Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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La tour de Babel
Se grimer ou s’enfermer dans un placardXXIe siècle. Le siècle nouveau confirme et au-delà la vocation du siècle précédent : les propositions politiques se fondent sur la domination ou sur l’exclusion de l’autre. Qu’y-a-t-il de nouveau ? Comme auparavant, on recourt aujourd’hui à la guerre, au mensonge, à la simulation, à la mort. Le pouvoir répète la même histoire et tente de nous convaincre que désormais il remplira sa page d’écriture en s’appliquant.
Le projet mondial du néolibéralisme n’est rien de plus qu’une réédition de la tour de Babel. Selon le récit de la Genèse, dans leur volonté obstinée d’atteindre les hauteurs, les hommes s’entendent sur un projet extraordinaire : construire une tour si haute qu’elle atteindra le ciel. Le dieu des chrétiens châtie leur arrogance par la diversité. Parlant désormais des langues différentes, les hommes ne peuvent plus continuer l’édification de la tour et se dispersent.
Le néolibéralisme s’attaque à la même tâche, non pas pour atteindre un ciel improbable, mais pour se défaire une fois pour toutes de la diversité, qu’il considère comme une malédiction, et pour assurer le pouvoir qu’il ne sera plus menacé. Le besoin d’éternité apparaît, dès le début de l’histoire écrite, avec ceux qui sont « le pouvoir ».
La tour de Babel néolibérale ne s’entreprend cependant pas dans le but d’arriver à l’homogénéité nécessaire à sa construction. L’égalité qui détruit l’hétérogénéité est en fait une égalité alignée sur un modèle. « Soyons pareils à cela », nous dit la nouvelle religion de l’argent. Les hommes ne ressemblent plus à eux-mêmes, ni les uns aux autres, mais à un schéma imposé par celui qui « hégémonise », celui qui commande, qui se trouve au sommet de cette tour qu’est le monde moderne. En bas se trouvent tous les gens qui diffèrent. Et l’unique égalité existant dans les étages inférieurs est le renoncement à la différence ou bien le choix d’une différence qui a honte d’elle-même.
Le nouveau dieu de l’argent reprend la malédiction primitive, mais de façon inverse : que soit condamné celui qui est différent, l’Autre. Dans le rôle de l’enfer : la prison et le cimetière. Le boom des bénéfices des grandes entreprises transnationales est accompagné par la prolifération des prisons et des cimetières.
Dans la nouvelle tour de Babel, la tâche commune est l’allégeance à celui qui commande. Et celui qui commande le fait seulement parce qu’il compense le manque de raison par l’excès de force. L’ordre est que toutes les couleurs se griment pour adopter la couleur terne de l’argent, ou bien qu’elles ne se dévoilent que dans l’obscurité de la honte. Le maquillage ou le placard. Cela vaut également pour les homosexuels, les lesbiennes, les migrants, les musulmans, les indigènes, les gens « de couleur », les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, les inadaptés et tous ceux qui sont autres, quel que soit leur nom, en tout lieu du monde.
C’est cela, le projet de la mondialisation : faire de la planète une nouvelle tour de Babel. Dans tous les sens du terme. Homogène dans sa façon de penser, dans sa culture, dans son modèle. Homogénéisée par qui n’a pas la raison mais la force.
Dans la tour de Babel de la préhistoire, l’unanimité était possible grâce à une parole commune (un même langage). Dans l’histoire néolibérale, le consensus s’obtient par la force, les menaces, l’arbitraire, la guerre.
Puisque vivre dans le monde implique de cohabiter avec celui qui est différent, nous n’avons de choix qu’entre dominer ou être dominé. Mais la sphère des dominants est pleine et la qualité de dominant héréditaire. Au contraire, il y a toujours de la place chez les dominés : pour y entrer, il suffit de renier sa différence ou de la cacher.
Il existe pourtant des différents qui veulent le rester. Pour les habitants de la tour qui ne se trouvent pas à son sommet, il est plusieurs manières d’affronter ces « inadaptés » : par la condamnation ou l’indifférence, le cynisme ou l’hypocrisie. Dans les lois de la tour néolibérale, accepter la différence est un délit sanctionné. Le seul chemin autorisé est la soumission.
