Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Corps étrangers
(une lettre de Phnom Penh)L’autre jour, avec Puch, au cinéma Lux du boulevard Norodom, on a pleuré toutes les deux en même temps, quand Teav se suicide sur le cadavre de Tum, assassiné par les sbires du méchant gouverneur. Le film n’était pas très bon et la post-synchronisation calamiteuse n’arrangeait pas les choses, mais le héros à la voix d’or (doublée) a réussi à nous faire croire à cette ancienne histoire d’amour fou, dont les Cambodgiens apprennent par cœur des pages entières dès l’école primaire. Dans l’obscurité bleutée, entre les interminables clips d’un promoteur de dance indienne, les publicités maladroites pour classes moyennes en ascension (institut de beauté, mobicarte, insecticide) et la version locale du spot ONU contre le trafic des êtres humains, on grignotait avec impatience nos morceaux de mangue verte au sel pimenté, et je savourais en même temps ce rare plaisir de communier, incognito, avec la foule autour de moi, ma frêle copine à mon côté. Au point que je me suis levée avec ardeur pour l’hymne national, qui défile en karaoké sur l’écran au début de chaque séance. Et pourtant, rien ne me rebute plus ici que le nationalisme dévot professé par quasiment tout le monde en guise de ciment collectif.
Je me demande souvent ce qui, dans le temps colonial, était différent de maintenant. J’ai assez vite cessé d’être étonnée par la candeur avec laquelle un grand nombre de jeunes et moins jeunes venus de divers points de l’Occident pour « aider » affichent leur sentiment de supériorité, que ce soit au nom de l’efficacité économique ou au contraire, de l’émancipation des peuples et des opprimés. Dans l’un ou l’autre cas, de l’avis presque général, le Cambodgien s’avè-re décevant, il importe donc de garder à
l’esprit ce trait du caractère indigène dans toutes les activités importantes, de la recher-che d’une femme de ménage à l’implantation d’un micro-projet en milieu rural. Le « politiquement correct » se dissout à la vitesse de l’éclair sous le soleil des Tropiques. Ou plutôt, il consiste ici à conjurer sa peur de l’inconnu en exprimant le plus de hargne possible à l’égard des puissants (catégorie extensible), dont on fustige interminablement, comme si on en souffrait soi-même, la corruption, l’irrespect pour les Droits de l’homme et le goût immodéré des villas de vingt pièces à balustrades nacrées importées frauduleusement de Thaïlande ; et parallèlement, à s’attrister de la soumission excessive du peuple, à l’origine de bien des maux, selon la plupart des expatriés, à commencer par leur propre manque de savoir-vivre.
La vérité, c’est qu’il est bien difficile de résister aux privilèges de fait et qu’on les savoure mieux avec une bonne conscience. Ces doléances permettent de jouir avec moins d’états d’âmes de ce qu’avec une égale candeur, d’aucuns appellent la « qualité de vie », laissant parfois entendre qu’il s’agit d’une juste compensation pour le sacrifice consenti de leur personne. D’un autre côté, la mauvaise conscience ne change rien à l’affaire. Ça s’appelle vulgairement « le beurre et l’argent du beurre » : un petit coin du monde qui semble encore à l’abri de l’empire, ou plutôt des bases collectives désespérantes – concurrence, profit, consommation – sur ou en marge desquelles l’humain essaie chez nous, tant bien que mal, de se bâtir une raison de vivre ; mais où l’on n’est pas exposé pour autant à la faim, la maladie, l’oppression, l’absence de choix qui régissent les existences des « moins développés ». Sans compter qu’on n’a pas besoin, sauf exception, de laver le lavabo soi-même ni de s’inquiéter pour le prix du loyer, puisqu’on a grimpé d’un bond l’échelle sociale par la seule vertu d’un voyage en avion. Depuis
que les communistes sont devenus ultra-libéraux, avec la bénédiction des « bailleurs de fonds », on bénéficie en plus des conforts de l’empire – ils se payent en dollars – les supermarchés regorgeant de tous les merveilleux produits fabriqués par et pour les riches, du Japon à l’Amérique. Le T-shirt Gap est assemblé sur place, le rosé du Gard importé à pas cher.
