Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Alain Brossat
Imprimer l'articleUne université de banlieue
J’enseigne la philosophie à Paris VIII – Saint-Denis. Paris VIII est une université de banlieue. Vendredi dernier, vers 9h30, je suis seul au secrétariat du département. Le téléphone sonne. Le type me dit, avec la voix de Raymond Bussières dans Casque d’or : « Bonjour, c’est Radio Libertaire. Nous cherchons quelqu’un, un prof, pour participer à une émission sur l’anarchisme. C’est pour savoir ce que les autres pensent de nous. Alors j’ai commencé par appeler Sciences Po, mais ils m’ont dit que ce n’était pas leur tasse de thé. J’ai donc appelé la philo, à la Sorbonne ; et là, ils m’ont conseillé d’essayer plutôt chez vous, que c’était plutôt votre genre. Alors je vous appelle… »
- Vous avez bien fait. J’ai l’homme qu’il vous faut. Je vais vous donner son numéro…
Et je le branche sur le vieux René. Le dernier qui nous reste des « grands historiques » du département. Spécialiste de Fourrier et de Tarde.
Le gars est tout content. Et moi donc.
Paris VIII est une université de banlieue.
En mai-juin dernier, le service des sports de la fac a fait installer dans le grand hall, avec la bénédiction du président, un écran géant sur lequel étaient projetés en continu les matches de la Coupe du Monde de foot. Une cohue sportive s’agglutinait là à longueur de journée, et lorsqu’un but était marqué, une immense clameur faisait trembler les murs de papier de l’université, m’obligeant, à l’occasion, à m’interrompre au milieu d’une phrase (d’habitude, ce sont les avions en manœuvre d’approche sur Roissy qui me cassent au beau milieu d’une tirade sublime sur Kant ou Adorno). Lorsque la Tunisie jouait, la tension montait d’un cran et je voyais poindre l’émeute.
D’habitude, les cris et slogans qui, périodiquement, retentissent dans les couloirs, renvoient à une actualité politique, locale (étudiants sans papiers, problèmes d’inscription…) ou générale (Palestine, guerre(s) du Golfe, etc.). Maintenant, ce sont les meutes sportives, rassemblées à l’initiative de l’administration, qui envahissent les couloirs. Tant qu’à former à la fac un public adonné à la vision, j’ai pensé suggérer au président, par le truchement d’une lettre ouverte, d’installer quelques peep-shows aux points stratégiques. Et puis je me suis dégonflé. C’était à la veille des vacances, j’en avais plein le dos.
Paris VIII est une université de banlieue.
Ce qui me frappe, avec nos étudiants sans papiers – il y en a toujours quelques-uns qui parviennent à passer à travers les mailles du filet –, c’est la façon dont ils prennent, face à nous, toute la honte et la faute sur eux. Ils nous abordent, nous, leurs enseignants qu’ils entendent pourtant parler une autre langue que celle de la police et de l’Etat, en coupables. Ils évitent d’avoir à nous parler de leur « problème » et, quand ils le font, c’est furtivement, en s’excusant et quand ils ne peuvent faire autrement. On sent bien qu’ils ne parviennent pas à se persuader de ce que nous puissions, nous, être avec eux, contre leurs persécuteurs – l’administration universitaire et les préfectures. Après tout, ne sommes-nous pas, nous aussi, des fonctionnaires, payés par l’Etat, du côté du manche ?
Il y a deux-trois ans, une longue agitation endémique s’est développée sur l’université, à propos des étudiants sans papiers et du double jeu de l’administration (occupation d’amphis, défilés bruyants dans les couloirs, interventions dans les cours…). L’immense majorité des étudiants est demeurée d’une indifférence de glace au sort de ces quelques-uns venus d’ailleurs et qui n’ont pas les papiers qu’il faut. La lutte a été empoisonnée et dévoyée par un groupuscule façon Sentier lumineux dont le rêve premier semblait être de faire subir au « mandarinat » les rigueurs d’une nouvelle révolution culturelle (bonnets d’âne, pancartes infamantes, piloris…).
Les étudiants sans papiers sont toujours là, et leurs humbles efforts pour demeurer transparents, inaperçus, toujours aussi persévérants.
Paris VIII est une université de banlieue.
Le soir, en hiver, les étudiantes se regroupent pour aller prendre le bus ou le métro, à la fin des cours qui s’achèvent après la tombée de la nuit. Ce n’est pas qu’il règne dans les parages une insécurité galopante, mais il y a ces réflexes, ces habitudes. Les tranches horaires 19h-20h30 sont peu prisées. On sent monter, vers la fin de ces cours, une sorte de nervosité. Les étudiants ont hâte de rentrer chez eux, ceux de Sarcelles, ceux de Stains, de Gagny, Noisy et autres bouts de lignes en premier lieu, qui sont en nombre constant.