A l’époque moderne, l’Etat national est un château de cartes face au vent néolibéral. Les classes politiques locales jouent à décider souverainement de la forme et de la hauteur de la construction, mais le pouvoir économique a cessé depuis longtemps de s’intéresser à ce jeu-là et laisse les hommes politiques locaux et leurs partisans s’amuser avec un jeu de cartes qui ne leur appartient pas. Après tout, c’est la construction de la nouvelle tour de Babel qui est intéressante, et tant que ne manquent pas les matériaux de construction (c’est-à-dire des territoires détruits et repeuplés par la mort), les contremaîtres et les commissaires des politiques nationales peuvent continuer leur spectacle (sans aucun doute le plus cher au monde et celui dont le public est le plus clairsemé).
Dans la nouvelle tour, l’architecture est la guerre faite au « différent », les pierres sont nos propres os et le mortier est notre propre sang. Le grand assassin se dissimule derrière le grand architecte (qui ne se donne pas le nom de « Dieu » parce qu’il ne veut pas pêcher par fausse modestie).
Dans le récit de la Bible, le dieu chrétien châtie l’arrogance des hommes en leur imposant la diversité. Dans l’histoire moderne du pouvoir, dieu n’est rien de plus que l’agent de relations publiques de la guerre (qui n’est moderne que par le nombre de morts et le volume de destruction qu’elle réclame à chaque minute).
La géographie des mots
Il n’est pas très important de savoir si la préhistoire s’est terminée il y a trois ans ou vingt siècles. Tout en haut, ceux qui incarnent le pouvoir et le destin s’acharnent à nous convaincre que l’histoire se répète, quoi qu’en dise le calendrier. Annihiler l’« autre » est une mode toujours renouvelée. Bien que par nature il n’y ait rien de différent entre les catapultes de l’Empire Romain et les « bombes intelligentes » de Bush, l’avancée technologique fonctionne de nos jours comme le nouvel aumônier des troupes d’occupation (elle humanise ce qui demeure un crime à distance) et sa mise en scène spectaculaire (les bombardements à la télévision deviennent un divertissement pyrotechnique « fascinant » – dixit CNN –).
Peu importe que nous nous en rendions compte ou non, le pouvoir construit et impose une nouvelle géographie des mots. Les noms sont les mêmes, mais ce qu’ils désignent a changé.
C’est ainsi que l’erreur devient doctrine politique et la vérité devient hérésie. Le « différent » devient maintenant le « contraire », l’« autre » est l’« ennemi ». La démocratie est l’unanimité dans l’obéissance. La liberté se limite à celle de choisir la façon de cacher notre différence. La paix est la soumission passive. Et la guerre est maintenant une méthode pédagogique d’enseignement de la géographie.
Où les raisons manquent, les dogmes pullulent. Le dogme renforce d’abord la cause, il la déforme ensuite et la convertit en destin. Dans la longue-vue du pouvoir, l’horizon est toujours le même, immuable et éternel. La lentille du pouvoir est un miroir. Le « différent » sera toujours inattendu et à l’inattendu on opposera toujours la peur. Et la peur sera toujours fortement présente dans le dogme, afin d’écraser ce qui est inattendu. Dans la longue-vue du pouvoir, le monde est plat, sale et délavé.
Si l’on ne peut se souvenir d’un homme d’Etat pour son œuvre humanitaire, alors que ce soit pour ses crimes. C’est ainsi que l’histoire du pouvoir se répète : les « hommes illustres » d’hier se parent aujourd’hui de toutes leurs bassesses et leurs rancœurs. Les « illuminés de Dieu » d’aujourd’hui seront les hérétiques de demain.
Les mots changent et les images aussi. Auparavant, le dogme se faisait pierre dans la géographie des statues, afin d’honorer ses fanatiques. Aujourd’hui, c’est sur la couverture des revues, des quotidiens et des journaux télévisés et radiophoniques que le dogme se perpétue dans la section « périodiques », et qu’il s’assure de servir d’alibi à ceux qui perpétuent les cauchemars fondamentalistes.
Dans la théorie moderne de l’Etat, les êtres humains naissent différents. Leur incorporation à la société se fait par un processus d’éducation qui ferait l’envie de la maison de redressement la plus cruelle. L’effort de l’ensemble de l’appareil de l’Etat vise à “égaliser » cet être humain, c’est-à-dire à l’homogénéiser sous l’hégémonie de celui qui a le pouvoir. Le degré de réussite sociale se mesure alors à la proximité ou à l’éloignement du modèle. Homogénéiser ne signifie pas que nous soyons tous pareils, mais que nous tentions tous de nous assimiler à ce modèle. Et ce modèle est construit par celui qui détient le pouvoir. L’hégémonie ne signifie pas seulement que quelqu’un détienne le pouvoir, mais qu’en plus nous nous efforcions tous de lui obéir.
