Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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par Yves Buin
Imprimer l'articleNormopathie
La normalité n’existe pas. Tout est affaire d’adaptation. Au niveau biologique, où règne la statistique, on s’est résolu à donner des fourchettes au sein desquelles on estime possible la fonctionnalité de l’organisme. En génétique, on a découvert que le patrimoine, s’il est commun dans son ensemble à l’espèce, est absolument singulier pour chaque individu. Au niveau psychique, si les acquis logiques et cognitifs obéissent à des règles universelles, la production fantasmatique est infinie et l’inconscient de chacun irréductible, le sujet évoluant, là encore, dans une singularité totale. Aussi l’individu est-il d’une facture originale et non modélisée. Ce qui fonde l’humanité dans la longue filiation animale, c’est sa fragilité – presque une tare – qui maintient l’être humain dans la dépendance aliénée de l’autre. Seul, il ne survit qu’exceptionnellement. D’où la nécessité de groupes constitués qui définissent les normes et règles de leur appartenance et idéal et assurent l’intégration de l’individu dont ils garantissent la satisfaction des besoins élémentaires à la vie et dont ils exigent, en retour, la conformité.
D’évidence, il est impossible d’échapper à cette dialectique du besoin. Ce qui semble répondre à une organisation animale hautement socialisée se complique, dans l’espèce humaine, de l’apparition du désir qui lui aussi demande impérieusement satisfaction et qui, s’il a à voir avec l’autre, lui est hétérogène et, par là, facteur de dissolution du groupe. Les désirs dans leur diversité ne connaissant que leur loi. S’avère alors l’obligation pour le groupe constitué en une instance légiférante supérieure et énonciatrice d’interdits de les uniformiser, de les rendre compatibles. De nouveau, l’occurrence est indépassable. Comme l’a indiqué Freud – nous ne le rappelons que pour mémoire – au chapitre six de Malaise dans la culture, le prix à payer qui est aux origines de la civilisation s’avère être, pour le sujet, le renoncement douloureux à ce dont il attendait la plus complète et immédiate satisfaction. Pour obtenir ce consentement, le groupe devra mettre en œuvre une répression précoce des manifestations pulsionnelles. Sauf qu’à chaque fois, la donne est remise en jeu, car ce qui paraît le plus établi de la convention peut vaciller face à l’émergence répétitive du désir et le contrat groupal devenir caduc.
Si la condition humaine paraît, selon l’acception freudienne, tragique et sans autre issue que de se conformer, au risque d’exacerber des rivalités barbares et mortelles pour l’humanité, il reste que cette frustration fait des dégâts considérables. On connaît les trois grands systèmes de défense élaborés par le psychisme confronté à la loi d’airain de l’adaptation : la névrose, la psychose, la perversion où il s’agit de conjurer l’angoisse, de ménager une place à un désir abâtardi et un espace à l’imaginaire. Face à cette entreprise, le pervers réussit à peu près, le névrosé mégote, le psychotique déguste. Dans cette conjoncture, qu’en est-il de la normalité ? Ne pourrait-on pas plutôt parler d’anormalité essentielle ?
