Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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Passager de la ligne 9
La ligne de bus numéro 9 à Bordeaux part de la gare St-Jean, au sud de la ville, parcourt presque l’intégralité
du boulevard de Ceinture qui sépare la ville-centre des communes de sa banlieue et rejoint tout au nord le quartier Bacalan. En 2002, son trafic a été estimé à 3,3 millions de voyages. 78% de ses passagers empruntent ce bus 1 à 4 fois par jour. La moitié est composée de scolaires et d’étudiants, un quart d’employés, les autres sont retraités, demandeurs d’emplois, et 3% sont des cadres sup. Plus de la moitié a moins de 25 ans.1 Du quartier populaire de la gare à ceux, tout aussi populaires, du nord de la ville, la ligne 9 parcourt la totalité du spectre social de la cité, elle dessert les lycées les moins huppés comme les plus chics, la gare et la cité administrative. Dans le bus, les pauvres voyagent en effraction chez les riches, de la gare aux quartiers nord, le 9 traverse les quartiers historiques et les maisons bourgeoises. Lieu de faible mixité sociale, les différentes classes d’âges et de revenus se frôlent à peine, des stratégies d’évitement, de prudence, se mettent en place. Devant, au milieu, derrière, chacun à sa place. Le 9, le bus en général, est un lieu de frottements sociaux, une banlieue mobile, un pays de passage avec ses habitués, ses rites, ses règles, un formidable lieu d’observation de la société et des gens.
« T’as d’la chance, enculé, tu fous l’camp de Paris juste quand y neige » 19h20, cours du Médoc, il fait quelque chose comme -1 à
-2°C en dessous. Nos nez sont allumés comme des lampions de noël, le rhume, et ça renifle à tout va. « Putain, qu’est ce qu’il fout, ce bus ? », dit le parigot, un gamin trop vite grandi, à son pote, tout aussi filiforme, juste couvert d’un gros pull. « Ah ! le voilà, le con. Dix minutes qu’on se les gèle. »
Des tâches de couleurs, une Africaine avec son bébé, fichu rouge sur sa tête, bonnet blanc sur la toison noire du bébé qu’elle serre contre elle, poussette jaune et bleue, échange de regards attendris avec sa voisine, visage épuisé, engoncé dans les écouteurs de son walkman.
Le bus se remplit peu à peu, une femme s’assoit en face de moi. Sans âge, les yeux profondément enfoncés dans la tête, de larges cercles de fatigue, elle aussi porte un bonnet blanc sous la capuche de son anorak rouge, elle se retourne pour sourire à la mère du bébé, la madone du bus.
Bonsoir, bonsoir, au revoir, on descend du bus comme on quitte un lieu habité. Les vitres, comme un kaléidoscope, renvoient les images de l’extérieur, les vitrines, les néons, l’éclairage public. Aquarium peuplé de poissons souvent muets, regards exténués, les yeux tournés dedans, faune coupée de l’extérieur. A chaque arrêt, le monde revient, courant d’air, bruit des moteurs de voitures, la voix haut perchée d’un africain. Certains s’installent dans la durée, 7, 8, 9 stations, un chemin de croix, un long cours, assez déjà pour former un groupe, se reconnaître, se rassurer, s’imaginer en silence.
Lumière crue qui jette une pâleur accrue sur les proéminences, pommettes, front, nez.
Sommeil en douce, certains en profitent pour rallonger leur nuit, visage encore bouffi de volupté cotonneuse, paupières tombées derrière les lunettes paravents.
Une femme très ridée se maquille, tente de se refaire une forme avant l’embauche.
Le bus roule à fond, le chauffeur jette son serpent articulé sur la chaussée vide pour prendre de vitesse les embouteillages du boulevard, conduite de cow-boy.
Odeurs de tabac, encore chaud ou, pire, déjà froid, mêlées à des effluves d’eaux de toilettes indéfinissables, quelquefois un parfum agréable. Odeur de mauvais vin vomi sur les vêtements d’un SDF affalé à mes pieds face à la porte, sueur piquante d’un gros homme en Marcel, bras tatoué, assis à côté de moi sur un très long trajet. Descendre ? Fuir ? Apnée !