Comme son nom le suggère, l’expatrié, au contraire de l’immigré, a une patrie digne de ce nom, qui le protège au-delà des mers et lui délègue une part des avantages conférés par les forces de l’ordre international. Ne l’étant que de hasard, et non de profession, j’ignore si le grâcieux royaume du Cambodge est réellement plus accueillant, à cet égard, que des centaines d’autres nations aussi peu favorisées que lui. Mais il est certain que la liste des apprentissages qu’il m’a fallu mener à bien pour m’installer en cette terre étrangère est singulièrement courte, surtout si
on a l’idée absurde de la comparer aux parcours du combattant imposés chez nous aux candidats à l’« intégration » : quelques rudiments de khmer, superflus dans leur insuffisance, et surtout l’art de prendre sa place dans la lente, mais périlleuse chorégraphie de la circulation phnompenhoise, dont les codes reflètent fidèlement l’impitoyable hiérarchie sociale – le Land Cruiser a tous les droits, le piéton aucun. Slalomer sur ma petite moto coréenne entre les charettes à bras, les grosses voitures de l’aide internationale et les camions fous procure le bonheur fugace de l’égalité avec des milliers de semblables. D’autant que les occasions de fa-terniser sont fréquentes, surtout avec les
passagers oisifs, gamins agglutinés derrière le chef de famille ou jolies filles calées à deux ou trois, en paisibles amazones, sur le siège arrière. A un feu rouge, il y a peu, l’une d’el-les s’est gentiment penchée vers moi pour rattacher, en souriant sans rien dire, trois boutons oubliés dans le haut de mon dos.
Un rituel quotidien. Je referme le portail de la maison, déjà transpirante sous le soleil brutal du matin. Je croise du coin de l’œil
le regard lourd de regrets des moto-dups (taxi local) en attente perpétuelle au coin de l’école, sous le cocotier, avant de leur tourner le dos. Je pénètre dans les odeurs mêlées de poisson fermenté, de poussière, d’épices et de fruits, de soupe aux abats qu’on mange aux petits étals, accroupi sur des tabourets de plastique, progresse péniblement à travers la foule animée, ménagères flanquées de leurs marmots, commerçants ambulants poussant leurs vélos surchargés, demoiselles pimpantes mangeuses de nouilles, motocyclistes impavides qui laissent vrombir le moteur en faisant leurs achats, j’évite la mendiante à genoux, je m’éponge le front – pourquoi tous ces gens ne transpirent-ils pas ? –, je refuse de la tête tout ce qu’il y a à vendre, souris, dis bonjour à la dame vietnamienne des desserts, la dernière vendeuse sur la gauche, je sors, je suis sortie. Piments rouge vif, fleurs de bananier violettes, poissons de toutes tailles, frais pêchés du Mékong, qui se cognent frénétiquement aux parois d’acier des bassines ensanglantées, barbaques fumantes, liserons d’eau vert tendre, fruits du dragon rose tyrien, tiges de citronnelle, gingembre râpé, et ces dizaines de végétaux dont je ne connais toujours pas le nom, cinq minutes, sept maximum, entre extase et exaspération, pour traverser le petit marché à l’angle de ma rue.
