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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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Anormalité capitaliste, normalité démocratique


Relisons le Manifeste communiste. Le capitalisme serait fauteur d’anormalité, depuis son entrée en scène, rien n’est stable, la

tradition est constamment remise en question ; les acquis d’aujourd’hui seront dépassés demain. Toutes les constantes anthropologiques, la famille, la religion, la communauté et l’individu lui-même sont la proie d’un bouleversement continu dont la seule et unique justification est la recherche toujours renouvelée du profit. Il est vrai que cette

aliénation va de pair avec la création d’une civilisation inouïe, car

les créations matérielles d’une richesse sans cesse croissante sont accompagnées d’une extension spirituelle qui enfantera une

littérature mondiale, une globalisation vraie dont une nouvelle

civilisation sortira. Avant de

revenir à cette vérité globalisée, restons avec Marx, puisqu’on a tendance ces temps-ci à avoir honte de l’ascendance exercée naguère par sa pensée. A tort.



L’image qu’offre le Manifeste est paradoxale, la norme constamment mise en question par ce processus aliénant désigne en fait une société traditionnelle dont Marx n’explique pas la légitimité ; il semble sous-entendre qu’elle acquière sa valeur comme contre-partie du capitalisme. Or, cette économie capitaliste est décrite comme une force civilisatrice malgré elle. C’est ce qui fait dire, un siècle plus tard, à un des meilleurs lecteurs de Marx, Joseph Schumpter, que c’est une « destruction créatrice » qui constitue l’essence du capitalisme. Cette nouvelle forme des relations sociales devra niveler le passé et faire table rase de la tradition afin de faire place à un avenir radieux. A partir de cette première négation, une seconde négation fera naître une civilisation enfin civilisée – le communisme ne serait donc que le capitalisme mis en œuvre de façon réfléchie. Sous le jeu de négations et négations des négations, on reconnaît l’inspiration hégélienne toujours présente.

Or, le titre du Manifeste signale aussi la portée en fin de compte religieuse de ce document prétendument scientifique et matérialiste. Il s’agit de dévoiler, d’imposer au public des évidences qu’une vision toujours prise dans les rets du passé (ou peut-être aveuglée par l’espoir d’un avenir radieux) est incapable de regarder dans les yeux. Pour y parvenir, il faut créer ce qu’on appellera plus tard la conscience de classe, une prise de conscience que le jeune hégélien identifiait pour la première fois lorsqu’il parlait de la mission du prolétariat comme dépendant d’« un éclair de la pensée » qui transformerait la classe ouvrière en acteur conscient de son histoire. Or, le caractère religieux du projet du Manifeste interdit une thématisation proprement politique de ce schéma qui reste simplement une métaphore dont le fondement est un tout ou rien, la grâce ou une expiation sans fin de pêchés. Au mieux, la politique est introduite de l’extérieur lorsque Marx assigne au militant communiste ou au parti la mise en œuvre de la transformation historique qui mettra fin à une histoire qui ne sera plus le théâtre d’une lutte de classe incessante. Or, ce communiste ou parti communiste, dont l’intervention se justifie par sa connaissance des nécessités historiques, n’est qu’une caricature de cette image de Hegel se prenant pour le secrétaire de l’Esprit Absolu. Ce n’est pas un hasard que les partis communistes seront dirigés (non pas présidés) par leur Secrétaire général.

Il me semble pourtant qu’on peut sauver Marx de sa propre méprise de la spécificité du politique si l’on tient compte du fait que le spectre dont parle le Manifeste est le spectre de la démocratie. Et ce que le Manifeste dévoile n’est pas une nouvelle essence de la société, le dépassement de l’aliénation et l’aboutissement d’une histoire déformée par une lutte de classes dans une société communiste enfin libre. Au contraire de cette vision irénique (bien que fondée sur une lecture de la pré-histoire comme théâtre d’une lutte de classes) souvent attribuée à Marx, la démocratie qu’il décrivait à son insu, et qui commençait à se donner ses propres bases et à articuler sa propre logique était par sa nature même radicale, incapable de s’asseoir sur ses propres œuvres, toujours prête à se remettre en question. Elle minait par sa nature même tout l’édifice qui s’érigeait, elle se moquait de ceux qui pensaient s’en servir à des fins autres que les siennes, et notamment celles d’une économie privée fondée sur l’intérêt particulier. En un mot, la démocratie naissante reproduit presque mot à mot la description que le Manifeste donne du capitalisme.

