Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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par Patrick Baudry
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L’imagination n’est pas une idée perdue dans le ciel, elle chemine, là, parmi nous, active, insoumise
Jean Duvignaud
Tout ce que peut dire la sociologie classique sur la distinction entre le normal et le pathologique tient en peu de mots : ce qui est pathologique aujourd’hui peut devenir normal demain ; ce qui est normal c’est ce qui est considéré comme tel par la majorité des membres d’une société, à une époque donnée de son histoire. Une anthropologie ancienne ne mène guère plus loin : ce qui est ici anormal peut être normal ailleurs ; l’individu normal serait celui qui est adapté à la société dans laquelle il vit1. Pour les résumer d’un mot, toutes ces conceptions tiennent pour l’essentiel d’un relativisme dont il faut précisément interroger la « normalité ». Aujourd’hui celle-ci renverrait moins à un ensemble de normes avec ce que cela peut avoir d’arbitraire, qu’elle ne tiendrait d’un repérage flou, propre à un ordre normatif peut-être d’autant plus prégnant qu’il devient invisible et échappe à la discussion. Ou encore il faudrait imaginer que la normalité tient aujourd’hui, comme l’économie, d’une dérégulation du rapport aux normes. Mais questions : S’agit-il d’un cafouillis de la logique normative comme nouvelle normalité ? Ou d’une situation inédite, difficile à vivre, mais où des interstices apparaissent ?
Distinguons trois temps (il ne s’agit évidemment d’une chronologie, mais de types de domination ou de formes de contrôle social). Premier temps : des normes s’imposent, dirigent des conduites, obligent des représentations, gouvernent des systèmes de valeurs, orientent des attitudes. Une telle société aura-t-elle pu vraiment exister ? Ne faut-il pas deviner que des écarts se ménageait toujours depuis des positions individuelles ? Comment croire que les « individus » seraient les produits parfaits d’une société qui les programme ? Reste cet ordre ou cette volonté d’ordre. Il faudrait que l’individu intériorise un ordre extérieur à lui-même, non pas seulement qu’il s’y adapte mais qu’il lui obéisse comme s’il ne croyait obéir qu’à sa volonté propre (l’armée, la culture d’entreprise, le sens de la « boite »). En rapport de l’ordre normal, celle ou celui qui n’aurait pas intégré les règles collectives, serait pathologique (révolutionnaire, syndiqué, anarchiste ?). Deuxième temps (plus finaud, car la norme brutalement imposée s’expose à la dissidence, au détournement, à la contestation, au refus) : la norme devient invisible (Michel Foucault). Etre normal ne serait plus un impératif : parce que cela deviendrait impossible. Ce serait le rapport à la norme qui tiendrait lieu de normalité probable. Sans doute faudrait-il tenter d’être normal mais sans que l’on sache ce que cela peut signifier vraiment, d’autant plus que ladite « norme » se trouverait toujours en proximité d’anormalités multiples, partielles, et d’autant plus indélogeables. En rapport du premier temps, une « tolérance » peut apparaître – il ne s’agit plus de ne vouloir voir « qu’une tête » – mais elle procède en son fond d’une stratégie de visibilisation des écarts, d’une mise à jour des déviances éventuellement à l’insu de ceux qui les commettent ou les rêvent. Par exemple, répéter qu’on est un(e) hétérosexuel(le) monogame peut faire signe d’une bizarre insistance, laquelle signifierait en fait une homosexualité polygame dont la part d’ombre devrait s’exprimer en sorte de réguler un rapport aux normes (mais donc lequel ?). Par ailleurs ladite tolérance tient moins du repérage des différences ou de leur « reconnaissance » que de leur nivellement et de leur neutralisation2.