Voilà ce qu’est l’homogénéité. Nous n’avons pas tous les mêmes richesses (sans même parler du fait que certains détiennent leurs richesses aux dépens de beaucoup d’autres) ; nous n’avons pas les mêmes chances, mais nous avons bien tous le même maître et la même volonté de lui obéir (une autre façon de dire de « le servir »).
Quand on fait une similitude entre la société et la famille, et que l’on nous dit qu’il faut des règles pour cohabiter, on « oublie » que le problème, c’est justement « ces » règles particulières. Ici, les mots changent de géographie, ils ne signifient plus ce qu’ils signifiaient par eux-mêmes, mais ce que les gens au pouvoir veulent qu’ils disent.
A un certain moment de l’histoire moderne, la légalité supplée la légitimité ; quand la légalité est détruite par ceux d’« en haut », ce sont les lois qu’il faut adapter. Lorsqu’elle est détruite par ceux d’« en bas », les lois au contraire doivent être appliquées… il s’agit de châtier leur absence d’exécution.
La géographie du pouvoir
Dans la géographie du pouvoir, on ne naît pas dans une partie du monde, mais plutôt avec la possibilité ou non de dominer une ou l’autre partie du globe. Si autrefois le critère de supériorité était l’appartenance à la race, aujourd’hui c’est la géographie. Par ceux qui habitent au nord, on entend ceux qui habitent non pas le nord géographique mais le nord social, c’est-à-dire ceux du « dessus ». Ceux qui vivent au sud sont « en dessous ». La géographie s’est simplifiée : il y a un haut et en bas. Le haut est étroit et ne peut contenir que quelques élus. Le bas est si vaste qu’il s’étend à toute la planète et peut contenir toute l’humanité.
Dans la tour de Babel moderne, une société est dite supérieure si elle en conquiert d’autres, et pas si elle abrite davantage de progrès scientifiques, culturels, artistiques, de meilleures conditions de vie, une meilleure coexistence.
A l’époque moderne, le pouvoir mène de multiples guerres de conquête. Je ne dis pas « multiples » dans le sens de « nombreuses » mais dans le sens de « en de nombreux lieux et selon de nombreuses formes ». Ainsi, les guerres mondiales sont aujourd’hui plus mondiales que jamais. Car si le vainqueur continue à être unique, les vaincus sont maintenant nombreux et se trouvent partout.
Par l’argument des bombes, on adjuge les espaces : les lanceurs de bombes sont au nord, en « haut » de la tour ; ceux qui les reçoivent sont « en bas », au sud.
Mais ce ne sont pas les bombes qui modifient la géographie. Les bombes modifient la répartition de la géographie, son domaine. Ainsi, dans cet espace limité par des points et des traits, aujourd’hui l’un domine, et demain ce sera un autre. C’est ce que l’on appelle « géopolitique ». En réalité, les cartes géographiques ne montrent pas les richesses naturelles, les personnes, les cultures, les histoires, mais celui ou ceux qui en sont les maîtres.
Pour le puissant, l’humanité entière est un enfant, qui peut être docile ou rebelle. Les bombes rappellent à l’enfant humain l’avantage d’être l’un et l’inconvénient d’être l’autre.
Aujourd’hui, voilà que les civils en Irak, les hommes, les enfants, les femmes, les vieillards, ont quelque chose en commun avec le prospère entrepreneur américain. Ce dernier fabrique les missiles de croisière, eux les reçoivent. Les armées des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne ne sont que les aimables préposés des postes qui unissent deux points si éloignés géographiquement. De sorte que nous devons être reconnaissants à des personnes comme Bush, Blair, Aznar, d’avoir pris la peine d’être nés à notre époque. Sans des gens comme eux, la géographie moderne serait impensable.
Mais cette guerre n’est pas contre l’Irak, ou du moins pas seulement contre l’Irak. Elle se fait contre toute tentation, présente ou future, de désobéir. C’est une guerre contre la rébellion, c’est-à-dire contre l’humanité. C’est une guerre mondiale par ses effets, et surtout, par le NON qu’ils provoquent.