Poissons hors de l’eau, corps étrangers et un peu malhabiles – quand ils ne sont pas franchement obscènes, comme ceux de ces gras touristes en short venus consommer la tendre chair des jeunes garçons ou filles, qui nous renvoient, au détour d’une rue, une repoussante caricature de nous-mêmes – nous reconstituons tant bien que mal de petits univers en marge de ce vaste inconnu, qui nous tolère pour l’instant avec bonne grâce, Dieu (qui n’existe pas) sait pourquoi. Je n’en suis pas très fière, mais j’aime aussi la piscine turquoise de l’hôtel « Le Royal », avec ses frangipaniers aux fleurs blanches délicatement ourlées de jaune et feuilles vernissées, assorties au vert sombre des chaises longues et aux rayures des serviettes, avec le splendide tamarinier qui étend son ombre fraîche sur les pelouses impeccables, avec ses « garçons de bain » maussades en short et chaussettes montantes, comme au temps de nos ancêtres les colons, qui vit naître l’établissement. Les adoptants fortunés, tout blancs et angoissés, avec leurs bébés bruns dans leurs poussettes de luxe, fréquentent l’endroit, ainsi que les participants aux innombrables séminaires sur « la réduction de la pauvreté ». J’ai l’impression de tenir un second rôle dans un décor de carton pâte ou un film mineur des années 30, petite personnalité de la sous-préfecture en train de saluer l’inévitable Mme Chose de l’ambassade, qui se remet de son hernie discale, Mme Pnud qui lit un rapport, M. Fmi avec son épouse. En maillot de bain, l’artifice de ces pauvres rituels sociaux revêt un caractère franchement comique. Mais « Le Royal » est plus joli que le « Cambodiana », qui présente en plus l’inconvénient de rassembler les agaçantes princesses Norodom, plus ou moins fraîchement rapatriées du XVIe arron-dissement de Paris ou d’Aix-en-Provence.
Je me sens ici une éternelle passante. Comme si le plus intime de ce que je puis connaître restait tissé de la perception, presque inconsciente désormais, de l’étrangeté radicale des choses et des êtres dans leur familiarité même. Odeurs, chaleur, arbres inconnus et formes des nuages, visages, langage des corps, tout ce qui dépayse et puis « payse », le cliquetis musical des baguettes frappées l’une contre l’autre qui annoncent, dans la nuit de Phnom Penh, le passage d’un vendeur de soupe ambulant, le chant des crapauds-buffles après l’averse, le ronron des ventilateurs, les déchirantes chansons sentimentales et la musique des mots incompris, les milliers d’enfants en liberté, qui vous consoleraient presque de ne pas en avoir à vous, et se shampouinent en chahutant sous une gouttière de tôle qui ruisselle de pluie tiède, tout cela va-t-il me rester quand je serai partie, comme reviennent parfois, inattendus, le souvenir du froid piquant d’un beau matin d’hiver ou des feuilles humides d’un sous-bois ? Au fil du temps qui passe imperceptiblement, au jour le jour et de plus en plus vite – peut-être plus vite pour les pièces rapportées que nous sommes, à l’abri de nos bulles d’irréalité, je ne sais pas non plus comment le temps passe pour un Cambodgien – il me semble que je me promène dans un rêve. Comme de la plupart des rêves, j’ai peur qu’il ne m’en reste, après coup, que des bribes incohérentes d’images et de mots, dont la signification sera perdue à jamais.
Je me demande souvent ce qui, dans le temps colonial, était différent de maintenant. J’ai assez vite cessé d’être étonnée par la candeur avec laquelle un grand nombre de jeunes et moins jeunes venus de divers points de l’Occident pour « aider » affichent leur sentiment de supériorité, que ce soit au nom de l’efficacité économique ou au contraire, de l’émancipation des peuples et des opprimés. Dans l’un ou l’autre cas, de l’avis presque général, le Cambodgien s’avè-re décevant, il importe donc de garder à
l’esprit ce trait du caractère indigène dans toutes les activités importantes, de la recher-che d’une femme de ménage à l’implantation d’un micro-projet en milieu rural. Le « politiquement correct » se dissout à la vitesse de l’éclair sous le soleil des Tropiques. Ou plutôt, il consiste ici à conjurer sa peur de l’inconnu en exprimant le plus de hargne possible à l’égard des puissants (catégorie extensible), dont on fustige interminablement, comme si on en souffrait soi-même, la corruption, l’irrespect pour les Droits de l’homme et le goût immodéré des villas de vingt pièces à balustrades nacrées importées frauduleusement de Thaïlande ; et parallèlement, à s’attrister de la soumission excessive du peuple, à l’origine de bien des maux, selon la plupart des expatriés, à commencer par leur propre manque de savoir-vivre.
