Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Alain Brossat
Imprimer l'articleRetour d’Albanie
Je reviens d’Albanie, une contrée que je connais un peu pour y avoir déjà séjourné en 1992 et 1995, mais aussi grâce à un réseau d’amis sûrs, qui en sont originaires. On me disait : tu vas voir comme le pays change, comme il se modernise, tu n’en croiras pas tes yeux !
Et en effet, dès l’aéroport, le crépitement des marteaux-piqueurs est omniprésent et, dans tout Tirana, des immeubles poussent ; au centre, des bâtiments publics sont restaurés, des trottoirs bitumés. Les centaines de petits estaminets en plein air qui avaient pris racine, en toute illégalité, le long de l’avenue « chic » qui conduit à l’université et longe la pyramide destinée à célébrer l’éternité du défunt régime communiste et de son génial leader ont été détruits. Une quatre-voies, pompeusement baptisée autoroute (mais empruntée par des charrettes à cheval aussi et traversée par des piétons téméraires) relie désormais la capitale à l’aéroport et à la ville de Durrës, distante d’une trentaine de kilomètres, avec son port et ses plages. Le parc automobile qui, au début des années 1990, était composé de la plus fabuleuse collection d’épaves importées d’Europe occidentale et de Grèce qui se puisse concevoir, s’est amélioré. Des stations services rutilantes poussent partout le long des routes principales. Sur la côte adriatique et ionienne, une frénétique autant que chaotique fièvre de construction a gagné des villes comme Durrës ou Vlora, le béton est roi, tout comme le commerce criard et vulgaire propre aux bronze-fesses du monde entier.
Oui, le pays « change », affichant les
signes d’une inévitable modernisation. Tout se passe comme s’il s’agissait, en construisant, élargissant, rénovant, asphaltant à ce rythme effréné de vouer à l’oubli le plus imprescriptible cette page d’histoire toute récente (1997) à l’occasion de laquelle l’Albanie toute entière mit en scène sous les yeux incrédules du monde entier quelque chose comme un suicide national : l’effondrement des « pyramides » spéculatives qui avaient prospéré sous le regard bienveillant du pouvoir, la fureur de la masse spoliée par les gros spéculateurs, les arsenaux pillés, la disparition de toute autorité étatique, la rue livrée aux pillards et aux émeutiers, les règlements de compte et les morts par centaines… Le souvenir de ces semaines où prévalut le plus rigoureux des retours de la société albanaise à l’état de nature sera donc, littéralement, coulé dans la béton et le bitume ; la vitesse anxieuse avec laquelle l’Albanie d’aujourd’hui s’attache à accumuler les signes extérieurs d’une modernité qui la rattache au monde « normal » (voitures, argent, vêtements…) a partie liée avec le désir non moins tyrannique de travailler à la disparition (l’érasement du souvenir) de cette scène traumatique où l’on voit l’Albanie incarner de la manière la plus rigoureuse la figure d’une exception en Europe, avec ce moment stupéfiant d’une auto-liquidation en tant qu’Etat, nation, peuple…
C’est ici que les enjeux généraux de cette modernisation de rattrapage rejoignent ceux de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler globalisation, mondialisation. A l’évidence, en Albanie, fuite en avant dans les conduites mimétiques hypermodernistes et occidentalistes (sous la forme de la conversion hâtive et fébrile à des usages d’objets, des dispositifs, des éléments de mode de vie importée) et rejet compulsif de la mauvaise Histoire, du mauvais passé (de la mauvaise part de soi-même, qu’on le veuille ou non) ont partie étroitement liée. On multipliera donc, avec une sorte de zèle compensateur les signes et manifestations de rattachement de la singularité albanaise au plus normal
du normal du monde global – ou plutôt à l’idéologie de ce dernier : prospérité générale, réussite individuelle, prolifération des objets in et des conduites branchées… Un troc permanent va s’établir entre la mauvaise Histoire démonétisée (le demi-siècle totalitaire qui était tout à la fois celui du « tout politique », « tout historique » et celui de la vie spartiate, de la rareté des objets offerts à la jouissance des individus) et la bonne économie libérale (dont la victoire est attestée par l’entrée du pays dans l’ère du fétichisme des objets dotés d’une forte valeur d’affichage de l’appartenance au monde global).
Pour le pire comme pour le meilleur, le régime d’historicité cultivé en Albanie par le régime communiste de la fin de la seconde guerre mondiale au début des années 1990 exalte le motif de la singularité d’une modernité politique (seuls contre tous, au fil des « trahisons » successives des alliés et des « agressions » programmées des ennemis), thème qui ne fait au fond que recycler dans la langue du grand récit stalinien l’immémorial de l’ethnicité albanaise et donner une tournure grotesquement autarcique (voire autiste) au mythe indéracinable de l’autochtonie albanaise.
