Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Martine Maleval
Imprimer l'articleMaguy Marin Debout simplement
Les applaudissements ne se mangent pas1, titre énigmatique pour une pièce chorégraphique brûlante… comme le soleil de l’équateur, la violence de la brutale réalité ou la fièvre qui nous habite et nous meut.
La scène est cernée sur ses trois côtés d’un ensemble de longues lamelles de plastique de différentes couleurs, à l’image des rideaux fixés dans l’encadrement des portes, dans les pays chauds, pour empêcher le passage des mouches. La palette est large, les tons vifs alternent avec des demi-teintes, comme autant d’émotions ou de sentiments pourraient le faire entre eux. Comment, par ailleurs, ne pas penser aux colorations chatoyantes des ponchos, des sombreros, et des jupes des filles ; mais, ici, pas de clichés touristiques, ni de fresque carnavalesque, encore moins de samba. La musique de Denis Mariotte semble être un couvercle, qui chapeaute l’édifice, un « vol noir » vrombissant et pesant ne s’atténuant que pour devenir strident et lancinant, plus envahissant qu’assourdissant, s’infiltrant dans tous les espaces, pénétrant jusque dans les entrailles.
« Qu’est-ce que concevoir une pièce sur l’Amérique latine, aujourd’hui, ici en France ? », s’interroge Maguy Marin. Le thème choisi et la question posée trahissent, en soi, l’engagement de la chorégraphe. Elle poursuit : « ne passons pas sous silence que les pays d’Amérique latine subissent tous un sort commun : une incroyable exploitation culturelle et humaine ».
Les danseurs entrent sur scène en franchissant le rideau ; les lanières claquent au contact de la peau et fouettent l’air avant de reprendre leur position initiale en refermant l’espace. Plus ce rideau est traversé, et moins il paraît franchissable. Plus les passages le fissurent et plus il devient étanche. Cependant, derrière cette barrière multicolore, les coulisses s’effacent, et nous osons prendre le risque d’imaginer l’envers du décor et de ce qui nous est donné à voir. Une fois de plus, fidèle à un parti pris esthétique, Maguy Marin brouille les pistes, et joue avec le dedans/dehors de la scène, la présence/
absence des danseurs. Une part de l’humain, complexe, aux prises avec les contradictions de ce monde, victime ou bourreau, servile ou révolté, complice actif ou résigné, s’installe dans la partie visible. Le voile s’entrouvre sur la face cachée des choses et le spectateur sait qu’il doit rechercher cette part de vérité masquée, la reconstruire à partir des éléments épars saisissables tout au long du déploiement de l’œuvre. Les trajectoires empruntées sont interrompues comme une vie peut être brisée. Les portés construisent un accord, une fraternité érigée, mais fugace, comme emportée par le déroulement des faits. Les corps déboulent comme autant d’engagements partagés, toujours prohibés et réprimés et pourtant recommencés.
L’espace de la scène, immense, s’avère trop petit pour contenir ce trop plein de tristesse (non de résignation). Pas de temps mort(s), pas de répit ; un corps chute « sous » une musique sombre au point d’être trop claire. Un camarade fait demi-tour, le relève, poids-mort dont les pieds griffent le sol. Progres-sivement, se découvrent timidement des individus. Les faces sont figées, closes. Ne rien laisser transparaître, ne donner aucune prise : la suspicion règne. Elle apparaît subrepticement derrière le voile de la honte. Privés de la parole - puisque, comme l’explique Maguy, quand les « situations sont trop dures les mots sont introuvables » ou peut-être impuissants -, les interprètes de cette colère, de ce dégoût, n’ont que leur corps, chargé d’une tension contenue et de la force du silence. Là gît, paradoxalement, la petite flamme de la résistance.
Le temps s’écoule, l’Histoire se déroule d’événements en mouvements. Des personnages apparaissent, se croisent, se toisent ; le toucher est impossible et pourtant la plaie est béante. Sous la lumière du jour, la vie n’est pas plus évidente qu’à la tombée de la nuit, même lorsqu’on ose se retrouver pour s’aimer ou pour résister.
