Accéder au site du Passant Ordinaire L'Hypothèse démocratique
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican
  Go !   

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Réhabiliter la normalité ?


Au vulgum pecus, un certain Romantisme opposait la figure du poète maudit. Et d’exalter la mélancolie tenue pour la forme élective de la lucidité et la ressource ultime de la puissance créatrice. Avec le Surréalisme, c’est la folie qui supplante la mélancolie par le foisonnement des formes de pensée qu’elle fait surgir et par son impertinence imprescriptible vis-à-vis du conformisme et de la raison. Nombre de psychiatres (comme Bonnafé) et de psychanalystes (comme Guattari), et pas seulement de philosophes (comme Foucault), ont emboîté le pas à cette critique plus ou moins systématisée de la normalité et se sont efforcés de révéler le génie de la folie – qu’elle renvoie pour les uns à la psychose, pour les autres à la perversion – cependant que la névrose, suspecte de trop de compromissions avec la normalité, s’attirait plutôt la condescendance.

La normalité passe encore aujourd’hui pour une figure plate identifiée au conformisme, voire pour la forme emblématique du crétinisme social ou, de façon plus savante, pour le synonyme de l’aliénation.



Critique de l’intériorisation



Ce regard sur la normalité semble difficilement dissociable d’une conception étiologique accordant à la normalisation une quasi toute-puissance. En amont de la normalité, il y a le déterminisme social des conduites et, entre les deux, l’intériorisation, invoquée par la plupart des sociologues comme allant de soi. L’intériorisation de la domination, en vérité, a bon dos ! Car à partir de la clinique, rien ne paraît plus difficile que l’intériorisation d’une contrainte venant de l’extérieur. La subjectivité se fait d’abord connaître au clinicien comme une réserve inépuisable de résistances, aussi bien volontaires qu’inconscientes, au réel. La simplicité, voire le simplisme de la notion d’intériorisation, est peut-être liée à un défaut méthodologique et théorique qui consiste à vouloir rendre compte d’un face à face direct entre le sujet – faible par sa solitude – et la société – forte par son nombre et ses institutions. Face à face qui se donne pour un rapport foncièrement inégal. Mieux vaudrait, pour investiguer ce rapport de forces, l’étudier dans les situations concrètes où se joue la mise à l’épreuve de la subjectivité par la domination. Beaucoup de situations peuvent être sollicitées par le chercheur en sciences sociales, mais elles n’ont pas toutes le même pouvoir de révélation. Pour des raisons qui ne peuvent pas être explicitées ici, le rapport au travail est considéré par un certain nombre de chercheurs comme la situation clef. Le rapport au travail est un opérateur d’intelligibilité unique pour comprendre comment se forment et se transforment les rapports sociaux de domination d’une part, les rapports entre hommes et femmes d’autre part, les rapports entre santé et maladie enfin. Le travail, en effet, génère de plus en plus de pathologies, en particulier mentales, dans la période récente. Mais il est aussi un médiateur irremplaçable de la santé : beaucoup de nos semblables doivent leur santé mentale à leur rapport avec le travail. Il n’est qu’à se pencher sur la morbidité psychopathologique de ceux qui en sont privés pour s’en convaincre. Si le travail passe pour un malheur socialement généré, il y a pire encore : le chômage. C’est tout l’intérêt du travail pour notre discussion. Pathologie, aliénation, normalité, intériorisation ou réappropriation, tous ces concepts peuvent, grâce à l’épreuve du travail, êtres testés, cliniquement.

On nous dit que « l’homme souffrant est peut-être plus sain que l’homme en bonne santé ». Il n’y a pas de place ici pour un « peut-être », tout simplement parce que la santé n’existe pas. La plupart des hommes et des femmes sont porteurs de plusieurs pathologies chroniques : dents pourries, yeux bigleux, eczéma ou urticaire, hypertension artérielle ou arthrose, migraines ou insomnies, dépendances alcoolo-tabagiques et autres, ou obésité avec hyperlipidémie, etc. Même les champions sportifs sont transformés en cornues à médicaments.

La santé n’est pas un cadeau de la nature, c’est un idéal. Elle indique, au mieux, un

but, elle sert d’orientation aux conduites hygiéno-diététiques. Dans cette perspective, la normalité apparaît comme un compromis entre les maladies physiques et mentales, lorsqu’un individu parvient à maintenir, malgré ces dernières et entre leurs poussées évolutives, un équilibre plus ou moins bien compensé.