Paris VIII est une université de banlieue.
Il faut de tout pour faire un département de philo – chez nous du moins. Il y a ceux qui sont venus de très loin, comme on vient visiter un musée fameux dans le monde entier, et qui retourneront au Japon, en Corée, à Taiwan, auréolés du prestige d’avoir étudié Foucault et Deleuze et Lyotard, dans les murs mêmes qui les ont entendus réinventer la philosophie. Il y a ceux qui, venus de partout, forment le noyau dur et inconditionnel des séminaires de Rancière et Badiou. Il y a ceux qui ont entendu dire qu’on était, en ce lieu, plus hospitalier aux originaires des anciennes colonies qu’ail-leurs. Il y a ceux qui sont là comme dans une salle d’attente – ils n’ont pas trouvé de place en psycho, en socio, en cinéma et la philo, bonne fille, les a hébergés. Ingrats, ils statuent : prise de tête. Il y a ceux qui, mauvais esprits, énergumènes, plébéiens dissidents ont fait le choix de ce lieu de mauvaise vie où l’on ne prépare pas aux concours. Il y en a d’admirables qui iront très loin et qui nous ont choisis contre la Sorbonne, il y en a qui viennent en cours le ventre creux, il y a les malins qui viennent s’encanailler un an ou deux avant de regagner le droit chemin, il y a tous ceux qui s’échinent au noir pour finir leur licence, il y a la masse de ceux qui ne finiront pas leur DEUG parce qu’ils ne sont pas nés coiffés. Cette bigarrure est notre monde. Nous tenons mal notre rôle de dispositif reproducteur de l’institution philosophique.
Paris VIII est une université de banlieue.
Nos étudiants de premier cycle ont lancé une petite revue baptisée Jeunèse. On y trouve de brefs traités du désespoir, des poésies d’amour, des dessins gothiques, des nouvelles absconses, de vagues obscénités et un peu de pornographie light. Pas de philo scolaire puisque le projet est que chacun y laisse « parler son cœur ».
Les animateurs de Jeunèse ont demandé trois sous à l’administration pour imprimer leur revue. Les barbons du Conseil habilité ont chaussé leurs besicles et expertisé la chose avec tout le soin requis. Il s’en est trouvé un pour y repérer un objet suspect : un poème de style punk-trash où était évoqué le brun, la couleur brune. Paris VIII est une université de gauche où l’on ne plaisante pas avec le brun. Les jeunes gens ont été priés de s’expliquer sur le penchant chromatique que trahissait l’objet suspect. Pour la subvention, ils attendront un peu. Le barret-kriegelisme est une affection contagieuse qui frappe jusque dans nos murs. Sortons couverts !
Paris VIII est une université de banlieue…
- Vous avez bien fait. J’ai l’homme qu’il vous faut. Je vais vous donner son numéro…
Et je le branche sur le vieux René. Le dernier qui nous reste des « grands historiques » du département. Spécialiste de Fourrier et de Tarde.
Le gars est tout content. Et moi donc.
Paris VIII est une université de banlieue.
En mai-juin dernier, le service des sports de la fac a fait installer dans le grand hall, avec la bénédiction du président, un écran géant sur lequel étaient projetés en continu les matches de la Coupe du Monde de foot. Une cohue sportive s’agglutinait là à longueur de journée, et lorsqu’un but était marqué, une immense clameur faisait trembler les murs de papier de l’université, m’obligeant, à l’occasion, à m’interrompre au milieu d’une phrase (d’habitude, ce sont les avions en manœuvre d’approche sur Roissy qui me cassent au beau milieu d’une tirade sublime sur Kant ou Adorno). Lorsque la Tunisie jouait, la tension montait d’un cran et je voyais poindre l’émeute.
D’habitude, les cris et slogans qui, périodiquement, retentissent dans les couloirs, renvoient à une actualité politique, locale (étudiants sans papiers, problèmes d’inscription…) ou générale (Palestine, guerre(s) du Golfe, etc.). Maintenant, ce sont les meutes sportives, rassemblées à l’initiative de l’administration, qui envahissent les couloirs. Tant qu’à former à la fac un public adonné à la vision, j’ai pensé suggérer au président, par le truchement d’une lettre ouverte, d’installer quelques peep-shows aux points stratégiques. Et puis je me suis dégonflé. C’était à la veille des vacances, j’en avais plein le dos.
Paris VIII est une université de banlieue.