La vérité, c’est qu’il est bien difficile de résister aux privilèges de fait et qu’on les savoure mieux avec une bonne conscience. Ces doléances permettent de jouir avec moins d’états d’âmes de ce qu’avec une égale candeur, d’aucuns appellent la « qualité de vie », laissant parfois entendre qu’il s’agit d’une juste compensation pour le sacrifice consenti de leur personne. D’un autre côté, la mauvaise conscience ne change rien à l’affaire. Ça s’appelle vulgairement « le beurre et l’argent du beurre » : un petit coin du monde qui semble encore à l’abri de l’empire, ou plutôt des bases collectives désespérantes – concurrence, profit, consommation – sur ou en marge desquelles l’humain essaie chez nous, tant bien que mal, de se bâtir une raison de vivre ; mais où l’on n’est pas exposé pour autant à la faim, la maladie, l’oppression, l’absence de choix qui régissent les existences des « moins développés ». Sans compter qu’on n’a pas besoin, sauf exception, de laver le lavabo soi-même ni de s’inquiéter pour le prix du loyer, puisqu’on a grimpé d’un bond l’échelle sociale par la seule vertu d’un voyage en avion. Depuis
que les communistes sont devenus ultra-libéraux, avec la bénédiction des « bailleurs de fonds », on bénéficie en plus des conforts de l’empire – ils se payent en dollars – les supermarchés regorgeant de tous les merveilleux produits fabriqués par et pour les riches, du Japon à l’Amérique. Le T-shirt Gap est assemblé sur place, le rosé du Gard importé à pas cher.
Comme son nom le suggère, l’expatrié, au contraire de l’immigré, a une patrie digne de ce nom, qui le protège au-delà des mers et lui délègue une part des avantages conférés par les forces de l’ordre international. Ne l’étant que de hasard, et non de profession, j’ignore si le grâcieux royaume du Cambodge est réellement plus accueillant, à cet égard, que des centaines d’autres nations aussi peu favorisées que lui. Mais il est certain que la liste des apprentissages qu’il m’a fallu mener à bien pour m’installer en cette terre étrangère est singulièrement courte, surtout si
on a l’idée absurde de la comparer aux parcours du combattant imposés chez nous aux candidats à l’« intégration » : quelques rudiments de khmer, superflus dans leur insuffisance, et surtout l’art de prendre sa place dans la lente, mais périlleuse chorégraphie de la circulation phnompenhoise, dont les codes reflètent fidèlement l’impitoyable hiérarchie sociale – le Land Cruiser a tous les droits, le piéton aucun. Slalomer sur ma petite moto coréenne entre les charettes à bras, les grosses voitures de l’aide internationale et les camions fous procure le bonheur fugace de l’égalité avec des milliers de semblables. D’autant que les occasions de fa-terniser sont fréquentes, surtout avec les
passagers oisifs, gamins agglutinés derrière le chef de famille ou jolies filles calées à deux ou trois, en paisibles amazones, sur le siège arrière. A un feu rouge, il y a peu, l’une d’el-les s’est gentiment penchée vers moi pour rattacher, en souriant sans rien dire, trois boutons oubliés dans le haut de mon dos.
Un rituel quotidien. Je referme le portail de la maison, déjà transpirante sous le soleil brutal du matin. Je croise du coin de l’œil
le regard lourd de regrets des moto-dups (taxi local) en attente perpétuelle au coin de l’école, sous le cocotier, avant de leur tourner le dos. Je pénètre dans les odeurs mêlées de poisson fermenté, de poussière, d’épices et de fruits, de soupe aux abats qu’on mange aux petits étals, accroupi sur des tabourets de plastique, progresse péniblement à travers la foule animée, ménagères flanquées de leurs marmots, commerçants ambulants poussant leurs vélos surchargés, demoiselles pimpantes mangeuses de nouilles, motocyclistes impavides qui laissent vrombir le moteur en faisant leurs achats, j’évite la mendiante à genoux, je m’éponge le front – pourquoi tous ces gens ne transpirent-ils pas ? –, je refuse de la tête tout ce qu’il y a à vendre, souris, dis bonjour à la dame vietnamienne des desserts, la dernière vendeuse sur la gauche, je sors, je suis sortie. Piments rouge vif, fleurs de bananier violettes, poissons de toutes tailles, frais pêchés du Mékong, qui se cognent frénétiquement aux parois d’acier des bassines ensanglantées, barbaques fumantes, liserons d’eau vert tendre, fruits du dragon rose tyrien, tiges de citronnelle, gingembre râpé, et ces dizaines de végétaux dont je ne connais toujours pas le nom, cinq minutes, sept maximum, entre extase et exaspération, pour traverser le petit marché à l’angle de ma rue.