Le destin de Polyphème
La guerre de l’axe tragi-comique Bush-Blair-Aznar et leurs machinistes des démocraties occidentales a déjà connu son premier échec. Elle a tenté de nous convaincre que l’Irak est au Moyen-Orient, eh bien non ! Ainsi que le dit tout livre de géographie qui se respecte, l’Irak est en Europe, dans l’Union américaine, en Océanie, en Amérique Latine ; dans les montagnes du sud-est mexicain, et dans ce « NON » mondial et rebelle qui dessine une nouvelle carte où la dignité et la honte sont notre foyer et notre drapeau.
Les mobilisations sur toute la planète prouvent, entre autres choses, que ceci est une guerre contre l’humanité.
Si quelqu’un a bien compris que l’Irak se trouve maintenant en tout lieu de la terre, ce sont les jeunes. Quand d’autres regardent une carte et se consolent en mesurant les milliers de kilomètres qui séparent Bagdad de leurs propres territoires, les jeunes ont compris que ces bombes (les explosives et celles de la désinformation) ne veulent pas seulement « casser » du territoire irakien, mais aussi le droit à être différent.
Et quand un jeune peint un « NON » sur une affiche, dans un graffiti, sur un cahier, dans une voix, il ne dit pas seulement « Non à la guerre en Irak », il dit aussi « Non à la nouvelle tour de Babel », « Non à l’homogénéisation », « non à l’hégémonie », parce que les jeunes rebelles peignent avec ce « Non », et qu’avec ce « Non » à la fois à la main et dans le regard, ils dessinent et imaginent une autre géographie.
Comme le cyclope de la littérature grecque, Polyphème, le pouvoir voit par le seul œil de la haine de l’« autre ». Il est vraiment très fort, et il paraît invincible. Mais, tout comme à Polyphème, un fantôme nommé « Person-ne » lui lance un défi.
Quand le puissant se réfère aux autres, avec mépris il les appelle « Personne ». Et « Personne », c’est la majorité de la planète. Si l’argent veut reconstruire le monde comme une tour qui satisfasse son arrogance, le « Personne » qui fait tourner la roue de l’histoire veut aussi un autre monde, mais un monde rond, qui inclue toutes les différences avec dignité, c’est-à-dire avec respect. L’humanité n’aspire pas au ciel, mais à la terre.
Et ainsi, « Personne » érode le ciment de la nouvelle tour de Babel.
Parce que la terre est ronde pour tourner.
Dans le monde qui est à faire, à la différence de celui-ci et des mondes antérieurs dont la fabrication s’attribuait à des dieux variés, quand quelqu’un demandera « qui a fait ce monde ? » la réponse sera « Personne ».
Et pour imaginer ce monde et commencer à le construire, il est nécessaire de voir très loin dans la géographie du temps. Celui qui est « en haut » a la vue courte et se trompe quand il confond un miroir avec une longue-vue. Celui qui est « en bas », « Personne », ne se hisse même pas sur la pointe des pieds pour savoir ce qui va suivre.
Parce que les longues-vues du rebelle ne servent même pas à voir quelques pas devant soi. Ce ne sont qu’un kaléidoscope où les formes et les couleurs, complices avec la lumière, ne sont pas des outils de prophète, mais résultent d’une intuition : le monde, l’histoire, la vie, auront des formes et des façons que nous ne connaissons pas encore, mais que nous désirons. Avec son kaléidoscope, le rebelle voit plus loin que le puissant avec sa longue-vue digitale : il voit le lendemain.
Oui, les rebelles marchent dans la nuit de l’histoire, mais c’est pour arriver au lendemain. Les ombres ne les empêchent pas d’agir maintenant et dans leur géographie locale.
Les rebelles n’essaient pas de procéder à une critique ou de réécrire l’histoire pour en changer les mots et la distribution géographique, ils cherchent simplement une carte neuve où il y ait de l’espace pour toutes les paroles.
Une carte où la différence entre les manières d’énoncer le mot « vie » ne dépende pas de celui qui les dit, mais de la totalité des différentes manières existantes de le prononcer. Parce que la musique ne se compose pas d’une seule note, mais de beaucoup, et que la danse n’est pas seulement le même pas répété jusqu’à l’écœurement.
Ainsi, la paix sera un concert ouvert de mots et de regards sur une autre géographie.
