Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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par Philippe Rouy
Imprimer l'articleLa double négation
Dans ma peau*, un film de Marina de VanLe premier film de Marina de Van ne se laisse pas facilement approcher. Autant par les longues (et difficilement supportables) scènes de mutilation qu’il donne à voir que par l’impasse à l’intérieur de laquelle son personnage principal évolue.
Esther est une jeune femme, parfait rouage des mécanismes de la réussite sociale (travail valorisant, vie de couple harmonieuse) qui ne peut, dans le même temps, résister à ses pulsions d’automutilation.
De cette duplicité, Marina de Van tire un film très troublant où se juxtaposent des processus d’abandon/ réappropriation de soi incompatibles. Itinéraire d’une mutation, étape par étape.
1 – Splitscreen1, figure de la négation –
Dans ma peau s’ouvre sur une succession de splitscreens qui installe immédiatement le climat oppressant dans lequel se jouera le film. Cette figure traditionnelle de la duplicité et de la distorsion est en effet ici totalement retournée. De chaque côté de l’écran (en positif et en négatif), apparaît exactement le même type d’images : les attributs de la bureautique et du secteur tertiaire – claviers d’ordinateur, façade de buildings en verre, mobilier de bureau… Tout y est minéral et froid. L’humain et son corps sont absents, niés. C’est l’environnement professionnel d’Esther.
2 – L’anesthésie, retour du refoulé –
Lors d’une soirée festive où elle essaie de se placer professionnellement, Esther tombe et se lacère profondément la jambe. Mais elle ne se rend compte de rien. Le corps totalement anesthésié, elle continue ses manœuvres d’approche stratégique. A l’hôpital, quelques heures plus tard, le médecin, qui s’inquiète de cette insensibilité temporaire, lui demande, « Vous êtes sûre que c’est votre jambe ? »
A cette question de l’appartenance, qu’elle avait jusqu’à présent éludée, Esther répondra désormais en éprouvant physiquement son corps par l’automutilation.
3 – La réappropriation –
Esther travaille jour (au bureau) et nuit (à la maison sur son portable). Intérimaire dans un institut de sondages, elle espère par son abnégation se faire remarquer de ses employeurs. Une après-midi, alors qu’elle croule sous le travail, Esther ne peut résister à ses premières pulsions. Dans le débarras, près des archives, elle se saisit d’un morceau de métal quelconque, triture les plaies existantes et en ouvre d’autres tout le long de sa jambe. De retour à son ordinateur, elle reprend son travail. Apaisée.
Comme on va prendre l’air ou fumer une cigarette, Esther se mutile pour échapper temporairement à la pression.
A ce stade du film et de la trajectoire d’Esther, l’intention de Marina de Van est claire. L’automutilation est un procédé comme un autre de soustraction à un environnement coercitif. Elle est également un vecteur de réappropriation de ce qui est nié (le corps) sur les lieux même de sa négation (l’entreprise).
4 – Le goût de la chair –
Dîner d’affaires très important pour la carrière d’Esther. Elle vient d’obtenir le poste de direction qu’elle convoitait. On y cause dans la plus grande superficialité du marché japonais et des mérites comparés des grandes capitales européennes. Esther, elle, n’en a que pour son bras gauche – qui se détache d’elle-même comme une prothèse. Hallucination totale, distorsion intolérable : Esther s’éclipse et, dans la remise du restaurant, expérimente l’autophagie en arrachant avec les dents, morceaux de chairs et lambeaux de peau de son bras récalcitrant.
C’est ici la scène charnière de Dans ma peau, celle où s’opère le basculement d’Esther. L’automutilation n’est plus seulement une réaction à un environnement oppressant, mais la manifestation d’une curiosité sans limite pour son propre corps.
5 – L’autonomie –
Juste après le dîner, l’exploration de la chair continue. Allongée sur le dos, à même la moquette d’une chambre d’hôtel, les jambes repliées sur son torse, elle attaque sa jambe gauche au couteau.
Le sang coule sur son visage. Elle l’étale de sa main. Elle le lèche. Ses yeux sont fermés. La jouissance physique est intense. Totalement repliée sur elle-même, Esther se fait l’amour. Après le carcan professionnel, c’est le cadre intime qui explose.
Automutilation, autophagie, « autosexualité », la jeune femme et son corps, auparavant dissociés, ne font plus qu’un. Autonomie totale, voire autarcie, Esther se suffit à elle-même. L’environ-nement attestant autrefois de sa présence au monde (travail et vie de couple) peut disparaître. Et la figure initiale du splitscreen retournée, réapparaître.
6 – Splitscreen, figure de la négation (bis) –
Cette deuxième occurrence du procédé inaugure la dernière séance d’automutilation filmée par Marina de Van. De chaque côté de l’écran, apparaissent désormais les éléments de ce qui constitue l’unique territoire d’investigation d’Esther, son propre corps : peau lacérée, mains tuméfiées, jambes ensanglantées. Le corps social a disparu de l’image. C’est la double négation, à l’intérieur de laquelle s’est opérée la mutation d’Esther.
Elle peut donc maintenant s’attaquer à la seule partie de son corps, vierge de stigmates, qui rendait sa pathologie conciliable avec l’extérieur : le visage.
7 – De l’obsession narcissique au body art –
A partir de ce point de non retour apparent, Marina de Van entrouvre en fait une porte de sortie pour son personnage. L’ultime automutilation (véritable carnage) à laquelle Esther s’abandonne se déroule face au miroir d’une chambre d’hôtel. Le corps nu et recouvert de sang, elle y contemple l’étendue de son travail et se prend en photo. L’exhibition de la pratique devient la voie possible d’un retour dans le champ social par le biais de la performance plasticienne et du body art. Et Marina de Van de poser à son tour la question traditionnelle de la pathologie comme condition première du devenir artiste.