Il ne s’agit pas ici de reprendre dans le détail la thèse que j’avais proposée dans The Specter of Democracy (New York, 2003). Dans le contexte actuel, les uns trouvent et trouveront toujours de bonnes raisons pour reprendre le critique matérialiste des idéologies et à défendre les victimes d’une économie devenue maîtresse de la société, alors que les autres auront déjà eu le bon sens de s’écarter des schémas dogmatiques et pseudo-dialectiques attribués au maître1. Je leur propose aux uns comme aux autres une relecture de Marx à partir de cette simple inversion qui suggère que la démocratie politique serait la fin alors que l’économie serait le moyen.

Pour le dire dans les termes du présent débat, la remise en œuvre quotidienne du capitalisme décrite dans le Manifeste n’est pas une anormalité à dépasser mais au contraire la condition de la possibilité d’une intervention politique qui devra à son tour être constamment remise en œuvre pour éviter cette aliénation dont Marx ne faisait que décrire les formes sociales. Prenons un exemple actuel : la globalisation, et sa mise en question par un mouvement devenu lui-même global. Le capitalisme lui avait préparé la voie en imposant la forme marchande à tout rapport humain, de sorte que, par exemple, l’on parle couramment et sans y réfléchir des « industries du secteur tertiaire » que sont les services personnels ; voici une belle et simple illustration de ce qu’on appelle, chez les marxistes de tendance philosophique, l’aliénation.2 La globalisation poursuit cette marchandisation, détruisant les dernières formes de travail autonome et les derniers rapports communautaires qui y avaient jusqu’alors échappé.

La critique de cette globalisation-marchandisation peut ou bien dénoncer le fait que les profits d’une telle transformation ne bénéficient pas à ceux qui en font les frais, ou bien critiquer plus radicalement l’aliénation véhiculée par ce processus, une aliénation dont les victimes ne se limitent pas à ceux qui sont directement atteints. La première critique donnerait lieu à une politique réclamant une redistribution des gains réalisés par la globalisation ; mais une telle réforme ponctuelle ne pourra être que temporaire et sera fatalement remise en question par une inévitable avancée de la marchandisation dans de nouvelles sphères de la vie quotidienne. La seconde critique risque de devenir utopique (en imaginant un royaume des fins où régnera la transparence totale dans les rapports humains – ce qui est, en un mot, l’erreur de Marx et ce qui fait que sa pensée révolutionnaire devient une anti-politique qui ne peut tolérer la contradiction, qu’elle traite d’anormalité à normaliser). Mais si cette seconde critique s’efforce de rester au niveau de la réalité, elle soulignera, par exemple, le fait que la marchandisation globale, qui réduit toutes les qualités spécifiques des objets et des rapports humains à une mesure quantitative exprimée par leur valeur d’échange, conduit nécessairement à des catastrophes écologiques. Cette seconde critique devra alors s’attacher à imaginer ce qu’on pourrait appeler une politique écologique (qui n’est pas une simple utilisation de l’écologie à des fins politiques déterminées par d’autres critères, par exemple ceux qu’invoquent les tenants de la première critique et encore moins ceux des jeux électoraux). Une telle politique ouvre des horizons nouveaux.