Une fois la problématique de l’intériorisation retournée en son contraire, la normalité apparaît comme foncièrement énigmatique. Elle n’est assurément rien de moins qu’une conquête : un compromis, moins décoratif que la santé, certes, mais un compromis acceptable et vivable tout de même. Encore convient-t-il d’y insister, il s’agit toujours d’un résultat précaire qui est constam-ment à reconquérir jusqu’à ce qu’à la fin, on perde la partie : ne devons-nous pas tous trépasser ?

La question se déplace : comment font la plupart de nos semblables pour ne pas basculer dans la maladie mentale, voire somatique, malgré les contraintes qui s’exercent sur la subjectivité et risquent de la faire voler en éclats ?



Déterminisme, enfance et subjectivité



Remettre en cause l’intériorisation ne consiste pas à récuser le déterminisme social des conduites, mais à mettre en doute que son pouvoir procède d’un passage direct de l’extérieur vers l’intérieur. Prenons pour exemple les contraintes liées au genre. Le genre commence par une assignation, si l’on admet cette notion proposée par ceux qui ont inventé le concept de genre (Money repris ensuite par Stoller). Assignation faite à l’enfant par les adultes avec la déclaration du prénom et de l’état civil. Or, en dépit de cette assignation, certains sujets ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné : les transsexuels. C’est qu’entre l’assignation de genre et l’identité de genre s’intercale tout le travail psychique propre à chaque enfant qui consiste à interpréter – ou à traduire si l’on reprend la conception de Laplanche – ce message adressé par les adultes à l’enfant. Soit ! On m’a assigné le genre mâle. Mais que veut dire : être un homme ? Entre les manœuvres exercées sur l’enfant par le socius (les proches), par l’école, dès les premières classes et par les rapports sociaux de travail, d’un côté, et ce qu’en fera chaque sujet, de l’autre, il y a toute l’épaisseur des efforts déployés pour penser cette assignation et lui trouver sa version personnelle. Et l’on sait que ces efforts peuvent laisser derrière eux une souffrance se prolongeant tout au long de la vie par une difficulté à se forger une identité sexuelle stable. A l’intériorisation passive et imparable des contraintes objectives, mieux vaut substituer l’analyse des vicissitudes de la pensée qui cherche le chemin de l’appropriation.

Il y a aussi, outre le déterminisme social, le déterminisme biologique des conduites. Quand bien même l’être humain serait un animal dénaturé – et il l’est assurément – cette dénaturation, elle aussi, est une source ininterrompue de difficultés. Car la dénaturation n’est pas le résultat d’un processus passivement subi. Comment s’affranchir des contraintes de l’auto-conservation, des instincts et de la dictature des fonctions physiologiques sur le comportement ? C’est en ces termes que se pose la question de la dénaturation : comme une conquête, une fois de plus. Et cette dernière passe par des opérations complexes dont les principales étapes se jouent une fois encore dans la première enfance. Chaque enfant les franchit à sa façon, en fonction du maniement de son corps par les adultes, d’une part et de son propre talent à lui pour se le réapproprier, d’autre part. Dans le meilleur des cas, l’enfant parvient au long de ce processus à se construire un deuxième corps, obtenu par dérivation, ou subversion, du premier corps (le corps physiologique) : ce deuxième corps, celui qu’on habite, celui qui éprouve les affects et les sentiments – à commencer par la souffrance – celui qui est engagé dans le rapport à l’autre pour mettre en scène ce qui s’éprouve en soi et le rendre intelligible à autrui, ce deuxième corps qui sera en fin de compte au rendez-vous du corps à corps de l’amour, on lui donne le nom de corps érogène. Mais, on l’aura compris, tout le monde ne sort pas de cette aventure de façon égale et certains d’entre nous ne peuvent pas éprouver de plaisir, parce que ce corps est sorti amputé, atrophique, de l’enfance. Ce seront soit des maladroits chroniques dans les gestes de la vie quotidienne aussi bien que dans le travail, soit des sujets souffrant d’une difficulté itérative à éprouver affectivement et à sentir la vie en soi, voire des sujets frappés d’impuissance ou de frigidité sexuelle.

Enfin, outre le déterminisme social et le déterminisme biologique des conduites, il y a le déterminisme « familial », c’est-à-dire ce qui est le plus directement en rapport avec l’inconscient sexuel des adultes : ce qui, du monde sexuel des adultes, donne naissance à l’inconscient sexuel refoulé de l’enfant, c’est-à-dire sa sexualité infantile d’une part, sa fidélité aux attentes de ses parents à son égard d’autre part, qui confine souvent à une capture altérant durablement l’autonomie subjective de l’enfant. Cet inconscient est à son tour à l’origine d’un déterminisme avec lequel il n’est pas toujours facile de composer dans tous les actes de la vie ordinaire. En témoignent les actes manqués et les symptômes psychopathologiques.