Dans la journée, sur le circuit du 9, arrive l’heure des « fous », des gens souvent jeunes qui vivent en appartement thérapeutique prés du boulevard et dont le voyage en bus est l’une des occupations. On les repère vite à des mimiques, d’abord anodines, puis insistantes, des tics, des gestes, une présence à soi particulière, seuls le plus souvent, silencieux. En croisière quotidienne vers quel eldorado, quelle Amérique ?
Froid dehors, frais dedans, bus double, bavardages légers, musique douce, voix graves, enrouées, plus aiguës, sifflantes, cristallines, symphonie à laquelle on ne saisit aucun sens, grosse caisse quand les roues accrochent une ornière.
Regard fixe, fermement décidé à ne rien voir, rien regarder, regard fugitif sur le visage d’un autre, balayage panoramique pour ne pas risquer d’être saisi, regard plombé comme une moule accrochée aux façades des maisons qui défilent, ligne brisée au carrefour, gifles et flashes de réverbères.
Dans le bus, des jeunes, des vieux, des femmes, des pauvres ; les autres, en plein dedans, les actifs, les fonceurs… coincés, immobilisés, seuls dans leurs aquariums individuels.
« On va pas pouvoir faire de boules de neige, il va falloir aller au bahut demain », deux gamines qui squattent la banquette arrière. « Combien de bornes elle doit se taper, 18 ? » « Tu vas pas me casser les pompes trois heures ! »
Les mêmes : « c’est trop naze, c’est gavé mal fait, le héros et tout ! » « T’es conne, tu veux jamais de bonbons. » « T’as des dragées bus, (Dragiesbus), des Smarties ? »
« Il faut encore un quart d’heure pour aller à la gare ? » Une voix d’homme derrière moi. « C’est tous les jours comme ça ? »
« C’est l’arrêt ça ? » Devant la porte, l’homme aux questions. Un petit vieux, la soixantaine, visage buriné, tête aplatie, menton en avant, vaste front dégarni fuyant vers l’arrière, long nez, yeux sombres. Un sac de voyage à la main.
Une odeur de vieux vêtements, usés, relent de renfermé moisi. L’homme est tendu, inquiet. « Vous voulez aller vers Pessac ? » « Non, j’ai loupé mon train. Je ne sais pas quoi faire, je vais à Brive. Je vais peut-être m’en retourner. » En fait, il ne descend pas, semblant attendre quelque chose, un miracle, ou plus rien de cette ville étrangère. « Je vais en Aveyron, par Brive » me dit-il enfin. « Peut-être pouvez-vous prendre un train plus tard ? » Peut-être, mais il n’y voit pas assez pour chercher dans ses horaires. Il sort de son sac de voyage un carnet où il finit par trouver le papier de la SNCF. Je lui prête mes yeux. En vain, il n’y a plus de train avant le lendemain matin. Silence, il range horaires et carnet. Des mains de paysan, épaisses, dures, entaillées, bien assorties à son visage, plus habitué au grand air qu’à la pollution urbaine. Des mains accrochées à la barre d’aluminium. Son regard fixe, hagard, son image d’indien dans la vitre. Il ne se décide pas à descendre. Qu’attend-il ? Une solution qui viendrait, comme ça, tout régler d’un coup de baguette magique ? Que je pousse plus avant la sollicitude ? Que fait-il à Bordeaux ? Quel est son destin ? « Je crois que je vais descendre là ». Nous sommes près de la barrière de Toulouse, il descend, reste sur le trottoir, regard toujours aussi fixe, dans une immobilité tragique. Je voudrais lui adresser un signe. Il ne le verrait pas. Je m’abstiens. Il reste seul dans la nuit, le froid, perdu.