Esther est une jeune femme, parfait rouage des mécanismes de la réussite sociale (travail valorisant, vie de couple harmonieuse) qui ne peut, dans le même temps, résister à ses pulsions d’automutilation.
De cette duplicité, Marina de Van tire un film très troublant où se juxtaposent des processus d’abandon/ réappropriation de soi incompatibles. Itinéraire d’une mutation, étape par étape.
1 – Splitscreen1, figure de la négation –
Dans ma peau s’ouvre sur une succession de splitscreens qui installe immédiatement le climat oppressant dans lequel se jouera le film. Cette figure traditionnelle de la duplicité et de la distorsion est en effet ici totalement retournée. De chaque côté de l’écran (en positif et en négatif), apparaît exactement le même type d’images : les attributs de la bureautique et du secteur tertiaire – claviers d’ordinateur, façade de buildings en verre, mobilier de bureau… Tout y est minéral et froid. L’humain et son corps sont absents, niés. C’est l’environnement professionnel d’Esther.
2 – L’anesthésie, retour du refoulé –
Lors d’une soirée festive où elle essaie de se placer professionnellement, Esther tombe et se lacère profondément la jambe. Mais elle ne se rend compte de rien. Le corps totalement anesthésié, elle continue ses manœuvres d’approche stratégique. A l’hôpital, quelques heures plus tard, le médecin, qui s’inquiète de cette insensibilité temporaire, lui demande, « Vous êtes sûre que c’est votre jambe ? »
A cette question de l’appartenance, qu’elle avait jusqu’à présent éludée, Esther répondra désormais en éprouvant physiquement son corps par l’automutilation.
3 – La réappropriation –
Esther travaille jour (au bureau) et nuit (à la maison sur son portable). Intérimaire dans un institut de sondages, elle espère par son abnégation se faire remarquer de ses employeurs. Une après-midi, alors qu’elle croule sous le travail, Esther ne peut résister à ses premières pulsions. Dans le débarras, près des archives, elle se saisit d’un morceau de métal quelconque, triture les plaies existantes et en ouvre d’autres tout le long de sa jambe. De retour à son ordinateur, elle reprend son travail. Apaisée.
Comme on va prendre l’air ou fumer une cigarette, Esther se mutile pour échapper temporairement à la pression.
A ce stade du film et de la trajectoire d’Esther, l’intention de Marina de Van est claire. L’automutilation est un procédé comme un autre de soustraction à un environnement coercitif. Elle est également un vecteur de réappropriation de ce qui est nié (le corps) sur les lieux même de sa négation (l’entreprise).
4 – Le goût de la chair –
Dîner d’affaires très important pour la carrière d’Esther. Elle vient d’obtenir le poste de direction qu’elle convoitait. On y cause dans la plus grande superficialité du marché japonais et des mérites comparés des grandes capitales européennes. Esther, elle, n’en a que pour son bras gauche – qui se détache d’elle-même comme une prothèse. Hallucination totale, distorsion intolérable : Esther s’éclipse et, dans la remise du restaurant, expérimente l’autophagie en arrachant avec les dents, morceaux de chairs et lambeaux de peau de son bras récalcitrant.
C’est ici la scène charnière de Dans ma peau, celle où s’opère le basculement d’Esther. L’automutilation n’est plus seulement une réaction à un environnement oppressant, mais la manifestation d’une curiosité sans limite pour son propre corps.
5 – L’autonomie –
Juste après le dîner, l’exploration de la chair continue. Allongée sur le dos, à même la moquette d’une chambre d’hôtel, les jambes repliées sur son torse, elle attaque sa jambe gauche au couteau.
Le sang coule sur son visage. Elle l’étale de sa main. Elle le lèche. Ses yeux sont fermés. La jouissance physique est intense. Totalement repliée sur elle-même, Esther se fait l’amour. Après le carcan professionnel, c’est le cadre intime qui explose.
Automutilation, autophagie, « autosexualité », la jeune femme et son corps, auparavant dissociés, ne font plus qu’un. Autonomie totale, voire autarcie, Esther se suffit à elle-même. L’environ-nement attestant autrefois de sa présence au monde (travail et vie de couple) peut disparaître. Et la figure initiale du splitscreen retournée, réapparaître.
6 – Splitscreen, figure de la négation (bis) –
Cette deuxième occurrence du procédé inaugure la dernière séance d’automutilation filmée par Marina de Van. De chaque côté de l’écran, apparaissent désormais les éléments de ce qui constitue l’unique territoire d’investigation d’Esther, son propre corps : peau lacérée, mains tuméfiées, jambes ensanglantées. Le corps social a disparu de l’image. C’est la double négation, à l’intérieur de laquelle s’est opérée la mutation d’Esther.
Elle peut donc maintenant s’attaquer à la seule partie de son corps, vierge de stigmates, qui rendait sa pathologie conciliable avec l’extérieur : le visage.
7 – De l’obsession narcissique au body art –
A partir de ce point de non retour apparent, Marina de Van entrouvre en fait une porte de sortie pour son personnage. L’ultime automutilation (véritable carnage) à laquelle Esther s’abandonne se déroule face au miroir d’une chambre d’hôtel. Le corps nu et recouvert de sang, elle y contemple l’étendue de son travail et se prend en photo. L’exhibition de la pratique devient la voie possible d’un retour dans le champ social par le biais de la performance plasticienne et du body art. Et Marina de Van de poser à son tour la question traditionnelle de la pathologie comme condition première du devenir artiste.
* Dans ma peau est sorti en salle le 4 décembre 2002.
(1) Division verticale de l’écran en deux parties.
(1) Division verticale de l’écran en deux parties.