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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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La banalité sexuelle


Depuis toujours, mais actuellement plus que jamais, la sexualité est représentée à tel point que l’on peut se demander si elle est

autre chose qu’un ensemble de représentations. Les représentations les plus disséminées dans l’espace public renvoient sans arrêt à la performance quantitative. Toujours plus de partenaires, plus de pratiques, plus d’émotions, plus de sensations, plus de tout… en somme, il faut compter la sexualité. Après les hommes qui ont répété inlassablement le

catalogue de Leporello… in España son gia mil e tre, les femmes

commencent aussi à s’y mettre et à ce petit jeu, Catherine Millet bat à plate couture Michel Polac et Philippe Sollers, pourtant orfèvres en la matière. Mais la lecture des chiffres « officiels » de la sexualité, ou plutôt des comportements sexuels, provoque un autre sentiment, celui de la banalité, suscité par le « pas-assez ». Inversement, les témoignages « au niveau du vécu » conservent à la vie sexuelle un côté exceptionnel. Regardons-y de plus près.





La fabrication de la banalité sexuelle



En 1989, plus de cent cinquante enquêteurs avaient été mobilisés afin de recueillir les informations nécessaires à l’élaboration du Rapport ACSF (Analyse des Comporte-ments Sexuels en France). Il s’était agi de la plus vaste opération d’enquête sur la sexualité menée en France, au cours de laquelle 20 055 individus avaient été sélectionnés aléatoirement et interrogés par téléphone à l’aide d’un questionnaire comprenant plus de 400 questions. Les premiers lecteurs du questionnaire avaient trouvé celui-ci assez « hard ». Il avait donc semblé nécessaire de préparer les enquêteurs à son utilisation en leur apprenant littéralement à dire le langage cru et technique des « comportements sexuels » utilisé dans ce questionnaire. Les enquêteurs avaient été recrutés sur la base du volontariat, et plusieurs d’entre eux avaient décidé de se retirer de l’affaire après avoir pris connaissance des mots qu’ils auraient à prononcer quotidiennement à des inconnus au bout du fil pendant toute la durée de la réalisation de l’enquête.

Armés d’un dispositif lourd et complexe permettant de débusquer les pratiques les plus communes décrites dans leur plus simple appareil, les enquêteurs se sont mis au travail. Des réunions avaient été organisées entre les chercheurs et les enquêteurs afin de discuter des problèmes rencontrés au cours de l’enquête et de recueillir les impressions du terrain téléphonique. À plusieurs reprises, certains enquêteurs ont fait état de la « banalité de la sexualité des Français » qui leur était apparue au travers de leurs multiples conversations téléphoniques anonymes. À l’opposé, ils se sont parfois dit « choqués » et « surpris » par l’aveu de certaines pratiques sexuelles ou par la déclaration de grands nombres de partenaires, surtout s’il s’agissait de personnes de l’âge de leurs parents. Le questionnaire « hard » avait été élaboré afin de ratisser un large éventail de pratiques et de comportements sexuels et la majorité des réponses des personnes interrogées avaient en quelque sorte déçu nos enquêteurs, comme si « les Français » ne s’étaient pas montrés à la hauteur de ce qu’on attendait d’eux. Une anecdote avait fait beaucoup rire l’équipe des enquêteurs et les chercheurs. En réponse à la question 330 où il était demandé si on avait « déjà subi des conversations ou appels téléphoniques à caractère pornographique », un individu avait tout simplement déclaré : « non, c’est la première fois aujourd’hui ».

On pourrait presque résumer les choses de la façon suivante : un questionnaire considéré comme « hard » et « pornographique » par plus d’une personne (y compris parmi le groupe des chercheurs) aurait engendré une représentation des « comportements sexuels en France » dans le registre de la « banalité ».



Les chiffres de la banalité



Les enquêteurs ont dû être surpris de constater que, contre toute attente de leur part, plus de 80% des Français avaient déclaré n’avoir « actuellement », c’est-à-dire au cours de la dernière année, qu’un seul partenaire sexuel et qu’environ la moitié des femmes n’auraient eu qu’un seul partenaire sexuel au cours de leur vie. Avec ce partenaire « unique », la majorité des personnes interrogées déclare n’avoir pas plus de deux rapports sexuels par semaine au cours desquels les caresses mutuelles et la pénétration génitale constituent les pratiques les plus fréquentes, alors que la fellation, le cunnilingus, la sodomie et même « l’insertion des doigts dans le vagin » apparaissent beaucoup plus rares. Par ailleurs, près de la moitié des hommes et des femmes déclarent être atteints de difficultés ou de troubles sexuels qui constituent des obstacles à leur épanouissement sexuel. La majorité des personnes interrogées déclare que le terme de « sexualité » évoque plutôt « les relations sentimentales et amoureuses » que « le plaisir sexuel ». Le plus surprenant était sans doute que la grande majorité des Français et des Françaises se sont déclarés très satisfaits ou assez satisfaits de leur vie sexuelle actuelle. André Béjin avait par ailleurs noté que ce sont les personnes qui n’ont qu’un seul partenaire qui se sont déclaré le plus souvent satisfaites de leur situation.