Du premier temps au second, nous avons, par exemple, le saut du clérical au médical : le prêtre peut me contraindre à l’aveu mais je peux lui mentir (par exemple par omission). Tandis que le thérapeute me sait, au-delà du savoir (ou même de l’ignorance) que je peux avoir de moi-même. L’aveu ne s’étaye plus sur la contrition sincère du pêcheur mais sur des savoirs extérieurs à la capacité individuelle de se connaître. Toutefois un tel passage ne doit pas s’enregistrer comme une extension des surveillances, ainsi que le permettrait le saut (surtout quantitatif) de l’âme (dont on sait peu) au corps (dont on pourrait tout voir). Dans ce mouvement de mise en lumière du corps, ce sont d’autres opacités qui apparaissent, et le positionnement de l’individu en rapport de lui-même qui advient. En somme, le progrès n’est pas seulement celui de procédures de pouvoir (comme on le fait souvent dire à Foucault), mais celui d’une subjectivation. Précisons aussi qu’on ne saurait confondre un psychologisme autoritaire et policier (jusque dans les interactions quotidiennes) et ce que signifie une psychanalyse qui ne se donne pas comme but de soigner les gens au sens où ils devraient redevenir « normaux ». C’est bien d’ailleurs le reproche qui lui est fait aujourd’hui : qu’elle ne serve à rien, qu’elle n’ait pas d’efficacité proprement évaluable, comme s’il s’agissait de débarrasser les gens de leur pathologie en les soulageant de leur symptôme, tout en même temps que ledit symptôme peut aujourd’hui se convertir en goût propre, en expression personnelle, en manière d’être qui signifierait la singularité de la personne et son droit inaliénable à être « elle-même ». Voilà le troisième temps. Il ne s’agit plus de normes sûres d’elles-mêmes, ni de rapports instables à une norme qui demeurerait comme un repère, fut-il silencieux. A présent il s’agit de se situer non pas en rapport de normes devenues floues, mais de manières floues en rapport de normes dont on ne sait plus ce qu’elles seraient.
Le troisième temps est celui où la norme se délite, ou l’ordre normatif semble ne plus exister. Chacun pourrait être comme il le veut. L’anormal n’est plus cet ensemble de pulsions mauvaises qu’il faut réprimer, ni ce monde de pulsions latentes qu’il faut réguler. Il n’existe plus comme figure du mal, comme faire-valoir des conformités consensuelles ni comme territoire maudit qu’il faudrait investiguer.
Prenons l’exemple de la pornographie. Premier temps : disons qu’il s’agit de la fin des années 1970 pour proposer un repérage. C’est l’époque où le « sexe » se veut frondeur, rebelle aux impératifs de normalités, hors-normes, même avec les risques que cela pourrait comporter. On baise, oui, parce que l’amour nous emmerde avec ses devoirs sentimentaux et sa petite gymnastique de samedi soir (la « Saturday night fever » pour attardés disco). Deuxième temps : années 1980. Le cul devient basique. Il ne s’agit plus de sexualité mon frère, ni de sexe ma sœur, mais d’une exploration orificielle hors limite. Ejaculation faciale, double pénétration, tout cela devient progressivement de la roupie de sansonnet. A présent – troisième temps, années 1990 – il nous faut du double anal, de la mémé masturbée par sa petite-nièce, et des gourdes affublées en pin-up avec des croix gammées autour du cou. Premier temps : je crois que je transgresse les règles. Deuxième temps : je crois assumer mes choix. Troisième temps : l’image me prend de vitesse et la fascisation accélère tout.
Mais encore : des dames qui expliquent qu’elles ont beaucoup fait l’amour (comme les mecs ?) conseillent une organisation normale de la prostitution (comme les gens de droite ?). Des zintellectuels expliquent aussi que nous sommes soumis au devoir de jouissance, que le plaisir se perd à force de s’imposer à nous et qu’avec tout ça nous en perdons et l’amour et l’éthique : ah ! là, là… Si tous ces grands penseurs n’étaient pas là, saurions-nous encore nous aimer ?
Tel est le troisième temps : la production de l’anormal comme extension d’un ordre normatif. Temps où chacun peut dire n’importe quoi : du téléspectateur inconnu invité sur le plateau jusqu’au « grand » philosophe (très gauche chrétienne) qui s’inquiète du petit téléspectateur… Peut-il s’inquiéter de lui-même en un temps de pseudo autonomie sur fond d’identité écrabouillée ? Toutes les impostures peuvent valoir de positions. Toutefois est-ce si simple ? Celui qui participe du petit cafouillis des idées qui ne mangent pas de pain, peut être celui qui les dénonce aussi, ou qui croit en critiquer le système… Ce qu’il ne perçoit pas c’est l’ambiguïté de ce même troisième temps où c’est aussi la singularité qui s’expose. Il ne s’agit pas de liberté, d’affranchissement, ou d’autonomie. Mais d’une complexité.
La société contemporaine ne dispose pas l’altérité et l’identité comme des catégories étanches. La capacité de s’identifier à l’autre signifie bien que l’identité n’est pas un monde clos, sûr de lui-même. Pouvoir se projeter dans la personne du fou, ce n’est pas seulement découvrir une similitude possible ou être pris de compassion. C’est interroger sa propre place3. C’est découvrir l’individualité comme lieu d’arrimage et forme de louvoiement, espace d’une re-position incessante dans l’expérience plurielle d’une altérité radicale. Des crétins peuvent affirmer n’importe quoi pour reproduire leur pouvoir à occuper de l’espace. Reste que la maîtrise perd en certitude et que la vie advient quand elle est traversée par l’imprévisible ou que, étrangement, « cela va » parce que « ça va de travers ».