Depuis l’Irak des montagnes du sud-est mexicain, et en voyant le ciel assombri par les avions et les hélicoptères militaires de l’opération Centinelle,
Sous-commandant insurgé Marcos
* Tendance Floue.
Le projet mondial du néolibéralisme n’est rien de plus qu’une réédition de la tour de Babel. Selon le récit de la Genèse, dans leur volonté obstinée d’atteindre les hauteurs, les hommes s’entendent sur un projet extraordinaire : construire une tour si haute qu’elle atteindra le ciel. Le dieu des chrétiens châtie leur arrogance par la diversité. Parlant désormais des langues différentes, les hommes ne peuvent plus continuer l’édification de la tour et se dispersent.
Le néolibéralisme s’attaque à la même tâche, non pas pour atteindre un ciel improbable, mais pour se défaire une fois pour toutes de la diversité, qu’il considère comme une malédiction, et pour assurer le pouvoir qu’il ne sera plus menacé. Le besoin d’éternité apparaît, dès le début de l’histoire écrite, avec ceux qui sont « le pouvoir ».
La tour de Babel néolibérale ne s’entreprend cependant pas dans le but d’arriver à l’homogénéité nécessaire à sa construction. L’égalité qui détruit l’hétérogénéité est en fait une égalité alignée sur un modèle. « Soyons pareils à cela », nous dit la nouvelle religion de l’argent. Les hommes ne ressemblent plus à eux-mêmes, ni les uns aux autres, mais à un schéma imposé par celui qui « hégémonise », celui qui commande, qui se trouve au sommet de cette tour qu’est le monde moderne. En bas se trouvent tous les gens qui diffèrent. Et l’unique égalité existant dans les étages inférieurs est le renoncement à la différence ou bien le choix d’une différence qui a honte d’elle-même.
Le nouveau dieu de l’argent reprend la malédiction primitive, mais de façon inverse : que soit condamné celui qui est différent, l’Autre. Dans le rôle de l’enfer : la prison et le cimetière. Le boom des bénéfices des grandes entreprises transnationales est accompagné par la prolifération des prisons et des cimetières.
Dans la nouvelle tour de Babel, la tâche commune est l’allégeance à celui qui commande. Et celui qui commande le fait seulement parce qu’il compense le manque de raison par l’excès de force. L’ordre est que toutes les couleurs se griment pour adopter la couleur terne de l’argent, ou bien qu’elles ne se dévoilent que dans l’obscurité de la honte. Le maquillage ou le placard. Cela vaut également pour les homosexuels, les lesbiennes, les migrants, les musulmans, les indigènes, les gens « de couleur », les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, les inadaptés et tous ceux qui sont autres, quel que soit leur nom, en tout lieu du monde.
C’est cela, le projet de la mondialisation : faire de la planète une nouvelle tour de Babel. Dans tous les sens du terme. Homogène dans sa façon de penser, dans sa culture, dans son modèle. Homogénéisée par qui n’a pas la raison mais la force.
Dans la tour de Babel de la préhistoire, l’unanimité était possible grâce à une parole commune (un même langage). Dans l’histoire néolibérale, le consensus s’obtient par la force, les menaces, l’arbitraire, la guerre.
Puisque vivre dans le monde implique de cohabiter avec celui qui est différent, nous n’avons de choix qu’entre dominer ou être dominé. Mais la sphère des dominants est pleine et la qualité de dominant héréditaire. Au contraire, il y a toujours de la place chez les dominés : pour y entrer, il suffit de renier sa différence ou de la cacher.
Il existe pourtant des différents qui veulent le rester. Pour les habitants de la tour qui ne se trouvent pas à son sommet, il est plusieurs manières d’affronter ces « inadaptés » : par la condamnation ou l’indifférence, le cynisme ou l’hypocrisie. Dans les lois de la tour néolibérale, accepter la différence est un délit sanctionné. Le seul chemin autorisé est la soumission.
A l’époque moderne, l’Etat national est un château de cartes face au vent néolibéral. Les classes politiques locales jouent à décider souverainement de la forme et de la hauteur de la construction, mais le pouvoir économique a cessé depuis longtemps de s’intéresser à ce jeu-là et laisse les hommes politiques locaux et leurs partisans s’amuser avec un jeu de cartes qui ne leur appartient pas. Après tout, c’est la construction de la nouvelle tour de Babel qui est intéressante, et tant que ne manquent pas les matériaux de construction (c’est-à-dire des territoires détruits et repeuplés par la mort), les contremaîtres et les commissaires des politiques nationales peuvent continuer leur spectacle (sans aucun doute le plus cher au monde et celui dont le public est le plus clairsemé).