L’histoire, en pointant les étapes de la complexification du groupe, de l’orée de la civilisation à notre actualité, a peut-être fait oublier le dispositif premier et inévitable mis en place par le groupe, qui se retrouve en tant que structure à tous les niveaux de l’organisation sociétale dans leur évolution historique. Comment le capitalisme et le totalitarisme l’ont-ils utilisé ? Tous deux ont besoin de conformer le sujet à l’idéal du groupe – en fait instrumentalisé par le sous-groupe qui a pris la direction du groupe – et d’obtenir qu’il consente aux règles instituées. Le capitalisme comme idéal suppose une utopie implicite au travers de la liberté d’entreprendre qui en appelle à la créativité individuelle (l’acceptable du désir) et promeut, outre l’appropriation, un objet appréhendable : la marchandise, et un fétiche : l’argent. Adepte du chaos, au sens du libre jeu des énergies qui trouvent à se réguler d’elle-même, la jungle des désirs humains ne l’effraie pas. Il est ainsi au plus près du fonctionnement psychique minimal, dans l’ordre de la promesse de la satisfaction. C’est là le socle de sa domination et gage de son succès. Il ne contraint que lorsque sont menacés la propriété et son fétiche. De séducteur, il devient procureur et sait alors désigner les dissidences et recourir à la répression sauvage. Le totalitarisme, lui, propose une autre aire de projection, celle du collectif, une transcendance : passer de l’ordre naturel à l’ordre historique, par l’affirmation d’une utopie messianiste, qu’elle soit celle de la race ou de la libération universelle. Il mobilise le « plus grand que soi » du désir qui est une des formes de sa toute-puissance. Il cultive la trompeuse noblesse de l’idéal commun pour le mieux-être d’entités abstraites telles la communauté, la nation, le peuple… Pour ce dépassement de l’individu, il doit obtenir de lui le renoncement à toute forme d’attachement individuel (la propriété) afin de gagner le groupe substantifié (cf. les groupes en fusion de Sartre) support d’identité idéale. D’où l’emprunt au modèle religieux de l’abnégation et de la dévotion. D’où, également, la référence à la morale (la traque du mal), le bannissement de la sexualité (le corps de travail substitué au corps de plaisir), l’orthodoxie comportementale. Les dissidents seront ici des anormaux, des asociaux pervers, susceptibles de rééducation (sinon d’extermination) et de traitement psychiatrique de choc (sinon d’éradication).
Toutefois, s’il est politiquement correct d’opposer les deux grands systèmes qui se sont affrontés sur la scène du XXe siècle, ce siècle emblématique, on ne saurait écarter que tous deux fonctionnent en un mixte de société disciplinaire, de société d’adhésion et de consensus et qu’ils sont fabriqués de normopathes (forme incarnée de cette entité nouvelle : « la normose »). Si l’organisation primordiale du groupe de survie n’a pas eu d’autre alternative, les sociétés occidentales, elles, tendent à gommer l’oppression
-répression sur lesquelles elles fondent l’usage de l’humain dans la production, la communication, l’information et les services. Profondément inégalitaires, sans maîtrise désormais de leur destin, livrées à la technologie et à la spéculation aveugles, elles ne peuvent perdurer que par le ralliement du plus grand nombre en substituant au couple exploiteur/exploité, celui de dominant/dominé. Tel est l’objet de la domination. La normopathie est la forme nouvelle de la désubjectivation : naturalisée, normalisée, finalisée afin d’accepter comme « naturels » les processus sociaux. Son langage, sa pensée, son comportement normés en vue de performance et d’efficacité, ont perdu tout pouvoir de contestation. Il a vertu d’acceptation et de docilité. Sa vie se résume à un programme, intégré à celui d’une immense machinerie acéphale.
Qu’on ne croie pas qu’il y ait ici caricature. La domination agit ainsi : toute distance critique s’efface tandis que s’affirme une conscience étale qu’à leur manière Huxley et Orwell avaient su discerner. Certes, l’entreprise n’est pas définitivement achevée ni la mutation irréversible. La mise en condition des opinions à partir de problèmes réels, que ce soit l’insécurité ou la manipulation suspecte quant au traitement du laxisme des mœurs ou de la perte des repères, ne peut dissimuler une montée du consentement à la répression, comme le montrent les déplacements très généraux du curseur de la tolérance et les modifications des mentalités, l’intense introjection des valeurs les plus éculées d’une droite puritaine rencontre un terrain favorable du fait de l’arasement de la subjectivité désirante. Le normopathe ne présente plus qu’un désir induit, suscité. L’altérité n’est plus pour lui une reconnaissance mais source de péril. Il se définit par une identification étrangère à lui-même, imposée par contamination médiatique et destinée par la conformité bienséante, en sa forme récurrente de travail/famille/patrie, à apaiser conflits et angoisses. Lors de la montée du nazisme, Wilhelm Reich avait bien montré comment le fascisme – mais le stalinisme ne procédera pas autrement sur ce chapitre – s’appuyait sur la répression sexuelle et comment celle-ci entraînait toutes les autres démissions face à l’ordre établi (l’ordre nouveau), laissant alors la démocratie exsangue. Ne pensons pas que toutes les leçons ont été tirées des processus d’entrée dans les âges obscurs.