Deux conséquences peuvent être tirées de cette description sommaire :

- La subjectivité, pour advenir et perdurer, doit composer avec ces trois types de détermination qui tendent constamment à l’écarteler et à la morceler, avec, au bout, le risque de la maladie mentale. Se construire une identité pour ne pas devenir fou et demeurer dans la normalité n’est pas une sinécure. Et cela passe, nolens, volens, par la contrainte à penser, à expérimenter et à choisir. Le résultat n’est pas la conséquence d’une simple intériorisation. A chacun de chercher et de trouver sa voie vers la normalité.

- Tous ces déterminismes convergent d’abord sur un enfant, c’est-à-dire qu’avant d’être un adulte, il a fallu être un enfant, ce qu’ignorent superbement tant la théorie sociale que la théorie de l’action. Et cet enfant est bel et bien, à travers ses multiples transformations, toujours vivant dans l’adulte, et c’est avec lui que tout déterminisme social ou politique doit compter. Cet enfant n’est pas toujours et constamment imaginatif et impertinent. Il est parfois enclin à la soumission, il peut aussi être fragile, de sorte que les rapports sociaux de domination ont vite fait de le renvoyer à ses impasses et de le pousser vers la décompensation psychopathologique. La normalité de l’adulte se compose à partir du génie, mais aussi de la faiblesse de l’enfant qui perdure en lui. C’est-à-dire d’un mixte complexe de rétivité et de consentement à « l’intériorisation ».



Subjectivité et domination

dans le monde des adultes



Identité de genre, corps érogène et inconscient, toute cette construction de l’enfance devra un jour être mise à l’épreuve de la rencontre avec la domination. Dans le monde des adultes, cette rencontre passe toujours, à un moment ou à un autre, par le travail. D’abord par la recherche d’un emploi, ensuite par l’affrontement aux rapports sociaux dans le travail lui-même. Penser seul est incontestablement ce qu’il y a de plus difficile, voire d’impossible. C’est le fait des héros. Pour les êtres ordinaires, il faut en passer par la confrontation de sa pensée à la pensée des autres. Le travail, à supposer que soit résolu le problème de l’emploi – sinon, la partie devient très difficile à jouer – est une occasion unique de mettre sa propre capacité de penser à l’épreuve : non seulement à l’épreuve du réel du monde – réussir à produire quelque chose en dépit des résistances qu’opposent la matérialité du monde objectif d’une part, la domination sociale, d’autre part, les pièges tendus par son propre inconscient, enfin – mais aussi à l’épreuve de la pensée, de l’opinion, voire du jugement des autres.

Si le travail peut générer le pire – l’aliénation de la capacité de penser, comme dans le travail répétitif sous contrainte de temps – il peut aussi être une chance magnifique : celle de se confronter à soi d’abord, de rencontrer autrui qui se bat aussi avec le réel, ensuite.

La lutte pour la normalité accède ici à un degré supérieur. Car travailler ce n’est pas, en règle, une activité strictement solipsiste. On travaille pour quelqu’un : pour un chef, pour ses subordonnés, pour des clients ou des usagers. De surcroît, travailler exige de s’accorder avec les autres. La prescription du « travailler ensemble », c’est la coordination. Mais elle ne fonctionne pas si l’on s’en tient à exécuter strictement les consignes. Il faut réajuster ces dernières collectivement ; ainsi passe-t-on de la coordination à la coopération. Ladite coopération ne va pas de soi. Elle passe par la négociation collective des façons de travailler. Surgissent inévitablement des litiges et des conflits. La coopération repose sur la résolution de ces derniers, ce qui suppose d’exprimer et de défendre son point de vue mais aussi d’écouter et d’entendre celui des autres. Dans le meilleur des cas, on parvient ainsi à forger des accords, puis des accords normatifs, et enfin des règles de travail, voire des règles de métier. Travailler implique donc une activité déontique. La normalité, puisque c’est elle que nous cherchons à cerner, suppose dans le travail d’apporter sa contribution à l’activité normative. On peut facilement montrer que ces accords ne sont jamais uniquement fondés sur des arguments techniques et qu’ils