Dans la nouvelle tour, l’architecture est la guerre faite au « différent », les pierres sont nos propres os et le mortier est notre propre sang. Le grand assassin se dissimule derrière le grand architecte (qui ne se donne pas le nom de « Dieu » parce qu’il ne veut pas pêcher par fausse modestie).
Dans le récit de la Bible, le dieu chrétien châtie l’arrogance des hommes en leur imposant la diversité. Dans l’histoire moderne du pouvoir, dieu n’est rien de plus que l’agent de relations publiques de la guerre (qui n’est moderne que par le nombre de morts et le volume de destruction qu’elle réclame à chaque minute).
La géographie des mots
Il n’est pas très important de savoir si la préhistoire s’est terminée il y a trois ans ou vingt siècles. Tout en haut, ceux qui incarnent le pouvoir et le destin s’acharnent à nous convaincre que l’histoire se répète, quoi qu’en dise le calendrier. Annihiler l’« autre » est une mode toujours renouvelée. Bien que par nature il n’y ait rien de différent entre les catapultes de l’Empire Romain et les « bombes intelligentes » de Bush, l’avancée technologique fonctionne de nos jours comme le nouvel aumônier des troupes d’occupation (elle humanise ce qui demeure un crime à distance) et sa mise en scène spectaculaire (les bombardements à la télévision deviennent un divertissement pyrotechnique « fascinant » – dixit CNN –).
Peu importe que nous nous en rendions compte ou non, le pouvoir construit et impose une nouvelle géographie des mots. Les noms sont les mêmes, mais ce qu’ils désignent a changé.
C’est ainsi que l’erreur devient doctrine politique et la vérité devient hérésie. Le « différent » devient maintenant le « contraire », l’« autre » est l’« ennemi ». La démocratie est l’unanimité dans l’obéissance. La liberté se limite à celle de choisir la façon de cacher notre différence. La paix est la soumission passive. Et la guerre est maintenant une méthode pédagogique d’enseignement de la géographie.
Où les raisons manquent, les dogmes pullulent. Le dogme renforce d’abord la cause, il la déforme ensuite et la convertit en destin. Dans la longue-vue du pouvoir, l’horizon est toujours le même, immuable et éternel. La lentille du pouvoir est un miroir. Le « différent » sera toujours inattendu et à l’inattendu on opposera toujours la peur. Et la peur sera toujours fortement présente dans le dogme, afin d’écraser ce qui est inattendu. Dans la longue-vue du pouvoir, le monde est plat, sale et délavé.
Si l’on ne peut se souvenir d’un homme d’Etat pour son œuvre humanitaire, alors que ce soit pour ses crimes. C’est ainsi que l’histoire du pouvoir se répète : les « hommes illustres » d’hier se parent aujourd’hui de toutes leurs bassesses et leurs rancœurs. Les « illuminés de Dieu » d’aujourd’hui seront les hérétiques de demain.
Les mots changent et les images aussi. Auparavant, le dogme se faisait pierre dans la géographie des statues, afin d’honorer ses fanatiques. Aujourd’hui, c’est sur la couverture des revues, des quotidiens et des journaux télévisés et radiophoniques que le dogme se perpétue dans la section « périodiques », et qu’il s’assure de servir d’alibi à ceux qui perpétuent les cauchemars fondamentalistes.
Dans la théorie moderne de l’Etat, les êtres humains naissent différents. Leur incorporation à la société se fait par un processus d’éducation qui ferait l’envie de la maison de redressement la plus cruelle. L’effort de l’ensemble de l’appareil de l’Etat vise à “égaliser » cet être humain, c’est-à-dire à l’homogénéiser sous l’hégémonie de celui qui a le pouvoir. Le degré de réussite sociale se mesure alors à la proximité ou à l’éloignement du modèle. Homogénéiser ne signifie pas que nous soyons tous pareils, mais que nous tentions tous de nous assimiler à ce modèle. Et ce modèle est construit par celui qui détient le pouvoir. L’hégémonie ne signifie pas seulement que quelqu’un détienne le pouvoir, mais qu’en plus nous nous efforcions tous de lui obéir.