La frénésie « globalitaire » qui s’est emparée du pays depuis quelques années va, au contraire, s’attacher à multiplier les mouvements spontanés d’auto-mondialisation,
des gestes qui supposent de radicales conversions : allègement du fardeau de l’Histoire en général et adoption de toutes ces sortes d’objets, de prothèses et de conduites qui se présentent comme autant de laissez-passer donnant accès à la société mondiale : téléphone mobile, Mercedes, télévision câblée, ordinateur, réseau Internet, etc. C’est à Tirana que j’ai découvert, dans un café fréquenté par des journalistes et autres protagonistes de la « nouvelle classe » post-communiste, que le bon vieux juke-box de mon adolescence avait vécu – c’est désormais sur un terminal d’ordinateur que l’on programme sa chanson préférée.
Dans ces conditions, ce n’est pas seulement une société longtemps tenue à l’écart du monde qui se convertit au mode de vie « global », ce sont des effractions terriblement disruptives, destructrices qui se produisent parmi un peuple jusqu’alors placé sous la tutelle tout à la fois terrorisante et rassurante, confinant ses membres dans un état de perpétuelle minorité, d’un Etat-parti omniprésent et omnipotent. On avait déjà assisté, dès la chute du régime stalinien, en 1991, au devenir amok de la société albanaise lorsque s’étaient effondrées les murailles idéologiques et politiques qui la séparaient de l’Europe et du monde : ces milliers de gens de toutes conditions fuyant leur pays sur des embarcations de fortune afin de rejoindre l’Eldorado occidental dont la télé-poubelle de Berlusconi avait nourri leur
imaginaire. Sur un mode plus perlé ou rampant, mais durable, ce sont les mêmes effets non pas seulement de choc, mais de déréalisation qui se produisent aujourd’hui avec l’intégration multiforme de l’Albanie dans les circuits de la globalisation.
D’une façon croissante, ceux, notamment, qui ont accès au monde symbolique des mondialisés (qui sont branchés sur le réseau Vodaphone, regardent les informations sur CNN, roulent en Mercedes ou Audi, voient le dernier Matrix et Terminator avant tout le monde grâce à des vidéos piratées, fument à la chaîne des Marlboro de contrebande, boivent des alcools étrangers, sont apparentés à tel ministre qui se glorifie de pouvoir appeler Berlusconi en direct sur son mobile…) s’installent dans un monde virtuel auquel on pourrait, par plaisanterie, accorder le statut de télé-réalité. Leur existence consiste à se déplacer d’un isolat standardisé aux conditions de l’hypermodernité libérale à l’autre (une voiture avec lecteur de CD dernier cri, un café climatisé, une maison avec piscine, un hôtel de luxe construit avec le pactole
du trafic de clandestins à Vlora…), tout en
« zappant » sans fin sur ce qui tisse le sombre quotidien du pays le plus pauvre d’Europe (après la Moldavie, soyons juste) : un réseau routier en ruines, un appareil industriel sinistré, l’eau courante dans la capitale entre quatre et cinq heures du matin, des coupures d’électricité quotidiennes, des milliers d’enfants voués aux « petits boulots » comme dans les pays du Tiers-monde, des hôpitaux déliquescents… Ce pourrait être cela, la
carte signalétique de la globalisation, dans l’Albanie d’aujourd’hui : sans doute le pays d’Europe présentant le taux de Mercedes le plus élevé par habitant – mais pas de routes.
Dès lors, ce qui tient lieu de vie politique dans le pays oscillera entre automatismes mimétiques (l’alignement aveugle sur la puissance américaine entendue comme vicaire de droit divin du nouvel ordre mondial) et rétractions identitaires – jamais l’imaginaire ethnocentrique de la « Grande Albanie » et le victimisme spontané de ce peuple « mal aimé » n’ont autant prospéré qu’au temps de la fusion létale dans le vaste océan de l’euphorie « globalitaire ». Dans le « village global » albanais plus qu’en tout autre, attachement viscéral aux particularismes et surenchère hyper-moderniste feront, éventuellement, bon ménage. Et,
tandis que s’édifient les nouvelles pyramides des banques italo-albanaises, des consortiums de téléphonie mobile, des sociétés (à capitaux étrangers) de BTP, les villes et villages continuent à se vider de leur population en âge de travailler, partie en quête d’une meilleure fortune en Grèce, en Italie, au Canada…
La mondialisation à l’albanaise avait alors, sous le soleil de plomb de ce mois de juil-
let 2003, ce goût prononcé de désolation et
de mort.