Quand Jean Duvignaud écrit : « Le sens est là, dans ce détournement de l’activité obligée ou normale »4, ce n’est pas pour dire ce qu’il faudrait savoir, mais pour pointer le seuil à partir duquel commence l’aventure collective qui n’a pas à se rapporter à des normes. J’aime ce passage d’un autre de ses livres quand il raconte que dans un amphithéâtre (en 1968) il s’est « emparé du micro pour annoncer « la mort du structuralisme »5. Une telle affirmation aura pu laisser perplexes ceux qui attendaient d’un grand soir d’autres classifications, un nouveau système, un recadrage. Il dit encore superbement : « Trop facile de parler de folie. Est-ce que le dédale du labyrinthe n’est pas infini ? Infini comme l’immense et imprévisible variété de l’expérience humaine ? »6.
Bien plus que l’anormal, c’est le travers qui m’intéresse, en ce qu’il est ordinaire et ne se lie pas aux grands moments d’une histoire exceptionnelle. En ce qu’il n’implique pas des totalités mais se génère à partir de l’infime. En ce qu’il ne participe pas du normal ou de l’anormal, ou encore de leur confusion normale ou anormale. Avec le travers vient autre chose. Un effondrement peut-être. Une chance aussi.
Jean Duvignaud
Tout ce que peut dire la sociologie classique sur la distinction entre le normal et le pathologique tient en peu de mots : ce qui est pathologique aujourd’hui peut devenir normal demain ; ce qui est normal c’est ce qui est considéré comme tel par la majorité des membres d’une société, à une époque donnée de son histoire. Une anthropologie ancienne ne mène guère plus loin : ce qui est ici anormal peut être normal ailleurs ; l’individu normal serait celui qui est adapté à la société dans laquelle il vit1. Pour les résumer d’un mot, toutes ces conceptions tiennent pour l’essentiel d’un relativisme dont il faut précisément interroger la « normalité ». Aujourd’hui celle-ci renverrait moins à un ensemble de normes avec ce que cela peut avoir d’arbitraire, qu’elle ne tiendrait d’un repérage flou, propre à un ordre normatif peut-être d’autant plus prégnant qu’il devient invisible et échappe à la discussion. Ou encore il faudrait imaginer que la normalité tient aujourd’hui, comme l’économie, d’une dérégulation du rapport aux normes. Mais questions : S’agit-il d’un cafouillis de la logique normative comme nouvelle normalité ? Ou d’une situation inédite, difficile à vivre, mais où des interstices apparaissent ?
Distinguons trois temps (il ne s’agit évidemment d’une chronologie, mais de types de domination ou de formes de contrôle social). Premier temps : des normes s’imposent, dirigent des conduites, obligent des représentations, gouvernent des systèmes de valeurs, orientent des attitudes. Une telle société aura-t-elle pu vraiment exister ? Ne faut-il pas deviner que des écarts se ménageait toujours depuis des positions individuelles ? Comment croire que les « individus » seraient les produits parfaits d’une société qui les programme ? Reste cet ordre ou cette volonté d’ordre. Il faudrait que l’individu intériorise un ordre extérieur à lui-même, non pas seulement qu’il s’y adapte mais qu’il lui obéisse comme s’il ne croyait obéir qu’à sa volonté propre (l’armée, la culture d’entreprise, le sens de la « boite »). En rapport de l’ordre normal, celle ou celui qui n’aurait pas intégré les règles collectives, serait pathologique (révolutionnaire, syndiqué, anarchiste ?). Deuxième temps (plus finaud, car la norme brutalement imposée s’expose à la dissidence, au détournement, à la contestation, au refus) : la norme devient invisible (Michel Foucault). Etre normal ne serait plus un impératif : parce que cela deviendrait impossible. Ce serait le rapport à la norme qui tiendrait lieu de normalité probable. Sans doute faudrait-il tenter d’être normal mais sans que l’on sache ce que cela peut signifier vraiment, d’autant plus que ladite « norme » se trouverait toujours en proximité d’anormalités multiples, partielles, et d’autant plus indélogeables. En rapport du premier temps, une « tolérance » peut apparaître – il ne s’agit plus de ne vouloir voir « qu’une tête » – mais elle procède en son fond d’une stratégie de visibilisation des écarts, d’une mise à jour des déviances éventuellement à l’insu de ceux qui les commettent ou les rêvent. Par exemple, répéter qu’on est un(e) hétérosexuel(le) monogame peut faire signe d’une bizarre insistance, laquelle signifierait en fait une homosexualité polygame dont la part d’ombre devrait s’exprimer en sorte de réguler un rapport aux normes (mais donc lequel ?). Par ailleurs ladite tolérance tient moins du repérage des différences ou de leur « reconnaissance » que de leur nivellement et de leur neutralisation2.
