se montrent très discrets sur le terrain et réalisent des rondes journalières, notamment en fin de matinée et au milieu de l’après-midi, pour garder le contact avec les jeunes qui fréquentent assidûment l’espace public local. Les contacts sont d’emblée minés par un rituel de défiance et de mise au défi.
« Alors, Jean-do, tu comptes combien on est ? (rire des jeunes.) Tiens, goûte le teuchi, comme ça sur ton rapport, tu pourras préciser ! (rire.) » (A., 22 ans, parents d’origine algérienne, étudiant en DEUG, fumeur de cannabis, fréquente souvent l’espace résidentiel).
Le cambriolage de l’APG, survenu en 1998, a redoublé les suspicions d’activités policières menées par les travailleurs sociaux, sous couvert de travail social.
« Je connais les mecs qui l’ont cambriolé. Ils ont tout pris, les ordinateurs, les téléphones, c’est des vrais sauvages ! (rire.) Ils ont fouillé les armoires, ils ont trouvé des fiches sur des mecs avec des commentaires dessus ! C’est pas un truc de fou, ça ! Moi, en tout cas, je ne vais plus chez eux, ils t’observent ! » (S., 20 ans, parents d’origine marocaine, étudiant en DEUG, distant avec les jeunes du quartier).
« Des fois, on allait à l’A.P.G. pour aller taper un C.V. Donc t’as vu, ils nous laissent un ordinateur pour qu’on puisse travailler ! […] Je suis tombé sur un fichier bizarre qui parlait de l’état de la cité jardin. Y’avait marqué, j’sais pas moi, cour balayée, présence de jeunes relativement calmes qui font probablement du trafic… Je me suis dit, c’est quoi ce truc de fou, là ? » (B., 22 ans, parents d’origine algérienne, sans diplôme, trafiquant de cannabis, fait aussi des missions en intérim).
Les appréciations des éducateurs de l’A.P.G. restent fortement critiques quant au bien-fondé même des objectifs de l’association. Pour les trentenaires, ils servent une cause « idéologique » pernicieuse. Ces propos témoignent que le jeune interrogé se sent fortement épié, surveillé par des professionnels assermentés par l’Etat et qui ont des budgets conséquents pour s’occuper d’eux. Pour ce jeune, la vision inquiète des institutions apparaît comme une évidence.
« Tu sais quand tu vois un mec que tu ne connais pas (même si t’as joué au baby, t’as bu un thé avec lui), mais qui te pose des questions personnelles, tu trouves ça louche ! En plus il me posait des questions sur les mecs, si lui il faisait du business et sur celui qui faisait la prière, moi, j’ai stoppé là ! Après ça été vite un bonjour-au revoir, tu vois. En tout cas, ils ont compris puisqu’ils ne viennent plus au café ! Ils sont malins, ils voulaient nous la faire ! » (F., 29 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, fumeur de cannabis, à la recherche d’un emploi).
La confirmation que le rôle essentiel de la prévention consiste à observer ce qui se passe et à agir le cas échéant m’a été faite par le vice-président de la structure lui-même, qui est aussi un jeune des Grésillons.
« On travaille en partenariat avec beaucoup de groupes. Déjà avec le tissu informel associatif, mais aussi avec le commissariat de Gennevilliers ou les services de préfectures. » (A., d’origine algérienne, 33 ans, travailleur social, ancien militant pour le quartier).
Pour les plus âgés, l’A.P.G est ainsi une antenne officieuse des Renseignements généraux dont l’objet est de réguler les comportements sociaux et d’anticiper les éventuels écarts dangereux aux « normes », renvoyant à ce que Robert Castel désignait déjà en 1981 comme une nouvelle gestion des risques faite de comportementalisme et de psychologisme. Ainsi, pour les trentenaires, l’éducateur symbolise la présence de la société juge sous couvert d’idéologie républicaine et répressive (cf. Foucault, 1975) alors que pour la cohorte suivante, il est perçu comme un profiteur et un opportuniste qui reste caché dans son bureau, payé à boire des cafés.
L’animateur : « tchatcheur » ou « escroc-traître »
La perception de l’animateur sportif ou socioculturel diffère sensiblement de celle de l’éducateur : plus utile, moins ambiguë, il permet en effet des activités concrètes (tournois sportifs, séjours à la montagne ou à la mer, activités culturelles…). Ces animateurs qui dépendent, en général, de la municipalité, viennent pour beaucoup d’entre eux des mêmes quartiers et se trouvent pour la moitié issus de l’immigration maghrébine. Mais leur image auprès des jeunes des Grésillons reste négative. Ce n’est plus de l’image du délateur/profiteur dont ils souffrent, mais de celle de traître/carriériste, notamment aux yeux des trentenaires.
