Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Christian Gruau
Imprimer l'articleRose aux tilleuls
Quatre cents mètres de rue, les trottoirs bitumés au hasard, une rangée de tilleuls de chaque côté et le silence. Une bagnole par heure. La rue est aux enfants de tous âges, les grands veillent sur les petits. Les mères jettent l’argent par les fenêtres pour aller acheter le pain. Rose a trente ans. Elle rentre du travail. C’est un voyage, car le travail, c’est à Paris. Dès qu’elle atteint la rue, elle est chez elle. Chacun la connaît ici, depuis toujours. Elle arrive. Elle pousse la porte en fer du hall d’entrée. L’escalier de bois grince sous ses pas. C’est un immeuble de cinq appartements. En bas, ce sont les propriétaires, au premier, à droite, Madame Vallat, une femme qui vit seule, en face, les Mercey, un couple avec deux filles. Au second, à droite, les Gallois, père et fille, la maman est partie d’un cancer, il y a deux ans, et en face, c’est chez elle. Elle rentre, elle respire un grand coup, ça sent l’encaustique. Elle a laissé la clef dans la porte, côté palier. Tout le monde fait ça ici, en cas de besoin. Parfois ça chauffe chez les Mercey, elle est volage, il est jaloux. Après dîner, Rose ira à la cave, chercher du charbon, car la chaudière ne tiendra pas la nuit. Rose est divorcée. Elle a un petit garçon, qui ne vient que les week-ends. Pour Rose, la vie n’est pas forcément rose, mais elle s’en arrange.
En novembre, Rose s’est acheté une télé. Chacun vient selon l’envie, ça fait de belles soirées. Quand le Real Madrid rencontre le Stade de Reims, elle fuit avec les autres femmes, chez l’une ou l’autre, pleines d’histoires d’enfants enrhumés, de recettes de pot-au-feu, ou de peines de cœur.
En avril, les Mercey ont acheté une Dauphine Renault, les Gallois, un frigo, et Madame Vallat, un aspirateur. En juillet, Rose a passé son permis de conduire. Depuis peu, son fils vit avec elle. Rose se remarie, puis le mari s’en va avec une autre, elle divorce, une seconde fois. Ils ont coupé les tilleuls du côté impair. Ils vont mettre la rue en sens unique. Il y a trois feux sur quatre cents mètres, le matin et le soir, c’est infernal.
Rose a quarante-cinq ans. Son fils s’est marié. Elle a le chauffage au gaz, une salle de bains installée par son second mari ; l’agencement n’est pas tip-top, mais c’est mieux que le tub et l’évier. Une machine à laver a remplacé la lessiveuse en acier galvanisé. Elle va travailler en voiture. C’est moins rapide, mais c’est son luxe. Quand elle est au volant, c’est comme si elle était déjà chez elle. Dans l’immeuble, les locataires changent tout le temps, à la place des Mercey ce sont les Bénichou, des rapatriés d’Algérie, toute une smala, le père, la mère, les trois enfants, et la grand-mère. Ils font trop de bruit, elle leur a dit, ils l’ont mal pris. Elle les ignore autant qu’elle peut, tout juste « bonjour-bonsoir » dans l’escalier. Elle ne se souvient plus très bien depuis quand, mais elle ne laisse plus sa clef dehors depuis longtemps.
Les Bénichou l’ont invitée, une fête juive, le nouvel an (en septembre !), elle a dîné chez eux, pas très à l’aise, elle les trouve exubérants, elle a mangé du couscous, ça lui a plu, mais elle n’a pas aimé la salade de poivrons cuits. Les murs de sa chambre sont humides. Le propriétaire ne veut rien savoir pour réparer. Elle a fait une demande pour un logement social. Elle va partir, elle aussi. Elle ne connaît plus grand monde dans le quartier.
Rose déménage. Son nouveau logement est plus petit, mais confortable. C’est dans un ensemble de quatre-vingts appartements. Le gardien, Monsieur Abderamane, lui a proposé de lui poser un verrou en plus. Rose n’est pas très liante. Elle préfère que l’autre fasse le premier pas. Elle part le matin, elle rentre le soir et donne un tour de clef derrière elle. Ses voisins sont d’anciens pavillonnaires, expropriés quand il a fallu construire, vite. Puis, ceux-là aussi partent, et ils sont remplacés par tous ceux dont on n’a pas voulu ailleurs, l’écume de la colonisation. Au début, ça se passe bien. On ne fraie pas, mais chacun reste poli, sur la défensive. Il y a les enfants qui grandissent, et les parents harassés qui ne sont pas là. Les enfants qui perturbent comme tous les enfants, les enfants qu’on laisse dériver. Personne ne veut voir. Les enfants qui grandissent, et dont l’horizon est le centre commercial qui scintille de pacotilles, la télé qui devient honteuse, avec comme morale, l’avidité du monde. Rose a soixante ans et une loupe dans la porte, soixante-huit et trois verrous, puis soixante-quinze et une porte blindée, et le plein d’amertume. Rose est vaillante, elle suit sa route, en baissant la tête, car quand elle la relève, c’est le chaos. Elle ne veut plus rentrer tard, depuis qu’elle a croisé un revolver dans la cage d’escalier. Elle a détourné le regard, pour ne pas voir qui le tenait. Elle tire les rideaux, quand on trafique sous ses fenêtres.