Ce qui me frappe, avec nos étudiants sans papiers – il y en a toujours quelques-uns qui parviennent à passer à travers les mailles du filet –, c’est la façon dont ils prennent, face à nous, toute la honte et la faute sur eux. Ils nous abordent, nous, leurs enseignants qu’ils entendent pourtant parler une autre langue que celle de la police et de l’Etat, en coupables. Ils évitent d’avoir à nous parler de leur « problème » et, quand ils le font, c’est furtivement, en s’excusant et quand ils ne peuvent faire autrement. On sent bien qu’ils ne parviennent pas à se persuader de ce que nous puissions, nous, être avec eux, contre leurs persécuteurs – l’administration universitaire et les préfectures. Après tout, ne sommes-nous pas, nous aussi, des fonctionnaires, payés par l’Etat, du côté du manche ?
Il y a deux-trois ans, une longue agitation endémique s’est développée sur l’université, à propos des étudiants sans papiers et du double jeu de l’administration (occupation d’amphis, défilés bruyants dans les couloirs, interventions dans les cours…). L’immense majorité des étudiants est demeurée d’une indifférence de glace au sort de ces quelques-uns venus d’ailleurs et qui n’ont pas les papiers qu’il faut. La lutte a été empoisonnée et dévoyée par un groupuscule façon Sentier lumineux dont le rêve premier semblait être de faire subir au « mandarinat » les rigueurs d’une nouvelle révolution culturelle (bonnets d’âne, pancartes infamantes, piloris…).
Les étudiants sans papiers sont toujours là, et leurs humbles efforts pour demeurer transparents, inaperçus, toujours aussi persévérants.
Paris VIII est une université de banlieue.
Le soir, en hiver, les étudiantes se regroupent pour aller prendre le bus ou le métro, à la fin des cours qui s’achèvent après la tombée de la nuit. Ce n’est pas qu’il règne dans les parages une insécurité galopante, mais il y a ces réflexes, ces habitudes. Les tranches horaires 19h-20h30 sont peu prisées. On sent monter, vers la fin de ces cours, une sorte de nervosité. Les étudiants ont hâte de rentrer chez eux, ceux de Sarcelles, ceux de Stains, de Gagny, Noisy et autres bouts de lignes en premier lieu, qui sont en nombre constant.
Paris VIII est une université de banlieue.
Il faut de tout pour faire un département de philo – chez nous du moins. Il y a ceux qui sont venus de très loin, comme on vient visiter un musée fameux dans le monde entier, et qui retourneront au Japon, en Corée, à Taiwan, auréolés du prestige d’avoir étudié Foucault et Deleuze et Lyotard, dans les murs mêmes qui les ont entendus réinventer la philosophie. Il y a ceux qui, venus de partout, forment le noyau dur et inconditionnel des séminaires de Rancière et Badiou. Il y a ceux qui ont entendu dire qu’on était, en ce lieu, plus hospitalier aux originaires des anciennes colonies qu’ail-leurs. Il y a ceux qui sont là comme dans une salle d’attente – ils n’ont pas trouvé de place en psycho, en socio, en cinéma et la philo, bonne fille, les a hébergés. Ingrats, ils statuent : prise de tête. Il y a ceux qui, mauvais esprits, énergumènes, plébéiens dissidents ont fait le choix de ce lieu de mauvaise vie où l’on ne prépare pas aux concours. Il y en a d’admirables qui iront très loin et qui nous ont choisis contre la Sorbonne, il y en a qui viennent en cours le ventre creux, il y a les malins qui viennent s’encanailler un an ou deux avant de regagner le droit chemin, il y a tous ceux qui s’échinent au noir pour finir leur licence, il y a la masse de ceux qui ne finiront pas leur DEUG parce qu’ils ne sont pas nés coiffés. Cette bigarrure est notre monde. Nous tenons mal notre rôle de dispositif reproducteur de l’institution philosophique.
Paris VIII est une université de banlieue.
Nos étudiants de premier cycle ont lancé une petite revue baptisée Jeunèse. On y trouve de brefs traités du désespoir, des poésies d’amour, des dessins gothiques, des nouvelles absconses, de vagues obscénités et un peu de pornographie light. Pas de philo scolaire puisque le projet est que chacun y laisse « parler son cœur ».
Les animateurs de Jeunèse ont demandé trois sous à l’administration pour imprimer leur revue. Les barbons du Conseil habilité ont chaussé leurs besicles et expertisé la chose avec tout le soin requis. Il s’en est trouvé un pour y repérer un objet suspect : un poème de style punk-trash où était évoqué le brun, la couleur brune. Paris VIII est une université de gauche où l’on ne plaisante pas avec le brun. Les jeunes gens ont été priés de s’expliquer sur le penchant chromatique que trahissait l’objet suspect. Pour la subvention, ils attendront un peu. Le barret-kriegelisme est une affection contagieuse qui frappe jusque dans nos murs. Sortons couverts !
Paris VIII est une université de banlieue…
* Philosophe.