« Je vais la tuer, la banquette. » Trois ados à casquettes montent à Nansouty et s’accaparent les sièges du fond.
du boulevard de Ceinture qui sépare la ville-centre des communes de sa banlieue et rejoint tout au nord le quartier Bacalan. En 2002, son trafic a été estimé à 3,3 millions de voyages. 78% de ses passagers empruntent ce bus 1 à 4 fois par jour. La moitié est composée de scolaires et d’étudiants, un quart d’employés, les autres sont retraités, demandeurs d’emplois, et 3% sont des cadres sup. Plus de la moitié a moins de 25 ans.1 Du quartier populaire de la gare à ceux, tout aussi populaires, du nord de la ville, la ligne 9 parcourt la totalité du spectre social de la cité, elle dessert les lycées les moins huppés comme les plus chics, la gare et la cité administrative. Dans le bus, les pauvres voyagent en effraction chez les riches, de la gare aux quartiers nord, le 9 traverse les quartiers historiques et les maisons bourgeoises. Lieu de faible mixité sociale, les différentes classes d’âges et de revenus se frôlent à peine, des stratégies d’évitement, de prudence, se mettent en place. Devant, au milieu, derrière, chacun à sa place. Le 9, le bus en général, est un lieu de frottements sociaux, une banlieue mobile, un pays de passage avec ses habitués, ses rites, ses règles, un formidable lieu d’observation de la société et des gens.
« T’as d’la chance, enculé, tu fous l’camp de Paris juste quand y neige » 19h20, cours du Médoc, il fait quelque chose comme -1 à
-2°C en dessous. Nos nez sont allumés comme des lampions de noël, le rhume, et ça renifle à tout va. « Putain, qu’est ce qu’il fout, ce bus ? », dit le parigot, un gamin trop vite grandi, à son pote, tout aussi filiforme, juste couvert d’un gros pull. « Ah ! le voilà, le con. Dix minutes qu’on se les gèle. »
Des tâches de couleurs, une Africaine avec son bébé, fichu rouge sur sa tête, bonnet blanc sur la toison noire du bébé qu’elle serre contre elle, poussette jaune et bleue, échange de regards attendris avec sa voisine, visage épuisé, engoncé dans les écouteurs de son walkman.
Le bus se remplit peu à peu, une femme s’assoit en face de moi. Sans âge, les yeux profondément enfoncés dans la tête, de larges cercles de fatigue, elle aussi porte un bonnet blanc sous la capuche de son anorak rouge, elle se retourne pour sourire à la mère du bébé, la madone du bus.
Bonsoir, bonsoir, au revoir, on descend du bus comme on quitte un lieu habité. Les vitres, comme un kaléidoscope, renvoient les images de l’extérieur, les vitrines, les néons, l’éclairage public. Aquarium peuplé de poissons souvent muets, regards exténués, les yeux tournés dedans, faune coupée de l’extérieur. A chaque arrêt, le monde revient, courant d’air, bruit des moteurs de voitures, la voix haut perchée d’un africain. Certains s’installent dans la durée, 7, 8, 9 stations, un chemin de croix, un long cours, assez déjà pour former un groupe, se reconnaître, se rassurer, s’imaginer en silence.
Lumière crue qui jette une pâleur accrue sur les proéminences, pommettes, front, nez.
Sommeil en douce, certains en profitent pour rallonger leur nuit, visage encore bouffi de volupté cotonneuse, paupières tombées derrière les lunettes paravents.
Une femme très ridée se maquille, tente de se refaire une forme avant l’embauche.
Le bus roule à fond, le chauffeur jette son serpent articulé sur la chaussée vide pour prendre de vitesse les embouteillages du boulevard, conduite de cow-boy.
Odeurs de tabac, encore chaud ou, pire, déjà froid, mêlées à des effluves d’eaux de toilettes indéfinissables, quelquefois un parfum agréable. Odeur de mauvais vin vomi sur les vêtements d’un SDF affalé à mes pieds face à la porte, sueur piquante d’un gros homme en Marcel, bras tatoué, assis à côté de moi sur un très long trajet. Descendre ? Fuir ? Apnée !