Du premier temps au second, nous avons, par exemple, le saut du clérical au médical : le prêtre peut me contraindre à l’aveu mais je peux lui mentir (par exemple par omission). Tandis que le thérapeute me sait, au-delà du savoir (ou même de l’ignorance) que je peux avoir de moi-même. L’aveu ne s’étaye plus sur la contrition sincère du pêcheur mais sur des savoirs extérieurs à la capacité individuelle de se connaître. Toutefois un tel passage ne doit pas s’enregistrer comme une extension des surveillances, ainsi que le permettrait le saut (surtout quantitatif) de l’âme (dont on sait peu) au corps (dont on pourrait tout voir). Dans ce mouvement de mise en lumière du corps, ce sont d’autres opacités qui apparaissent, et le positionnement de l’individu en rapport de lui-même qui advient. En somme, le progrès n’est pas seulement celui de procédures de pouvoir (comme on le fait souvent dire à Foucault), mais celui d’une subjectivation. Précisons aussi qu’on ne saurait confondre un psychologisme autoritaire et policier (jusque dans les interactions quotidiennes) et ce que signifie une psychanalyse qui ne se donne pas comme but de soigner les gens au sens où ils devraient redevenir « normaux ». C’est bien d’ailleurs le reproche qui lui est fait aujourd’hui : qu’elle ne serve à rien, qu’elle n’ait pas d’efficacité proprement évaluable, comme s’il s’agissait de débarrasser les gens de leur pathologie en les soulageant de leur symptôme, tout en même temps que ledit symptôme peut aujourd’hui se convertir en goût propre, en expression personnelle, en manière d’être qui signifierait la singularité de la personne et son droit inaliénable à être « elle-même ». Voilà le troisième temps. Il ne s’agit plus de normes sûres d’elles-mêmes, ni de rapports instables à une norme qui demeurerait comme un repère, fut-il silencieux. A présent il s’agit de se situer non pas en rapport de normes devenues floues, mais de manières floues en rapport de normes dont on ne sait plus ce qu’elles seraient.
Le troisième temps est celui où la norme se délite, ou l’ordre normatif semble ne plus exister. Chacun pourrait être comme il le veut. L’anormal n’est plus cet ensemble de pulsions mauvaises qu’il faut réprimer, ni ce monde de pulsions latentes qu’il faut réguler. Il n’existe plus comme figure du mal, comme faire-valoir des conformités consensuelles ni comme territoire maudit qu’il faudrait investiguer.
Prenons l’exemple de la pornographie. Premier temps : disons qu’il s’agit de la fin des années 1970 pour proposer un repérage. C’est l’époque où le « sexe » se veut frondeur, rebelle aux impératifs de normalités, hors-normes, même avec les risques que cela pourrait comporter. On baise, oui, parce que l’amour nous emmerde avec ses devoirs sentimentaux et sa petite gymnastique de samedi soir (la « Saturday night fever » pour attardés disco). Deuxième temps : années 1980. Le cul devient basique. Il ne s’agit plus de sexualité mon frère, ni de sexe ma sœur, mais d’une exploration orificielle hors limite. Ejaculation faciale, double pénétration, tout cela devient progressivement de la roupie de sansonnet. A présent – troisième temps, années 1990 – il nous faut du double anal, de la mémé masturbée par sa petite-nièce, et des gourdes affublées en pin-up avec des croix gammées autour du cou. Premier temps : je crois que je transgresse les règles. Deuxième temps : je crois assumer mes choix. Troisième temps : l’image me prend de vitesse et la fascisation accélère tout.
Mais encore : des dames qui expliquent qu’elles ont beaucoup fait l’amour (comme les mecs ?) conseillent une organisation normale de la prostitution (comme les gens de droite ?). Des zintellectuels expliquent aussi que nous sommes soumis au devoir de jouissance, que le plaisir se perd à force de s’imposer à nous et qu’avec tout ça nous en perdons et l’amour et l’éthique : ah ! là, là… Si tous ces grands penseurs n’étaient pas là, saurions-nous encore nous aimer ?