Ces résultats n’avaient pas seulement surpris et déçu les enquêteurs, mais aussi les experts ès-sexualité. Des sexologues avaient déclaré ne pas croire à la fidélité déclarée par les hommes dans cette enquête. Un journaliste du New York Times, comparant ces résultats avec ceux qui ont été produits aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne à la même époque, avait déploré la fin de la fameuse « exception française ». Il avait même osé écrire que les Français aussi se contentaient du beurre de cacahuètes (qui est à l’Américain moyen ce que le steak-frites est au Français moyen). Seuls les experts en santé publique et en prévention du sida avaient été rassurés par le peu de risques auxquels la population générale était exposée, contrairement aux prévisions les plus alarmistes. C’est donc bien à l’aune de la catégorie de la quantité que la « banalité » est perçue : on s’attendait à plus de sexe et on en a trouvé « pas assez ».



Les gens normaux

sont tous exceptionnels



L’enquête réalisée dix ans plus tard sur « la vie sexuelle en France » par Janine Mossuz-Lavau, à l’aide d’entretiens approfondis auprès d’une centaine de personnes, a fait dire à celle-ci, dès son introduction, que « les gens normaux sont tous exceptionnels », c’est-à-dire tout sauf « banals ». Dans ce texte, ce qui était perçu précédemment comme « banal » change de valeur et devient aussi exceptionnel et remarquable que les profils les plus exotiques et les plus minoritaires. Le caractère exceptionnel de « la vie sexuelle en France » est détaillé sur près de 500 pages à l’appui de citations et d’extraits d’entretiens qui donnent une certaine chair à l’expérience sexuelle commune. La vie sexuelle de quelques femmes qui n’ont eu qu’un seul partenaire sexuel au cours de la vie et qui sont heureuses de se trouver anormalement normales est mise sur le même plan que celle des collectionneurs, celle des hétérosexuels, au même plan que celle des gays et des lesbiennes. On assiste ainsi à une réhabilitation du « banal ». Le « pas-assez » cède la place à l’intensité de l’émotion et du sentiment qui accompagnent les comportements sexuels. La vie sexuelle apparaît ici comme l’expérience unique de chacun qui n’a rien de banal parce qu’elle est vécue comme singulière et qu’elle apporte les satisfactions légitimes qu’on est en droit d’en attendre. Chacun sait que quand on aime, on ne compte pas…



Où se situe le banal de la sexualité ?



La « banalité » de « la sexualité des personnes vivant en France » résulte donc d’une double construction. Elle est fondée tout d’abord sur les impressions personnelles des enquêteurs et les commentaires des experts. Elle repose ensuite sur l’analyse des moyennes et des médianes de comportements et de relations déclarées. La normalité au sens statistique s’inscrit ainsi dans le registre de la banalité, c’est-à-dire, selon le Petit Robert, ce qui est « extrêmement commun, sans originalité, ordinaire ». Mais pouvait-on attendre d’une telle enquête qu’elle mette en évidence autre chose que ce qui est commun à l’ensemble ? À l’inverse, lorsqu’on étudie les récits de personnes singulières (représentatives ou non de la population générale) la banalité s’évanouit au profit du caractère « exceptionnel » et, toujours pour paraphraser le Petit Robert, « original, extraordinaire, curieux, nouveau, remarquable et recherché ». Toutes ces qualités qui font défaut à la vie sexuelle de la majorité de la population générale seraient présentes lorsque l’on s’intéresse à chacun d’entre nous pris comme un individu dans sa singularité. La banalité serait-elle autre chose qu’une illusion ou un effet d’optique ?

Psychosociologue, directeur de Recherches à l’INSERM.

(1)Voir Spira A., Bajos N., Groupe ACSF, Les Comportements sexuels en France, Paris, La Documentation Française, 1993, et Bajos N., Bozon M., Ferrand A., Giami A., Spira A. (eds) La sexualité aux temps du sida, Paris, PUF, 1998.
(2) Mossuz-Lavau J. : La vie sexuelle en France, Paris, Editions de la Martinière, 2002.

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