Dans la journée, sur le circuit du 9, arrive l’heure des « fous », des gens souvent jeunes qui vivent en appartement thérapeutique prés du boulevard et dont le voyage en bus est l’une des occupations. On les repère vite à des mimiques, d’abord anodines, puis insistantes, des tics, des gestes, une présence à soi particulière, seuls le plus souvent, silencieux. En croisière quotidienne vers quel eldorado, quelle Amérique ?
Froid dehors, frais dedans, bus double, bavardages légers, musique douce, voix graves, enrouées, plus aiguës, sifflantes, cristallines, symphonie à laquelle on ne saisit aucun sens, grosse caisse quand les roues accrochent une ornière.
Regard fixe, fermement décidé à ne rien voir, rien regarder, regard fugitif sur le visage d’un autre, balayage panoramique pour ne pas risquer d’être saisi, regard plombé comme une moule accrochée aux façades des maisons qui défilent, ligne brisée au carrefour, gifles et flashes de réverbères.
Dans le bus, des jeunes, des vieux, des femmes, des pauvres ; les autres, en plein dedans, les actifs, les fonceurs… coincés, immobilisés, seuls dans leurs aquariums individuels.
« On va pas pouvoir faire de boules de neige, il va falloir aller au bahut demain », deux gamines qui squattent la banquette arrière. « Combien de bornes elle doit se taper, 18 ? » « Tu vas pas me casser les pompes trois heures ! »
Les mêmes : « c’est trop naze, c’est gavé mal fait, le héros et tout ! » « T’es conne, tu veux jamais de bonbons. » « T’as des dragées bus, (Dragiesbus), des Smarties ? »
« Il faut encore un quart d’heure pour aller à la gare ? » Une voix d’homme derrière moi. « C’est tous les jours comme ça ? »
« C’est l’arrêt ça ? » Devant la porte, l’homme aux questions. Un petit vieux, la soixantaine, visage buriné, tête aplatie, menton en avant, vaste front dégarni fuyant vers l’arrière, long nez, yeux sombres. Un sac de voyage à la main.
Une odeur de vieux vêtements, usés, relent de renfermé moisi. L’homme est tendu, inquiet. « Vous voulez aller vers Pessac ? » « Non, j’ai loupé mon train. Je ne sais pas quoi faire, je vais à Brive. Je vais peut-être m’en retourner. » En fait, il ne descend pas, semblant attendre quelque chose, un miracle, ou plus rien de cette ville étrangère. « Je vais en Aveyron, par Brive » me dit-il enfin. « Peut-être pouvez-vous prendre un train plus tard ? » Peut-être, mais il n’y voit pas assez pour chercher dans ses horaires. Il sort de son sac de voyage un carnet où il finit par trouver le papier de la SNCF. Je lui prête mes yeux. En vain, il n’y a plus de train avant le lendemain matin. Silence, il range horaires et carnet. Des mains de paysan, épaisses, dures, entaillées, bien assorties à son visage, plus habitué au grand air qu’à la pollution urbaine. Des mains accrochées à la barre d’aluminium. Son regard fixe, hagard, son image d’indien dans la vitre. Il ne se décide pas à descendre. Qu’attend-il ? Une solution qui viendrait, comme ça, tout régler d’un coup de baguette magique ? Que je pousse plus avant la sollicitude ? Que fait-il à Bordeaux ? Quel est son destin ? « Je crois que je vais descendre là ». Nous sommes près de la barrière de Toulouse, il descend, reste sur le trottoir, regard toujours aussi fixe, dans une immobilité tragique. Je voudrais lui adresser un signe. Il ne le verrait pas. Je m’abstiens. Il reste seul dans la nuit, le froid, perdu.
« Je vais la tuer, la banquette. » Trois ados à casquettes montent à Nansouty et s’accaparent les sièges du fond.
(1) Chiffres fournis par la Connex, la société qui exploite le réseau de transports en commun de la communauté urbaine de Bordeaux.