« Honnêtement, ces gens-là, ils se foutent de la gueule des gens. Ils sont plein de tcha-tche, ils te font galérer pour rien. En plus, je ne comprends pas, ils sont payés à organiser des activités toutes claquées ! Y’en a qui sont là, on se demande pour-quoi, à part le salaire ! » (S., parents d’origine marocaine, 27 ans, ti-tulaire d’un bac général, chef d’équipe ma-nutentionnaire à Air France, ancien vacatai-re dans des associations de quartier.)
Du fait des problèmes judiciaires des ancien-nes associations du quartier qui avaient mis la clé sous la porte en raison d’une gestion malveillante, les animateurs locaux actu-els portent le stigmate d’escroc ou de prévaricateur. Notamment pour les plus jeunes, les animateurs locaux ont vu leurs prénoms disparaître au profit de labellisations stigmatisantes. « T’as pas vu, l’escroc ? » ou « Wesh, qu’est-ce qu’il t’a enco-re raconté, l’escroc ? ».
L’accusation, lorsqu’elle est portée par les trentenaires, vise en revanche le statut à leurs yeux déchiré de ces jeunes animateurs de mairie, flétris pour avoir renoncé à leur identité, à leurs principes et leur intégrité, pour s’être fait acheter par les « politiques ». Ils passent donc devant ces jeunes pour des « vendus » et des « Arabes de services » sans honneur.
« Tu vois, moi, qu’un Français m’arnaque, me roule, ça me gêne. Mais moins que quand c’est un frère de sang. Quand je vois un Arabe qui joue le jeu des Français, pour moi, c’est un traître. Et en plus, il y en a qui n’ont aucun scrupule. Ils font de l’animation comme on trace un plan de carrière. Et ces mecs-là ont pactisé avec le diable pour ça ! Ils boivent du vin avec les Français, ils renient leur culture, leur race ! » (C., 28 ans, parents d’origine algérienne, bagagiste à Air France, ancien militant déçu par la municipalité communiste et le travail associatif).
La crédulité des plus jeunes semble avoir été mise à rude épreuve par l’expérience associative, marquée par les « affaires » de pots-de-vin locales plus anciennes, ainsi que par un usage très utilitaire de l’offre associative, qui consiste à seulement consommer les projets de vacances ou de voyages. En connaissance de cause, car ils n’ignorent pas non plus les enjeux financiers que procure les politiques publiques.
Le R.M.I, paravent idéologique de domination ou système de tromperie
Récemment, les jeunes qui approchent la trentaine sont entrés en relation avec une nouvelle variété de travailleurs sociaux, les conseillers d’insertion. Les jeunes qui se sont mis à bénéficier du R.M.I. se sont mis en contact avec ces conseillers pour statuer de leur avenir et mettre ainsi en place un projet professionnel. Les dispositifs récents des services sociaux ont pour objectif d’encadrer les Rmistes. La structure locale, le Pôle permanent d’insertion, qui suit et coordonne les démarches de recherche d’emploi des titulaires du RMI, encourage les jeunes à effectuer un stage, et les plus diplômés à postuler à un emploi-jeune. Ce mode de prise en charge pose des problèmes à l’ensemble des jeunes qui se sont plaints d’une méthode de coercition tyrannique qui met désormais en balance allocation et obéissance (Castel, 1995). Ce dispositif n’autorise pas l’affrontement direct, sous peine de suspension de l’allocation. Des stratégies sont mises en place pour contourner le règlement. L’utilisation de son médecin de famille par le biais des arrêts-maladies montre les déterminations pour éviter les travaux et stages dévalorisants.
« Moi, pendant six mois, ils m’ont pris la tête et puis après j’ai fait le mort. Au bout d’un an, ils m’ont radié du P.P.I., mais je continue trois ans après à toucher le R.M.I. Même les lettres de convocations de l’A.N.P.E., il ne faut pas y répondre. Parce que si tu réponds à la convocation après ils retrouvent ton dossier et ils ne te lâchent pas. Non, il faut la jouer au vice, ici, c’est malheureux, mais c’est comme ça ! » (M., 29 ans, parents d’origine algérienne, licence de physique, musulman pratiquant, sans emploi).
Les dissimulations passent souvent par des coups de gueule, des réclamations insistantes pour obtenir des stages qui les intéressent. Mais dans l’ensemble, ces dispositifs restent très contestés par les jeunes qui entrent dans cette structure. Et les résistances éclatent parfois au grand jour.
« Quand je suis entré pour la première fois, j’ai vu le manège ! Il y avait une réunion d’information générale. Il y avait 80% de jeunes, mais des galériens, des miséreux. Après, t’as rendez-vous avec une conseillère d’insertion où tu lui racontes ta vie et qui te propose que des trucs bidons. Moi, je lui ai mis cartes sur table, je veux un stage dans l’audiovisuel parce que j’ai travaillé dans l’audiovisuel, tu vois ? Elle me dit que ce n’est pas possible, qu’ils ne sont pas en mesure de donner ça, mais qu’il fallait prendre ça. Je lui ai dit écoutez, si c’est pour que je prenne un stage bidon pour faire baisser les statistiques du chômage, ça ne m’intéresse pas. Moi, j’ai 28 balais, je connais la musique. Ou vous me trouvez quelque chose de concret avec des perspectives, ou bien ce n’est pas la peine que vous me fassiez perdre mon temps ! Après les rapports ont été tendus et c’était presque du flicage mais je l’ai roulé en beauté ! (Rires) » (C., 28 ans, parents d’origine algérienne, bagagiste à Air France, sans diplôme, déçu par les institutions).
Une lecture inquiète du monde social, mais différente selon les âges
Les plus jeunes partagent l’idée d’une domination sociale avant tout fondée, en quelque sorte, sur l’inéquité de la répression judiciaire à l’encontre de deux classes opposées de délinquants : les « petits » (eux) et les « grands » (énarques, politiques, etc.).
Le politicien véreux, l’énarque comploteur apparaissent comme ceux qui font les lois, mais qui flottent au-dessus d’elles. Une discussion dans un hall, rythmée par la circulation d’un joint, entre jeunes « délinquants » âgés d’une vingtaine d’années débuta sur l’hypocrisie de la France, puis amena à une discussion polémique à propos de la politique.
« Tu fais comme les politiciens, tu la joues au coup de vice. Tu fais des sourires à l’écran, tu tchatches bien et tu niques les gens par derrière. Tu détournes 200 briques, des millions et hop, ni vu ni connu. On aurait dû faire ça, hein J. ! » (S., 23 ans, parents d’origine algérienne, manutentionnaire, fumeur de cannabis).
« Avec ta tête d’Arabe. Tu voudrais faire quoi ? Y’a que des fils à papa qui rentrent à l’E.N.A. T’es fou ou quoi, toi ? En plus ces fils de pute, ils ont la loi avec eux. Comment ça ? Un mec détourne 300 briques sur le dos du peuple, il ne se retrouve qu’avec du sursis. Toi, tu vends une savonnette t’en prends pour 5 piges ! On est dans un système d’enculés, ici ! » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
« On le sait depuis longtemps que c’est comme ça, J. ! On est dans un système bidon ! C’est pour ça qu’il faut tout niquer, il faut faire de l’argent ! Si t’as pas d’argent, t’es rien ! Personne te calcule, t’es un petit bougnoule qu’on a envie de mettre en tôle pour un oui ou pour un non ! Alors autant tout niquer, moi je dis ! Ici, t’es mal vu ! Dans ce pays d’hypocrites, les juges ce sont des petits bourgeois cist’ra, alors ils préfèrent mettre un petit arabe en prison qu’un politicien d’enculé qui a détourné 300 briques ! » (K., 20 ans, parents d’origine marocaine, trafiquant de cannabis, sans diplôme, sans profession).
« Bon monsieur, vous avez détourné 300 briques ! C’est pas bien ! Il ne faudra pas recommencer la prochaine fois sinon je vais vous gronder. Au fait après le procès, on se fait un golf, ok ? » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
La représentation de l’homme politique rappelle celle de l’animateur, un degré haut-dessus : c’est l’homme politique qui tire les ficelles du pouvoir, qui organise tout et qui domine la grosse machine d’Etat. Dans ce « système bidon », la seule façon de s’en sortir, c’est de tricher pour faire de l’argent. Cette image du politicien concorde avec celle des aînés, qui privilégient cependant celle qu’ils se font des Juifs, qu’ils voient partout présent dans le commerce, du marché aux puces aux grandes marques, dans les productions culturelles ou artistiques…
« Y’a que les feujs qui ont compris comment faire de l’argent. Eux, ils se sont entre-aidés. Ils ont des cerveaux et des commerciaux. Et tu vois leur éducation, ils n’ont pas perdu du temps comme nous. Leurs parents leur ont appris des choses ! Nous, nos parents, ils sont passés du champ à l’usine, ils savent même pas lire. C’est à nous de relever la tête ! Eux, les feujs, ils ont appris à faire de l’argent sur n’importe quoi ! Tiens, Khaled, tu savais que Roger Hanin il tenait des parts de la prison de Nanterre ! » (S., 23 ans, parents d’origine algérienne, manutentionnaire, fumeur de cannabis).
« R’luff… c’est pas vrai ! C’est quoi ce truc de fou ? » (K., 20 ans, parents d’origine marocaine, trafiquant de cannabis, sans diplôme, sans profession).
« Si, si c’est vrai… c’est un truc de fou ! » (S. 23 ans…).
« Hé, mais c’est un truc de barge… Putain, le fils de pute, il se fait de l’argent sur les mecs qui sont en tôle ! Putain, ces mecs-là, ils reculent devant rien pour faire de l’argent. Putain, c’est vraiment un fils de pute… franchement, c’est grave ! » (K., 20 ans…).
« Ah, ils sont trop forts les Juifs, c’est flippant. Eux, ils ont le droit de faire de l’argent… comme les Chinois, t’as vu la famille Tang, des gros mafieux, le maire, il les reçoit. Les mecs en limousine, t’es fou, ça sent le business. Mais en vrai, c’est nous les cons dans l’affaire ! » (J., 23 ans, parents d’origine marocaine, sans diplôme, intérimaire, trafiquant de cannabis).
Cette perception de la politique et des politiciens est accentuée par le rapport au « communautaire ethnique » incarné par « eux », les « Juifs », les « puissants » et le « nous » qui rassemblent l’ensemble des Maghrébins. Les jeunes se perçoivent comme désavantagés par rapport au racisme ambiant devant le machiavélisme de l’ennemi héréditaire qu’est le dominant.
A terme, la vision d’un complot national qui règne en France pour déstabiliser les Maghrébins est récurrente.
« On vient des bas-fonds, on a connu quand même la misère, la violence […] Par rapport à un individu qui vient d’un autre milieu social, il ne peut pas forcément comprendre ce qui se passe. Il ne l’a pas vu ! » (J., 27 ans, parents d’origine martiniquaise, DESS banque et finance, directeur adjoint d’une banque aux Antilles, ancien jeune du quartier).
En guise de conclusion :
Ennemis de l’intérieur ou victimes d’un système inégalitaire
Vision de la société et du travail social en particulier sont étroitement corrélées à l’espace générationnel (Attias-Donfut, 1988) et à l’empreinte du temps, qui détermine les expériences et les habitus (Bourdieu, 1980).
Pour les jeunes qui approchent la trentaine, la domination renvoie à une exclusion trop prononcée durant la période de crise qui les a en quelques sortes évincés de l’espace public. Et cette vision fortement négative est liée à la fois à la disparition du monde ouvrier auquel ils étaient destinés et au traitement différentiel ressenti depuis leur majorité civile, qui coïncida avec la guerre du Golfe. Un « système politique » est tenu par une minorité d’individus bien organisés, qui régissent guerre, famine et exploitation, à l’appui de réseaux financiers, de franc-maçonnerie et de sionisme. Face à ces groupes « occultes », les jeunes de cité deviennent des ennemis de l’intérieur.
En revanche, pour les plus jeunes, la menace a des visages plus familiers, plus proches : ceux des éducateurs, des associations de quartier, mais aussi des institutions répressives comme la police. Les « institutionnels » passent pour des ennemis extérieurs alors que les animateurs sont perçus comme des escrocs prévaricateurs. Ils ont grandi dans un quartier entièrement restructuré en ayant à peine connu le monde ouvrier : cette différence est de taille puisque ces jeunes n’ont jamais vu leur parcours frappé de plein fouet par la flexibilité, contrairement aux trentenaires, déchirés entre deux périodes et deux mondes, la société ouvrière aujourd’hui disparue et la société post-industrielle à peine éclose.
Cet article nous a permis de faire le point sur le répertoire des réquisitoires des institutions sociales par les jeunes d’une petite cité H.L.M. Certes, l’échantillon de jeunes interrogés représente à peine un dixième des jeunes qui habitent ou fréquentent cet espace résidentiel. Une vision critique s’exprime profondément, qui manifeste un refus radical d’encadrement tenté par le dehors.
Doctorant au GRASS-IRESCO-CNRS.