Rose a quatre-vingts ans. Rose en a assez vu, alors elle est partie dans sa tête. Elle m’a dit de vous dire…
Non, rien.
En novembre, Rose s’est acheté une télé. Chacun vient selon l’envie, ça fait de belles soirées. Quand le Real Madrid rencontre le Stade de Reims, elle fuit avec les autres femmes, chez l’une ou l’autre, pleines d’histoires d’enfants enrhumés, de recettes de pot-au-feu, ou de peines de cœur.
En avril, les Mercey ont acheté une Dauphine Renault, les Gallois, un frigo, et Madame Vallat, un aspirateur. En juillet, Rose a passé son permis de conduire. Depuis peu, son fils vit avec elle. Rose se remarie, puis le mari s’en va avec une autre, elle divorce, une seconde fois. Ils ont coupé les tilleuls du côté impair. Ils vont mettre la rue en sens unique. Il y a trois feux sur quatre cents mètres, le matin et le soir, c’est infernal.
Rose a quarante-cinq ans. Son fils s’est marié. Elle a le chauffage au gaz, une salle de bains installée par son second mari ; l’agencement n’est pas tip-top, mais c’est mieux que le tub et l’évier. Une machine à laver a remplacé la lessiveuse en acier galvanisé. Elle va travailler en voiture. C’est moins rapide, mais c’est son luxe. Quand elle est au volant, c’est comme si elle était déjà chez elle. Dans l’immeuble, les locataires changent tout le temps, à la place des Mercey ce sont les Bénichou, des rapatriés d’Algérie, toute une smala, le père, la mère, les trois enfants, et la grand-mère. Ils font trop de bruit, elle leur a dit, ils l’ont mal pris. Elle les ignore autant qu’elle peut, tout juste « bonjour-bonsoir » dans l’escalier. Elle ne se souvient plus très bien depuis quand, mais elle ne laisse plus sa clef dehors depuis longtemps.
Les Bénichou l’ont invitée, une fête juive, le nouvel an (en septembre !), elle a dîné chez eux, pas très à l’aise, elle les trouve exubérants, elle a mangé du couscous, ça lui a plu, mais elle n’a pas aimé la salade de poivrons cuits. Les murs de sa chambre sont humides. Le propriétaire ne veut rien savoir pour réparer. Elle a fait une demande pour un logement social. Elle va partir, elle aussi. Elle ne connaît plus grand monde dans le quartier.
Rose déménage. Son nouveau logement est plus petit, mais confortable. C’est dans un ensemble de quatre-vingts appartements. Le gardien, Monsieur Abderamane, lui a proposé de lui poser un verrou en plus. Rose n’est pas très liante. Elle préfère que l’autre fasse le premier pas. Elle part le matin, elle rentre le soir et donne un tour de clef derrière elle. Ses voisins sont d’anciens pavillonnaires, expropriés quand il a fallu construire, vite. Puis, ceux-là aussi partent, et ils sont remplacés par tous ceux dont on n’a pas voulu ailleurs, l’écume de la colonisation. Au début, ça se passe bien. On ne fraie pas, mais chacun reste poli, sur la défensive. Il y a les enfants qui grandissent, et les parents harassés qui ne sont pas là. Les enfants qui perturbent comme tous les enfants, les enfants qu’on laisse dériver. Personne ne veut voir. Les enfants qui grandissent, et dont l’horizon est le centre commercial qui scintille de pacotilles, la télé qui devient honteuse, avec comme morale, l’avidité du monde. Rose a soixante ans et une loupe dans la porte, soixante-huit et trois verrous, puis soixante-quinze et une porte blindée, et le plein d’amertume. Rose est vaillante, elle suit sa route, en baissant la tête, car quand elle la relève, c’est le chaos. Elle ne veut plus rentrer tard, depuis qu’elle a croisé un revolver dans la cage d’escalier. Elle a détourné le regard, pour ne pas voir qui le tenait. Elle tire les rideaux, quand on trafique sous ses fenêtres.
Rose a quatre-vingts ans. Rose en a assez vu, alors elle est partie dans sa tête. Elle m’a dit de vous dire…
Non, rien.