Tel est le troisième temps : la production de l’anormal comme extension d’un ordre normatif. Temps où chacun peut dire n’importe quoi : du téléspectateur inconnu invité sur le plateau jusqu’au « grand » philosophe (très gauche chrétienne) qui s’inquiète du petit téléspectateur… Peut-il s’inquiéter de lui-même en un temps de pseudo autonomie sur fond d’identité écrabouillée ? Toutes les impostures peuvent valoir de positions. Toutefois est-ce si simple ? Celui qui participe du petit cafouillis des idées qui ne mangent pas de pain, peut être celui qui les dénonce aussi, ou qui croit en critiquer le système… Ce qu’il ne perçoit pas c’est l’ambiguïté de ce même troisième temps où c’est aussi la singularité qui s’expose. Il ne s’agit pas de liberté, d’affranchissement, ou d’autonomie. Mais d’une complexité.
La société contemporaine ne dispose pas l’altérité et l’identité comme des catégories étanches. La capacité de s’identifier à l’autre signifie bien que l’identité n’est pas un monde clos, sûr de lui-même. Pouvoir se projeter dans la personne du fou, ce n’est pas seulement découvrir une similitude possible ou être pris de compassion. C’est interroger sa propre place3. C’est découvrir l’individualité comme lieu d’arrimage et forme de louvoiement, espace d’une re-position incessante dans l’expérience plurielle d’une altérité radicale. Des crétins peuvent affirmer n’importe quoi pour reproduire leur pouvoir à occuper de l’espace. Reste que la maîtrise perd en certitude et que la vie advient quand elle est traversée par l’imprévisible ou que, étrangement, « cela va » parce que « ça va de travers ».
Quand Jean Duvignaud écrit : « Le sens est là, dans ce détournement de l’activité obligée ou normale »4, ce n’est pas pour dire ce qu’il faudrait savoir, mais pour pointer le seuil à partir duquel commence l’aventure collective qui n’a pas à se rapporter à des normes. J’aime ce passage d’un autre de ses livres quand il raconte que dans un amphithéâtre (en 1968) il s’est « emparé du micro pour annoncer « la mort du structuralisme »5. Une telle affirmation aura pu laisser perplexes ceux qui attendaient d’un grand soir d’autres classifications, un nouveau système, un recadrage. Il dit encore superbement : « Trop facile de parler de folie. Est-ce que le dédale du labyrinthe n’est pas infini ? Infini comme l’immense et imprévisible variété de l’expérience humaine ? »6.
Bien plus que l’anormal, c’est le travers qui m’intéresse, en ce qu’il est ordinaire et ne se lie pas aux grands moments d’une histoire exceptionnelle. En ce qu’il n’implique pas des totalités mais se génère à partir de l’infime. En ce qu’il ne participe pas du normal ou de l’anormal, ou encore de leur confusion normale ou anormale. Avec le travers vient autre chose. Un effondrement peut-être. Une chance aussi.
(1) Mais celui qui se conforme peut se désigner comme un conformiste douteux et l’hyperconformiste comme un être diminué. La question qui se pose aujourd’hui n’est plus celle de savoir comment il est possible d’être normal mais s’il est normal de l’être. Ainsi on aura pu interroger le sens de ladite adaptation en différenciant le niveau individuel du niveau sociétal : le chaman est un névrotique adapté à une fonction sociale (Georges Devereux) ; et la philosophie aura montré que la normalité n’est pas une adaptation à des normes (fussent-elles scientifiquement établies) : dans la mesure où la santé n’est pas l’absence de maladie (laquelle n’est pas anormale) mais la capacité de transformer le monde et non seulement de s’y conformer (Georges Canguilhem). On ne saurait oublier que l’ouvrage qu’il écrit, Le Normal et le pathologique (Paris, PUF, Quadrige, 1992), est écrit dans la période de la montée du nazisme.
(2) Voir Max Horkheimer Eclipse de la raison, Paris, Payot, 1974.
(3) Voir Marcel Gauchet et Gladys Swain La Pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980.
(4) Jean Duvignaud Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 179.
(5) Jean Duvignaud L’Oubli, Arles, Actes-Sud, 1995, p. 163.
(6) Idem, p. 170, 171.
(2) Voir Max Horkheimer Eclipse de la raison, Paris, Payot, 1974.
(3) Voir Marcel Gauchet et Gladys Swain La Pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980.
(4) Jean Duvignaud Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 179.
(5) Jean Duvignaud L’Oubli, Arles, Actes-Sud, 1995, p. 163.
(6) Idem, p. 170, 171.