Voilà ce qu’est l’homogénéité. Nous n’avons pas tous les mêmes richesses (sans même parler du fait que certains détiennent leurs richesses aux dépens de beaucoup d’autres) ; nous n’avons pas les mêmes chances, mais nous avons bien tous le même maître et la même volonté de lui obéir (une autre façon de dire de « le servir »).
Quand on fait une similitude entre la société et la famille, et que l’on nous dit qu’il faut des règles pour cohabiter, on « oublie » que le problème, c’est justement « ces » règles particulières. Ici, les mots changent de géographie, ils ne signifient plus ce qu’ils signifiaient par eux-mêmes, mais ce que les gens au pouvoir veulent qu’ils disent.
A un certain moment de l’histoire moderne, la légalité supplée la légitimité ; quand la légalité est détruite par ceux d’« en haut », ce sont les lois qu’il faut adapter. Lorsqu’elle est détruite par ceux d’« en bas », les lois au contraire doivent être appliquées… il s’agit de châtier leur absence d’exécution.
La géographie du pouvoir
Dans la géographie du pouvoir, on ne naît pas dans une partie du monde, mais plutôt avec la possibilité ou non de dominer une ou l’autre partie du globe. Si autrefois le critère de supériorité était l’appartenance à la race, aujourd’hui c’est la géographie. Par ceux qui habitent au nord, on entend ceux qui habitent non pas le nord géographique mais le nord social, c’est-à-dire ceux du « dessus ». Ceux qui vivent au sud sont « en dessous ». La géographie s’est simplifiée : il y a un haut et en bas. Le haut est étroit et ne peut contenir que quelques élus. Le bas est si vaste qu’il s’étend à toute la planète et peut contenir toute l’humanité.
Dans la tour de Babel moderne, une société est dite supérieure si elle en conquiert d’autres, et pas si elle abrite davantage de progrès scientifiques, culturels, artistiques, de meilleures conditions de vie, une meilleure coexistence.
A l’époque moderne, le pouvoir mène de multiples guerres de conquête. Je ne dis pas « multiples » dans le sens de « nombreuses » mais dans le sens de « en de nombreux lieux et selon de nombreuses formes ». Ainsi, les guerres mondiales sont aujourd’hui plus mondiales que jamais. Car si le vainqueur continue à être unique, les vaincus sont maintenant nombreux et se trouvent partout.
Par l’argument des bombes, on adjuge les espaces : les lanceurs de bombes sont au nord, en « haut » de la tour ; ceux qui les reçoivent sont « en bas », au sud.
Mais ce ne sont pas les bombes qui modifient la géographie. Les bombes modifient la répartition de la géographie, son domaine. Ainsi, dans cet espace limité par des points et des traits, aujourd’hui l’un domine, et demain ce sera un autre. C’est ce que l’on appelle « géopolitique ». En réalité, les cartes géographiques ne montrent pas les richesses naturelles, les personnes, les cultures, les histoires, mais celui ou ceux qui en sont les maîtres.
Pour le puissant, l’humanité entière est un enfant, qui peut être docile ou rebelle. Les bombes rappellent à l’enfant humain l’avantage d’être l’un et l’inconvénient d’être l’autre.
Aujourd’hui, voilà que les civils en Irak, les hommes, les enfants, les femmes, les vieillards, ont quelque chose en commun avec le prospère entrepreneur américain. Ce dernier fabrique les missiles de croisière, eux les reçoivent. Les armées des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne ne sont que les aimables préposés des postes qui unissent deux points si éloignés géographiquement. De sorte que nous devons être reconnaissants à des personnes comme Bush, Blair, Aznar, d’avoir pris la peine d’être nés à notre époque. Sans des gens comme eux, la géographie moderne serait impensable.
Mais cette guerre n’est pas contre l’Irak, ou du moins pas seulement contre l’Irak. Elle se fait contre toute tentation, présente ou future, de désobéir. C’est une guerre contre la rébellion, c’est-à-dire contre l’humanité. C’est une guerre mondiale par ses effets, et surtout, par le NON qu’ils provoquent.