D’évidence, il est impossible d’échapper à cette dialectique du besoin. Ce qui semble répondre à une organisation animale hautement socialisée se complique, dans l’espèce humaine, de l’apparition du désir qui lui aussi demande impérieusement satisfaction et qui, s’il a à voir avec l’autre, lui est hétérogène et, par là, facteur de dissolution du groupe. Les désirs dans leur diversité ne connaissant que leur loi. S’avère alors l’obligation pour le groupe constitué en une instance légiférante supérieure et énonciatrice d’interdits de les uniformiser, de les rendre compatibles. De nouveau, l’occurrence est indépassable. Comme l’a indiqué Freud – nous ne le rappelons que pour mémoire – au chapitre six de Malaise dans la culture, le prix à payer qui est aux origines de la civilisation s’avère être, pour le sujet, le renoncement douloureux à ce dont il attendait la plus complète et immédiate satisfaction. Pour obtenir ce consentement, le groupe devra mettre en œuvre une répression précoce des manifestations pulsionnelles. Sauf qu’à chaque fois, la donne est remise en jeu, car ce qui paraît le plus établi de la convention peut vaciller face à l’émergence répétitive du désir et le contrat groupal devenir caduc.
Si la condition humaine paraît, selon l’acception freudienne, tragique et sans autre issue que de se conformer, au risque d’exacerber des rivalités barbares et mortelles pour l’humanité, il reste que cette frustration fait des dégâts considérables. On connaît les trois grands systèmes de défense élaborés par le psychisme confronté à la loi d’airain de l’adaptation : la névrose, la psychose, la perversion où il s’agit de conjurer l’angoisse, de ménager une place à un désir abâtardi et un espace à l’imaginaire. Face à cette entreprise, le pervers réussit à peu près, le névrosé mégote, le psychotique déguste. Dans cette conjoncture, qu’en est-il de la normalité ? Ne pourrait-on pas plutôt parler d’anormalité essentielle ?
L’histoire, en pointant les étapes de la complexification du groupe, de l’orée de la civilisation à notre actualité, a peut-être fait oublier le dispositif premier et inévitable mis en place par le groupe, qui se retrouve en tant que structure à tous les niveaux de l’organisation sociétale dans leur évolution historique. Comment le capitalisme et le totalitarisme l’ont-ils utilisé ? Tous deux ont besoin de conformer le sujet à l’idéal du groupe – en fait instrumentalisé par le sous-groupe qui a pris la direction du groupe – et d’obtenir qu’il consente aux règles instituées. Le capitalisme comme idéal suppose une utopie implicite au travers de la liberté d’entreprendre qui en appelle à la créativité individuelle (l’acceptable du désir) et promeut, outre l’appropriation, un objet appréhendable : la marchandise, et un fétiche : l’argent. Adepte du chaos, au sens du libre jeu des énergies qui trouvent à se réguler d’elle-même, la jungle des désirs humains ne l’effraie pas. Il est ainsi au plus près du fonctionnement psychique minimal, dans l’ordre de la promesse de la satisfaction. C’est là le socle de sa domination et gage de son succès. Il ne contraint que lorsque sont menacés la propriété et son fétiche. De séducteur, il devient procureur et sait alors désigner les dissidences et recourir à la répression sauvage. Le totalitarisme, lui, propose une autre aire de projection, celle du collectif, une transcendance : passer de l’ordre naturel à l’ordre historique, par l’affirmation d’une utopie messianiste, qu’elle soit celle de la race ou de la libération universelle. Il mobilise le « plus grand que soi » du désir qui est une des formes de sa toute-puissance. Il cultive la trompeuse noblesse de l’idéal commun pour le mieux-être d’entités abstraites telles la communauté, la nation, le peuple… Pour ce dépassement de l’individu, il doit obtenir de lui le renoncement à toute forme d’attachement individuel (la propriété) afin de gagner le groupe substantifié (cf. les groupes en fusion de Sartre) support d’identité idéale. D’où l’emprunt au modèle religieux de l’abnégation et de la dévotion. D’où, également, la référence à la morale (la traque du mal), le bannissement de la sexualité (le corps de travail substitué au corps de plaisir), l’orthodoxie comportementale. Les dissidents seront ici des anormaux, des asociaux pervers, susceptibles de rééducation (sinon d’extermination) et de traitement psychiatrique de choc (sinon d’éradication).