Et en effet, dès l’aéroport, le crépitement des marteaux-piqueurs est omniprésent et, dans tout Tirana, des immeubles poussent ; au centre, des bâtiments publics sont restaurés, des trottoirs bitumés. Les centaines de petits estaminets en plein air qui avaient pris racine, en toute illégalité, le long de l’avenue « chic » qui conduit à l’université et longe la pyramide destinée à célébrer l’éternité du défunt régime communiste et de son génial leader ont été détruits. Une quatre-voies, pompeusement baptisée autoroute (mais empruntée par des charrettes à cheval aussi et traversée par des piétons téméraires) relie désormais la capitale à l’aéroport et à la ville de Durrës, distante d’une trentaine de kilomètres, avec son port et ses plages. Le parc automobile qui, au début des années 1990, était composé de la plus fabuleuse collection d’épaves importées d’Europe occidentale et de Grèce qui se puisse concevoir, s’est amélioré. Des stations services rutilantes poussent partout le long des routes principales. Sur la côte adriatique et ionienne, une frénétique autant que chaotique fièvre de construction a gagné des villes comme Durrës ou Vlora, le béton est roi, tout comme le commerce criard et vulgaire propre aux bronze-fesses du monde entier.
Oui, le pays « change », affichant les
signes d’une inévitable modernisation. Tout se passe comme s’il s’agissait, en construisant, élargissant, rénovant, asphaltant à ce rythme effréné de vouer à l’oubli le plus imprescriptible cette page d’histoire toute récente (1997) à l’occasion de laquelle l’Albanie toute entière mit en scène sous les yeux incrédules du monde entier quelque chose comme un suicide national : l’effondrement des « pyramides » spéculatives qui avaient prospéré sous le regard bienveillant du pouvoir, la fureur de la masse spoliée par les gros spéculateurs, les arsenaux pillés, la disparition de toute autorité étatique, la rue livrée aux pillards et aux émeutiers, les règlements de compte et les morts par centaines… Le souvenir de ces semaines où prévalut le plus rigoureux des retours de la société albanaise à l’état de nature sera donc, littéralement, coulé dans la béton et le bitume ; la vitesse anxieuse avec laquelle l’Albanie d’aujourd’hui s’attache à accumuler les signes extérieurs d’une modernité qui la rattache au monde « normal » (voitures, argent, vêtements…) a partie liée avec le désir non moins tyrannique de travailler à la disparition (l’érasement du souvenir) de cette scène traumatique où l’on voit l’Albanie incarner de la manière la plus rigoureuse la figure d’une exception en Europe, avec ce moment stupéfiant d’une auto-liquidation en tant qu’Etat, nation, peuple…
C’est ici que les enjeux généraux de cette modernisation de rattrapage rejoignent ceux de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler globalisation, mondialisation. A l’évidence, en Albanie, fuite en avant dans les conduites mimétiques hypermodernistes et occidentalistes (sous la forme de la conversion hâtive et fébrile à des usages d’objets, des dispositifs, des éléments de mode de vie importée) et rejet compulsif de la mauvaise Histoire, du mauvais passé (de la mauvaise part de soi-même, qu’on le veuille ou non) ont partie étroitement liée. On multipliera donc, avec une sorte de zèle compensateur les signes et manifestations de rattachement de la singularité albanaise au plus normal
du normal du monde global – ou plutôt à l’idéologie de ce dernier : prospérité générale, réussite individuelle, prolifération des objets in et des conduites branchées… Un troc permanent va s’établir entre la mauvaise Histoire démonétisée (le demi-siècle totalitaire qui était tout à la fois celui du « tout politique », « tout historique » et celui de la vie spartiate, de la rareté des objets offerts à la jouissance des individus) et la bonne économie libérale (dont la victoire est attestée par l’entrée du pays dans l’ère du fétichisme des objets dotés d’une forte valeur d’affichage de l’appartenance au monde global).
Pour le pire comme pour le meilleur, le régime d’historicité cultivé en Albanie par le régime communiste de la fin de la seconde guerre mondiale au début des années 1990 exalte le motif de la singularité d’une modernité politique (seuls contre tous, au fil des « trahisons » successives des alliés et des « agressions » programmées des ennemis), thème qui ne fait au fond que recycler dans la langue du grand récit stalinien l’immémorial de l’ethnicité albanaise et donner une tournure grotesquement autarcique (voire autiste) au mythe indéracinable de l’autochtonie albanaise.