Poissons hors de l’eau, corps étrangers et un peu malhabiles – quand ils ne sont pas franchement obscènes, comme ceux de ces gras touristes en short venus consommer la tendre chair des jeunes garçons ou filles, qui nous renvoient, au détour d’une rue, une repoussante caricature de nous-mêmes – nous reconstituons tant bien que mal de petits univers en marge de ce vaste inconnu, qui nous tolère pour l’instant avec bonne grâce, Dieu (qui n’existe pas) sait pourquoi. Je n’en suis pas très fière, mais j’aime aussi la piscine turquoise de l’hôtel « Le Royal », avec ses frangipaniers aux fleurs blanches délicatement ourlées de jaune et feuilles vernissées, assorties au vert sombre des chaises longues et aux rayures des serviettes, avec le splendide tamarinier qui étend son ombre fraîche sur les pelouses impeccables, avec ses « garçons de bain » maussades en short et chaussettes montantes, comme au temps de nos ancêtres les colons, qui vit naître l’établissement. Les adoptants fortunés, tout blancs et angoissés, avec leurs bébés bruns dans leurs poussettes de luxe, fréquentent l’endroit, ainsi que les participants aux innombrables séminaires sur « la réduction de la pauvreté ». J’ai l’impression de tenir un second rôle dans un décor de carton pâte ou un film mineur des années 30, petite personnalité de la sous-préfecture en train de saluer l’inévitable Mme Chose de l’ambassade, qui se remet de son hernie discale, Mme Pnud qui lit un rapport, M. Fmi avec son épouse. En maillot de bain, l’artifice de ces pauvres rituels sociaux revêt un caractère franchement comique. Mais « Le Royal » est plus joli que le « Cambodiana », qui présente en plus l’inconvénient de rassembler les agaçantes princesses Norodom, plus ou moins fraîchement rapatriées du XVIe arron-dissement de Paris ou d’Aix-en-Provence.
Je me sens ici une éternelle passante. Comme si le plus intime de ce que je puis connaître restait tissé de la perception, presque inconsciente désormais, de l’étrangeté radicale des choses et des êtres dans leur familiarité même. Odeurs, chaleur, arbres inconnus et formes des nuages, visages, langage des corps, tout ce qui dépayse et puis « payse », le cliquetis musical des baguettes frappées l’une contre l’autre qui annoncent, dans la nuit de Phnom Penh, le passage d’un vendeur de soupe ambulant, le chant des crapauds-buffles après l’averse, le ronron des ventilateurs, les déchirantes chansons sentimentales et la musique des mots incompris, les milliers d’enfants en liberté, qui vous consoleraient presque de ne pas en avoir à vous, et se shampouinent en chahutant sous une gouttière de tôle qui ruisselle de pluie tiède, tout cela va-t-il me rester quand je serai partie, comme reviennent parfois, inattendus, le souvenir du froid piquant d’un beau matin d’hiver ou des feuilles humides d’un sous-bois ? Au fil du temps qui passe imperceptiblement, au jour le jour et de plus en plus vite – peut-être plus vite pour les pièces rapportées que nous sommes, à l’abri de nos bulles d’irréalité, je ne sais pas non plus comment le temps passe pour un Cambodgien – il me semble que je me promène dans un rêve. Comme de la plupart des rêves, j’ai peur qu’il ne m’en reste, après coup, que des bribes incohérentes d’images et de mots, dont la signification sera perdue à jamais.
Journaliste à Cambodge-Soir.