Le destin de Polyphème
La guerre de l’axe tragi-comique Bush-Blair-Aznar et leurs machinistes des démocraties occidentales a déjà connu son premier échec. Elle a tenté de nous convaincre que l’Irak est au Moyen-Orient, eh bien non ! Ainsi que le dit tout livre de géographie qui se respecte, l’Irak est en Europe, dans l’Union américaine, en Océanie, en Amérique Latine ; dans les montagnes du sud-est mexicain, et dans ce « NON » mondial et rebelle qui dessine une nouvelle carte où la dignité et la honte sont notre foyer et notre drapeau.
Les mobilisations sur toute la planète prouvent, entre autres choses, que ceci est une guerre contre l’humanité.
Si quelqu’un a bien compris que l’Irak se trouve maintenant en tout lieu de la terre, ce sont les jeunes. Quand d’autres regardent une carte et se consolent en mesurant les milliers de kilomètres qui séparent Bagdad de leurs propres territoires, les jeunes ont compris que ces bombes (les explosives et celles de la désinformation) ne veulent pas seulement « casser » du territoire irakien, mais aussi le droit à être différent.
Et quand un jeune peint un « NON » sur une affiche, dans un graffiti, sur un cahier, dans une voix, il ne dit pas seulement « Non à la guerre en Irak », il dit aussi « Non à la nouvelle tour de Babel », « Non à l’homogénéisation », « non à l’hégémonie », parce que les jeunes rebelles peignent avec ce « Non », et qu’avec ce « Non » à la fois à la main et dans le regard, ils dessinent et imaginent une autre géographie.
Comme le cyclope de la littérature grecque, Polyphème, le pouvoir voit par le seul œil de la haine de l’« autre ». Il est vraiment très fort, et il paraît invincible. Mais, tout comme à Polyphème, un fantôme nommé « Person-ne » lui lance un défi.
Quand le puissant se réfère aux autres, avec mépris il les appelle « Personne ». Et « Personne », c’est la majorité de la planète. Si l’argent veut reconstruire le monde comme une tour qui satisfasse son arrogance, le « Personne » qui fait tourner la roue de l’histoire veut aussi un autre monde, mais un monde rond, qui inclue toutes les différences avec dignité, c’est-à-dire avec respect. L’humanité n’aspire pas au ciel, mais à la terre.
Et ainsi, « Personne » érode le ciment de la nouvelle tour de Babel.
Parce que la terre est ronde pour tourner.
Dans le monde qui est à faire, à la différence de celui-ci et des mondes antérieurs dont la fabrication s’attribuait à des dieux variés, quand quelqu’un demandera « qui a fait ce monde ? » la réponse sera « Personne ».
Et pour imaginer ce monde et commencer à le construire, il est nécessaire de voir très loin dans la géographie du temps. Celui qui est « en haut » a la vue courte et se trompe quand il confond un miroir avec une longue-vue. Celui qui est « en bas », « Personne », ne se hisse même pas sur la pointe des pieds pour savoir ce qui va suivre.
Parce que les longues-vues du rebelle ne servent même pas à voir quelques pas devant soi. Ce ne sont qu’un kaléidoscope où les formes et les couleurs, complices avec la lumière, ne sont pas des outils de prophète, mais résultent d’une intuition : le monde, l’histoire, la vie, auront des formes et des façons que nous ne connaissons pas encore, mais que nous désirons. Avec son kaléidoscope, le rebelle voit plus loin que le puissant avec sa longue-vue digitale : il voit le lendemain.
Oui, les rebelles marchent dans la nuit de l’histoire, mais c’est pour arriver au lendemain. Les ombres ne les empêchent pas d’agir maintenant et dans leur géographie locale.
Les rebelles n’essaient pas de procéder à une critique ou de réécrire l’histoire pour en changer les mots et la distribution géographique, ils cherchent simplement une carte neuve où il y ait de l’espace pour toutes les paroles.
Une carte où la différence entre les manières d’énoncer le mot « vie » ne dépende pas de celui qui les dit, mais de la totalité des différentes manières existantes de le prononcer. Parce que la musique ne se compose pas d’une seule note, mais de beaucoup, et que la danse n’est pas seulement le même pas répété jusqu’à l’écœurement.
Ainsi, la paix sera un concert ouvert de mots et de regards sur une autre géographie.
Depuis l’Irak des montagnes du sud-est mexicain, et en voyant le ciel assombri par les avions et les hélicoptères militaires de l’opération Centinelle,
Sous-commandant insurgé Marcos
* Tendance Floue.