« Il m’apparaît indispensable […] d’explorer […] les situations inextricables, les stratégies de pouvoir et les rapports de force
qui régissent le fonctionnement des êtres humains », écrit Maguy. Les images sont dures. Elles esquissent une réalité insupportable, à révolutionner. Les dénonciations, les tortures, les manifestations réprimées, les complots, les exécutions sommaires, les disparitions, les démonstrations de forces, les déchirements, les prises de pouvoir… se répètent et se succèdent.
Les groupes se constituent, chacun avance au pas des autres. L’ombre de May B (1981)2 surgit. La violence contenue dans cette pièce, souterraine et spasmodique, résonne en nous. Aux côtés des danseurs, semblent se glisser, comme inscrits en filigrane, les silhouettes qui donnaient corps à cette première œuvre. Nous ne pouvons gommer la persistance rétinienne que nous avons de ces êtres tout de blanc vêtus, libérant la poussière du temps au moindre sursaut. Vingt ans plus tard, dans Les applaudissements ne se mangent pas, les personnages, profondément marqués par leur présent et chargés de la cruauté de l’Histoire, s’affirment en quête de liberté ou peut-être de quelque chose de plus simple. Lorsque s’achève cette pièce, délibérément étrangère au spectaculaire consensuel dominant, nous reviennent en mémoire ces quelques lignes de Samuel Beckett, empruntées à Cap au pire : « Plus qu’à se mettre debout. Tant mal que pis se mettre et tenir debout. Ca ou crier. Le cri si long à venir. Non. Nul cri. Douleur simplement. Debout simplement ».
La scène est cernée sur ses trois côtés d’un ensemble de longues lamelles de plastique de différentes couleurs, à l’image des rideaux fixés dans l’encadrement des portes, dans les pays chauds, pour empêcher le passage des mouches. La palette est large, les tons vifs alternent avec des demi-teintes, comme autant d’émotions ou de sentiments pourraient le faire entre eux. Comment, par ailleurs, ne pas penser aux colorations chatoyantes des ponchos, des sombreros, et des jupes des filles ; mais, ici, pas de clichés touristiques, ni de fresque carnavalesque, encore moins de samba. La musique de Denis Mariotte semble être un couvercle, qui chapeaute l’édifice, un « vol noir » vrombissant et pesant ne s’atténuant que pour devenir strident et lancinant, plus envahissant qu’assourdissant, s’infiltrant dans tous les espaces, pénétrant jusque dans les entrailles.
« Qu’est-ce que concevoir une pièce sur l’Amérique latine, aujourd’hui, ici en France ? », s’interroge Maguy Marin. Le thème choisi et la question posée trahissent, en soi, l’engagement de la chorégraphe. Elle poursuit : « ne passons pas sous silence que les pays d’Amérique latine subissent tous un sort commun : une incroyable exploitation culturelle et humaine ».
Les danseurs entrent sur scène en franchissant le rideau ; les lanières claquent au contact de la peau et fouettent l’air avant de reprendre leur position initiale en refermant l’espace. Plus ce rideau est traversé, et moins il paraît franchissable. Plus les passages le fissurent et plus il devient étanche. Cependant, derrière cette barrière multicolore, les coulisses s’effacent, et nous osons prendre le risque d’imaginer l’envers du décor et de ce qui nous est donné à voir. Une fois de plus, fidèle à un parti pris esthétique, Maguy Marin brouille les pistes, et joue avec le dedans/dehors de la scène, la présence/
absence des danseurs. Une part de l’humain, complexe, aux prises avec les contradictions de ce monde, victime ou bourreau, servile ou révolté, complice actif ou résigné, s’installe dans la partie visible. Le voile s’entrouvre sur la face cachée des choses et le spectateur sait qu’il doit rechercher cette part de vérité masquée, la reconstruire à partir des éléments épars saisissables tout au long du déploiement de l’œuvre. Les trajectoires empruntées sont interrompues comme une vie peut être brisée. Les portés construisent un accord, une fraternité érigée, mais fugace, comme emportée par le déroulement des faits. Les corps déboulent comme autant d’engagements partagés, toujours prohibés et réprimés et pourtant recommencés.