La frénésie « globalitaire » qui s’est emparée du pays depuis quelques années va, au contraire, s’attacher à multiplier les mouvements spontanés d’auto-mondialisation,
des gestes qui supposent de radicales conversions : allègement du fardeau de l’Histoire en général et adoption de toutes ces sortes d’objets, de prothèses et de conduites qui se présentent comme autant de laissez-passer donnant accès à la société mondiale : téléphone mobile, Mercedes, télévision câblée, ordinateur, réseau Internet, etc. C’est à Tirana que j’ai découvert, dans un café fréquenté par des journalistes et autres protagonistes de la « nouvelle classe » post-communiste, que le bon vieux juke-box de mon adolescence avait vécu – c’est désormais sur un terminal d’ordinateur que l’on programme sa chanson préférée.
Dans ces conditions, ce n’est pas seulement une société longtemps tenue à l’écart du monde qui se convertit au mode de vie « global », ce sont des effractions terriblement disruptives, destructrices qui se produisent parmi un peuple jusqu’alors placé sous la tutelle tout à la fois terrorisante et rassurante, confinant ses membres dans un état de perpétuelle minorité, d’un Etat-parti omniprésent et omnipotent. On avait déjà assisté, dès la chute du régime stalinien, en 1991, au devenir amok de la société albanaise lorsque s’étaient effondrées les murailles idéologiques et politiques qui la séparaient de l’Europe et du monde : ces milliers de gens de toutes conditions fuyant leur pays sur des embarcations de fortune afin de rejoindre l’Eldorado occidental dont la télé-poubelle de Berlusconi avait nourri leur
imaginaire. Sur un mode plus perlé ou rampant, mais durable, ce sont les mêmes effets non pas seulement de choc, mais de déréalisation qui se produisent aujourd’hui avec l’intégration multiforme de l’Albanie dans les circuits de la globalisation.
D’une façon croissante, ceux, notamment, qui ont accès au monde symbolique des mondialisés (qui sont branchés sur le réseau Vodaphone, regardent les informations sur CNN, roulent en Mercedes ou Audi, voient le dernier Matrix et Terminator avant tout le monde grâce à des vidéos piratées, fument à la chaîne des Marlboro de contrebande, boivent des alcools étrangers, sont apparentés à tel ministre qui se glorifie de pouvoir appeler Berlusconi en direct sur son mobile…) s’installent dans un monde virtuel auquel on pourrait, par plaisanterie, accorder le statut de télé-réalité. Leur existence consiste à se déplacer d’un isolat standardisé aux conditions de l’hypermodernité libérale à l’autre (une voiture avec lecteur de CD dernier cri, un café climatisé, une maison avec piscine, un hôtel de luxe construit avec le pactole
du trafic de clandestins à Vlora…), tout en
« zappant » sans fin sur ce qui tisse le sombre quotidien du pays le plus pauvre d’Europe (après la Moldavie, soyons juste) : un réseau routier en ruines, un appareil industriel sinistré, l’eau courante dans la capitale entre quatre et cinq heures du matin, des coupures d’électricité quotidiennes, des milliers d’enfants voués aux « petits boulots » comme dans les pays du Tiers-monde, des hôpitaux déliquescents… Ce pourrait être cela, la
carte signalétique de la globalisation, dans l’Albanie d’aujourd’hui : sans doute le pays d’Europe présentant le taux de Mercedes le plus élevé par habitant – mais pas de routes.
Dès lors, ce qui tient lieu de vie politique dans le pays oscillera entre automatismes mimétiques (l’alignement aveugle sur la puissance américaine entendue comme vicaire de droit divin du nouvel ordre mondial) et rétractions identitaires – jamais l’imaginaire ethnocentrique de la « Grande Albanie » et le victimisme spontané de ce peuple « mal aimé » n’ont autant prospéré qu’au temps de la fusion létale dans le vaste océan de l’euphorie « globalitaire ». Dans le « village global » albanais plus qu’en tout autre, attachement viscéral aux particularismes et surenchère hyper-moderniste feront, éventuellement, bon ménage. Et,
tandis que s’édifient les nouvelles pyramides des banques italo-albanaises, des consortiums de téléphonie mobile, des sociétés (à capitaux étrangers) de BTP, les villes et villages continuent à se vider de leur population en âge de travailler, partie en quête d’une meilleure fortune en Grèce, en Italie, au Canada…
La mondialisation à l’albanaise avait alors, sous le soleil de plomb de ce mois de juil-
let 2003, ce goût prononcé de désolation et
de mort.