Toutefois, s’il est politiquement correct d’opposer les deux grands systèmes qui se sont affrontés sur la scène du XXe siècle, ce siècle emblématique, on ne saurait écarter que tous deux fonctionnent en un mixte de société disciplinaire, de société d’adhésion et de consensus et qu’ils sont fabriqués de normopathes (forme incarnée de cette entité nouvelle : « la normose »). Si l’organisation primordiale du groupe de survie n’a pas eu d’autre alternative, les sociétés occidentales, elles, tendent à gommer l’oppression
-répression sur lesquelles elles fondent l’usage de l’humain dans la production, la communication, l’information et les services. Profondément inégalitaires, sans maîtrise désormais de leur destin, livrées à la technologie et à la spéculation aveugles, elles ne peuvent perdurer que par le ralliement du plus grand nombre en substituant au couple exploiteur/exploité, celui de dominant/dominé. Tel est l’objet de la domination. La normopathie est la forme nouvelle de la désubjectivation : naturalisée, normalisée, finalisée afin d’accepter comme « naturels » les processus sociaux. Son langage, sa pensée, son comportement normés en vue de performance et d’efficacité, ont perdu tout pouvoir de contestation. Il a vertu d’acceptation et de docilité. Sa vie se résume à un programme, intégré à celui d’une immense machinerie acéphale.
Qu’on ne croie pas qu’il y ait ici caricature. La domination agit ainsi : toute distance critique s’efface tandis que s’affirme une conscience étale qu’à leur manière Huxley et Orwell avaient su discerner. Certes, l’entreprise n’est pas définitivement achevée ni la mutation irréversible. La mise en condition des opinions à partir de problèmes réels, que ce soit l’insécurité ou la manipulation suspecte quant au traitement du laxisme des mœurs ou de la perte des repères, ne peut dissimuler une montée du consentement à la répression, comme le montrent les déplacements très généraux du curseur de la tolérance et les modifications des mentalités, l’intense introjection des valeurs les plus éculées d’une droite puritaine rencontre un terrain favorable du fait de l’arasement de la subjectivité désirante. Le normopathe ne présente plus qu’un désir induit, suscité. L’altérité n’est plus pour lui une reconnaissance mais source de péril. Il se définit par une identification étrangère à lui-même, imposée par contamination médiatique et destinée par la conformité bienséante, en sa forme récurrente de travail/famille/patrie, à apaiser conflits et angoisses. Lors de la montée du nazisme, Wilhelm Reich avait bien montré comment le fascisme – mais le stalinisme ne procédera pas autrement sur ce chapitre – s’appuyait sur la répression sexuelle et comment celle-ci entraînait toutes les autres démissions face à l’ordre établi (l’ordre nouveau), laissant alors la démocratie exsangue. Ne pensons pas que toutes les leçons ont été tirées des processus d’entrée dans les âges obscurs.
Psychiatre des Hôpitaux. Auteur, entre autres, de Psychiatries, l’utopie, le déclin, Ed. érès, 1999, La psychiatrie mystifiée, Ed. L’Harmattan, 2002, et L’illusoire retour des îles, Ed. du Castor Astral, 2002.