L’espace de la scène, immense, s’avère trop petit pour contenir ce trop plein de tristesse (non de résignation). Pas de temps mort(s), pas de répit ; un corps chute « sous » une musique sombre au point d’être trop claire. Un camarade fait demi-tour, le relève, poids-mort dont les pieds griffent le sol. Progres-sivement, se découvrent timidement des individus. Les faces sont figées, closes. Ne rien laisser transparaître, ne donner aucune prise : la suspicion règne. Elle apparaît subrepticement derrière le voile de la honte. Privés de la parole - puisque, comme l’explique Maguy, quand les « situations sont trop dures les mots sont introuvables » ou peut-être impuissants -, les interprètes de cette colère, de ce dégoût, n’ont que leur corps, chargé d’une tension contenue et de la force du silence. Là gît, paradoxalement, la petite flamme de la résistance.
Le temps s’écoule, l’Histoire se déroule d’événements en mouvements. Des personnages apparaissent, se croisent, se toisent ; le toucher est impossible et pourtant la plaie est béante. Sous la lumière du jour, la vie n’est pas plus évidente qu’à la tombée de la nuit, même lorsqu’on ose se retrouver pour s’aimer ou pour résister.
« Il m’apparaît indispensable […] d’explorer […] les situations inextricables, les stratégies de pouvoir et les rapports de force
qui régissent le fonctionnement des êtres humains », écrit Maguy. Les images sont dures. Elles esquissent une réalité insupportable, à révolutionner. Les dénonciations, les tortures, les manifestations réprimées, les complots, les exécutions sommaires, les disparitions, les démonstrations de forces, les déchirements, les prises de pouvoir… se répètent et se succèdent.
Les groupes se constituent, chacun avance au pas des autres. L’ombre de May B (1981)2 surgit. La violence contenue dans cette pièce, souterraine et spasmodique, résonne en nous. Aux côtés des danseurs, semblent se glisser, comme inscrits en filigrane, les silhouettes qui donnaient corps à cette première œuvre. Nous ne pouvons gommer la persistance rétinienne que nous avons de ces êtres tout de blanc vêtus, libérant la poussière du temps au moindre sursaut. Vingt ans plus tard, dans Les applaudissements ne se mangent pas, les personnages, profondément marqués par leur présent et chargés de la cruauté de l’Histoire, s’affirment en quête de liberté ou peut-être de quelque chose de plus simple. Lorsque s’achève cette pièce, délibérément étrangère au spectaculaire consensuel dominant, nous reviennent en mémoire ces quelques lignes de Samuel Beckett, empruntées à Cap au pire : « Plus qu’à se mettre debout. Tant mal que pis se mettre et tenir debout. Ca ou crier. Le cri si long à venir. Non. Nul cri. Douleur simplement. Debout simplement ».
(1) Dernière création de Maguy Marin présentée dans le cadre de l’édition 2003 de la Biennale de danse du Val-de-Marne (Théâtre Gérard Philippe, Champigny-sur-Marne). Rappelons que Maguy Marin est Directrice du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (Rhône), et qu’elle a participé à la fondation d’un lieu alternatif de création et de diffusion, RAM DAM, situé à Sainte-Foy-lès-Lyon.
(2) Cette pièce de 1981, inspirée de l’œuvre de Samuel Beckett, tient une place déterminante dans l’histoire de la danse contemporaine et dans l’œuvre de Maguy Marin.
(2) Cette pièce de 1981, inspirée de l’œuvre de Samuel Beckett, tient une place déterminante dans l’histoire de la danse contemporaine et dans l’œuvre de Maguy Marin.