Ce que je viens d’appeler une politique écologique n’est qu’une autre manière de parler de la politique démocratique ; elle souligne le fait que celle-ci ne se réduit pas à des procédures ou des institutions formelles qui restent extérieures à la société réelle. Aucun système écologique n’est établi une fois pour toutes ; il n’y a pas d’intervention qui pourrait se prévaloir d’occuper un point de survol qui lui permettrait d’examiner de l’extérieur un éventail d’objets qu’il faudrait rassembler comme les pièces d’un puzzle. L’écologue fait partie du système écologique (de même que le philosophe fait partie de la philosophie). C’est pourquoi, s’agissant de la globalisation, il ne faut pas s’imaginer que le critique se situe en extériorité par rapport aux phénomènes nouveaux ; la critique de la globalisation est née avec celle-ci et doit nécessairement évoluer avec elle. Il faut mesurer le poids politique de cette implication mutuelle. Elle met en cause une façon réductrice et, littéralement, réactionnaire de critiquer la globalisation. En effet, malgré les intentions des critiques, l’accélération du processus de globalisation depuis la chute du communisme et ses effets destructeurs sont ressentis de façon tellement vive que l’on est tenté d’insister tout simplement sur le besoin d’arrêter ce processus et de retourner en arrière pour retrouver un mode de vie familier qui était, par rapport au présent, confortable. Donner un tel privilège au passé – comme Marx semble le faire par moments dans le Manifeste – c’est oublier que lui-aussi avait ses tares, et que la critique en était aussi nécessaire qu’elle n’est par rapport à l’actuelle société globalisée3.

Une politique écologique, comme une politique démocratique, ne pourra jamais prétendre trouver un équilibre qui définirait une normalité qui servirait de mesure pour juger, critiquer et éventuellement réaménager une société déviante. Comme nous l’avons constaté à propos de la globalisation et sa critique, une telle politique est inséparable des rapports dont elle est la critique. Autrement dit, pour une telle politique, le normal serait anormal, et l’anormal normal. Cela pose un problème pratique : comment « vendre » une telle vision politique, comment formuler un programme qui la véhicule, comment traduire la théorie en termes pratiques ? C’est mal poser la question, comme le fait voir l’autre erreur de Marx et ceux qui le lisent à partir d’une vision positiviste de l’histoire se faisant. Pour autant que Marx voulait que le Manifeste présente une analyse positive ou objective du capitalisme réellement existant, il n’a pas compris que ce capitalisme n’était que la manifestation temporaire et réifiée d’une dynamique liée à la nouvelle démocratie.C’est finalement ce qu’a compris Tocqueville qui, dans la même année 1848 où fut publié le Manifeste, citait dans L’Avertissement à la douzième édition de La démocratie en Amérique la prophétie qu’il avait émise dans la première édition de 1835 : « Pense-t-on, disait-il, qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? » Il est vrai que Tocqueville voyait aussi les dérapages dont cette démocratie pouvait être victime. Pourtant, avant de passer à sa critique de l’omnipotence (qui pourra devenir « tyrannie ») de la majorité et de la normalité imposée par l’opinion, Tocqueville explique sa confiance. Il loue la démocratie, dit-il, « bien plus à cause de ce qu’il fait faire que de ce qu’il fait. »4 Voici ce qu’on aimerait pouvoir dire de la pensée critique et de son intervention politique de nos jours.

Professeur de philosophie politique, université de l’Etat de New York à Stony Brook (Etats-Unis), vient de publier The Specter of Democraty (New York : Columbia University Press, 2002). Il est également l’auteur d’ouvrages en français : Marx, Aux origines de la pensée critique (Michalon, 2001), Pour une critique du jugement politique. Comment repolitiser le jeu démocratique (Ed. du Cerf, 1998), et La naissance de la pensée politique américaine (Ramsay, 1987). A noter aussi, la traduction française De Marx à Kant (PUF, 1995).

(1) Et à son disciple-collègue, Engels, auquel on doit la reprise de la vision Saint-Simonienne d’une administration des choses remplaçant un gouvernement [capitaliste] des hommes, ce qui fournit une autre indice de l’orientation fondamentalement anti-politique du marxisme hérité.
(2) C’est une thèse que défend depuis longtemps André Gorz. On lira à ce propos son dernier livre, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital (Paris, 2003). Les deux derniers chapitres décrivent le choix : « Vers une société de l’intelligence ? » « Ou vers une civilisation posthume ? ».
(3) Notons tout de même que la critique des relations sociales précapitalistes devait invoquer des valeurs extérieures à celles-ci alors que la société capitaliste (surtout lorsqu’on la comprend comme une société démocratique) fournit elle-même sa propre auto-critique.
(4) La première citation se trouve dans L’Avertissement de la douzième édition, alors que la seconde se trouve dans le chapitre consacré aux « avantages réels de la société Américaine » De la démocratie en Amérique, (Paris, Gallimard, 1961) Vol. I, pp. XLIII et 254.

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