engagent la dimension du vivre ensemble. Apporter ma contribution à l’activité déontique, ce n’est pas seulement chercher à faire passer les normes qui me conviennent à moi pour négocier mon rapport subjectif au travail, avec tout ce qu’il véhicule de mon histoire, de ma vie et de mon enfance. C’est aussi participer à la formation d’un milieu propice à l’ajustement du rapport subjectif au travail, des autres. Sinon il ne faut pas espérer de compromis rationnel. De sorte que tout ce qui est mobilisé par cette activité déontique vise d’un même coup ma propre lutte pour la normalité et celle des autres. C’est dans ce creuset aussi que se forgent la reconnaissance par les pairs et la solidarité. Toute cette dimension du travail exige un intense effort. Les règles ne sont pas données de l’extérieur. Elles se construisent. Et si ces efforts échouent, l’absence de règles génère le chacun pour soi, hautement délétère pour la santé mentale. Insister sur ces processus complexes, c’est une fois encore montrer toute la difficulté de la lutte pour la normalité qui, en fin de compte, passe par la recherche d’une entente entre le singulier et le collectif.



Normalité et politique



Difficile et risquée, certes, cette conquête dans le travail des conditions propices à la construction de la normalité est pourtant d’une importance capitale au regard de la santé mentale. La construction de l’identité qui constitue l’armature de la santé mentale se déploie, en effet, dans deux mondes : le monde intime et le monde social. L’accom-plissement de soi dans le champ érotique passe principalement par l’amour. L’accom-plissement de soi dans le monde social passe principalement par le travail. Or nombreux sont ceux qui sortent meurtris de leur enfance, avec une identité incertaine. Le travail est pour eux une deuxième chance : obtenir, en retour de la contribution qu’ils apportent à la société, une rétribution symbolique majeure : la reconnaissance, grâce à laquelle la souffrance peut être transformée en plaisir ; celui de l’accroissement de l’identité. Beaucoup d’hommes et de femmes souffrent d’une vie amoureuse peu satisfaisante. Le travail est alors, souvent, le médiateur irremplaçable de la lutte contre la dépression et la maladie mentale. Il se pourrait qu’en fin de compte le rapport au travail soit plus efficient que l’amour pour construire sa santé. Et ceci en dépit des obstacles que le travail oppose à la subjectivité, y compris la domination. N’est-ce pas grâce au travail que les femmes s’émancipent de la domination des hommes ?

La normalité est une conquête. Elle passe à la fois par la mobilisation des talents personnels et par une contribution au renouvellement du vivre ensemble. C’est pourquoi il est juste de considérer que ceux et celles qui parviennent à demeurer dans la normalité en dépit des obstacles qu’ils rencontrent ont tout de même du mérite.

Certes, la normalité ne saurait pour autant être érigée en idéal ou en modèle. Ce n’est pas une raison suffisante pour cultiver le mépris à l’égard de la normalité. Car ce serait renvoyer ceux que font vaciller la souffrance au travail ou ce que d’aucuns – en particulier Emmanuel Renault – décrivent sous le nom de « souffrance sociale », à une impasse communicationnelle, c’est-à-dire à une solitude qui les pousse encore davantage dans la voie de l’aliénation.

De fait, les conditions du vivre ensemble dans le travail sont menacées par les nouvelles formes d’organisation du travail, de gestion et de management. La peur de la précarisation et ses effets délétères, aussi bien que les nouvelles pathologies qui affectent une part de ceux qui bénéficient d’un emploi stable, en sont les conséquences.

Si l’on accepte de prendre au sérieux ce qu’implique une réflexion sur la normalité, alors on devra admettre que penser politiquement notre devenir dans les sociétés comme la nôtre devrait prendre pour un de ses axes essentiels l’action visant à réenchanter le travail. Et l’on devrait se méfier de tous ces prophètes qui nous promettent le bonheur lorsqu’on se sera débarrassé de la valeur associée au travail quand ils ne nous annoncent pas la fin prochaine du travail.



Le travail, c’est vrai, peut générer l’aliénation. Mais il peut aussi être le médiateur, insubstituable, de l’émancipation. Cela dépend de notre capacité à penser le rapport entre subjectivité et travail et à en assumer les implications politiques. L’organisation du travail est un problème majeur parce que c’est d’elle que dépend, dans la vie ordinaire, la possibilité d’articuler subjectivité singulière et rapports sociaux de domination et d’émancipation. A faire l’impasse sur ce problème, la pensée politique se coupe de la vie ordinaire des hommes, des femmes et des enfants, au risque de perdre son rapport avec le réel.

Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de l’action. Il est notamment l’auteur de Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Seuil, Le Facteur humain, PUF et Le corps, d'abord, Payot.

© 2000-2024 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire