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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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La revanche de l’homme-train




L’amour existe,

un court métrage documentaire de Maurice Pialat





Quand Maurice Pialat parvient à tourner son premier court métrage, en 1960, il a près de trente-cinq ans. Le temps est enfin venu pour ce banlieusard de prendre sa revanche. Une revanche contre la vie. Celle qu’on mène et celle qu’on nous fait mener. Pas pour la changer, ni l’améliorer. Simplement pour lui cracher à la gueule. Lui dire le mal qu’elle nous a fait, et surtout le mal incurable qu’elle contient en son sein. L’amour existe est un réquisitoire, d’une sidérante force cinématographique et littéraire, contre cette vie moderne et son excroissance emblématique, la vie de banlieue.



ès son premier plan, L’Amour existe est une ferme incitation à foutre le camp. L’agression sonore d’une cloche stridente et l’apparition simultanée à l’écran de l’injonction lumineuse ACCÈS INTERDIT – LE TRAIN PART ne laissent pas de place au doute. Il faut dégager.

Nous sommes à Paris, dans un hall de gare. Les plans fixes en noir et blanc se succèdent : foules massives à l’entrée des bouches de métro ; piétinement dans les couloirs ; entassement sur les quais ; autobus bondés ; embouteillages monstres sur le périphérique. A la nuit tombée, les banlieusards sont sommés de rentrer chez eux.

Puis, dans le silence retrouvé d’une maison de banlieue, un train passe derrière la fenêtre. Une voix se fait alors entendre. Elle dit les mots écrits par un fils de la banlieue, Maurice Pialat lui-même. Longtemps, j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film.1 Images et mots entrelacés évoquent, entre nostalgie et souffrance, une enfance vécue quelques kilomètres trop à l’écart. Dans le Courbevoie des années 30, ennui profond, découvertes et désillusions précoces se superposent : cinémas de quartier, rêves de voyage, rencontres amoureuses au bord de la Marne. Et puis la guerre survient. Soudain, les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? [...] Les châteaux de l’enfance s’éloignent. Les adultes reviennent dans la cour de leur école comme à la récréation. Puis des trains les emportent.

Le train qui ramène quotidiennement le travailleur banlieusard vers le centre peut aussi déporter…

Dès lors, Pialat témoigne à charge contre la vie de misère et le paysage généralement ingrat de la banlieue. La rage exprimée dans ses films à venir est déjà là, compacte et lucide. Tout y passe. La mesquinerie des petits propriétaires pavillonnaires, tout d’abord : Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, un bon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille. Puis c’est au tour des grands ensembles à loyer modéré : Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Et enfin, les bidonvilles insalubres des émigrés de première génération situés à seulement trois kilomètres des Champs-Elysées.

Le réalisateur verse au dossier des pièces éloquentes : Déficit en terrain de jeu, en terrain de sport : 75 %, déficit en jardin d’enfant : 99%. Nombre de lycées dans les communes de la Seine, 9, à Paris, 29. Théâtre en dehors de Paris, 0, salle de concert, 0. Dès 1960, le constat est sans appel. La banlieue est l’enfant quasi mort-né de l’après-guerre. Un enfant non désiré, uniquement conçu au profit du triomphe économique en cours (les Trente Glorieuses), et fabriqué dans des bureaux d’études avides de rapides retours sur investissement. A bien y regarder aujourd’hui, on se dit que depuis quarante ans, c’est en salle de réanimation que les politiques s’acharnent maintenant : pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être.

Mais pour Pialat, le mal est fait. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. La banlieue est une friche désolée et désolante. Un terrain vague où, la nuit venue, de jeunes gens s’affrontent à mains nues (en 1960, les armes à feu ne sont pas encore dans les banlieues) pour dissiper l’ennui, ce principal agent d’érosion des paysages pauvres. Elle restera au ban de l’Histoire, laissée à sa propre dévastation, passée ou à venir. Et si les chiffres ne suffisent pas à s’en convaincre, Maurice Pialat se fait fort de nous le faire comprendre par l’image. Près d’un pavillon visiblement à l’abandon, un poteau indicateur tordu est couché au sol, lentement la caméra s’en approche jusqu’à ce qu’on puisse lire ce qui figure sur le rectangle de fer blanc : rue d’Oradour sur Glane. L’image est forte, disproportionnée peut-être, mais elle contient en elle toute la violence du cinéma de Pialat. Un cinéma de l’affrontement direct et du corps à corps. Un cinéma de la révolte contre la duperie érigée en système et les faux-semblants d’une vie que l’on doit, tant bien que mal, mener à terme.

Pialat n’est jamais dupe et ses films sont là pour le faire entendre. Oui, la banlieue restera à la périphérie de l’Histoire parce que la vie qu’on y mène s’écoule dans un présent continu. Le présent métronomique des transports en commun et des automatismes répétés à l’infini. Tous les matins, c’est la hantise du retard. Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir on remet ça. Deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour. Le banlieusard sécrète ainsi son propre anesthésiant. Mais dans ce demi-sommeil, une autre course folle commence. Il lui faut rattraper son retard dans l’accumulation des richesses factices qu’on lui fait miroiter : Culture en toc, dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité. Et quand l’effet de l’anesthésique s’estompe, c’est déjà l’heure de la vieillesse et de la retraite. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où on vous foute la paix. Dans la salle de réveil (hospice ou vieux quartier isolé), l’humeur est à la mélancolie et les souvenirs enfouis d’une enfance réelle ou fantasmée remontent à la surface. Tout ça pour ça. Entre la vieillesse et l’enfance, la vie n’aura donc été qu’un interminable et sombre tunnel traversé par un train de banlieue...

L’amour existe est un brûlot. Par sa liberté, il oppose une fin de non-recevoir à toute objection d’exactitude ou de tempérance analytique sur la banlieue (en 1960 ou aujourd’hui, peu importe). Maurice Pialat ne parle ici qu’en son nom propre. Il fut un enfant des banlieues qui ne se remit jamais de ne pas avoir su voir leurs beautés impénétrables, tout simplement parce que personne ne lui a appris à les lire. Et même s’il a fini par apprendre que, sous les couches d’amertume, de désespérance et d’ennui, bien sûr l’amour existe, cela ne suffit pas pour en faire un film, tout juste un titre.

Maurice Pialat est mort le 11 janvier 2003.
(1) Toutes les citations sont extraites de L’amour existe.

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