Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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par Loïc Wacquant
Imprimer l'articleLes scories de l’Amérique
Toxicomanes, psychopathes et sans-abri remplissent les prisonsAux Etats-Unis, le suremprisonnement sert à « gérer la populace » qui dérange bien plus qu’à lutter contre les crimes de sang dont le spectre hante les media et alimente une florissante industrie culturelle de la peur des pauvres – cf. les émissions de télévision America’s Most Wanted, Rescue 911 (le numéro de police-secours) et COPS, qui diffusent aux heures de grande écoute des vidéos d’interventions réelles des services de police dans les quartiers déshérités noirs et latinos au mépris le plus total du droit des personnes arrêtées et humiliées devant les caméras. A preuve, le nombre des condamnés pour crimes violents dans les prisons d’Etat a augmenté de 86% entre 1985 et 1995 alors que l’effectif de leurs camarades détenus pour troubles à l’ordre public et pour infraction à la législation sur les stupéfiants affichait une croissance de 187% et 478% respectivement. 39% des premiers et 43% des seconds ont contribué à la croissance de la population incarcérée mesurée en stock durant cette période.
Ces tendances sont particulièrement prononcées dans les Etats en tête du palmarès carcéral. Ainsi, sur 100 personnes condamnées à la prison au Texas au début de la présente décennie, 77 l’étaient pour seulement quatre catégories d’infractions mineures : possession et transport de drogue (22% et 15% respectivement), cambriolage et vol (chacun à hauteur de 20%). En outre, plus de la moitié des condamnés au titre de la législation sur les stupéfiants l’étaient pour simple détention de moins d’un gramme de drogue. Grand rival du Texas dans la course à l’enfermement, la Californie a multiplié sa population carcérale par quatre entre 1980 et 1993. Cette croissance s’explique pour les trois quarts par l’embastillement des délinquants non-violents et particulièrement des toxicomanes.
Le sort des malades mentaux fournit une vérification expérimentale tragique à l’hypothèse du lien causal et fonctionnel entre le dépérissement de l’Etat social et la prospérité de l’Etat pénal. Car ces derniers ont été, avec les toxicomanes et les sans-abri, les premiers frappés par le recul de la protection médicale en même temps que les principaux « bénéficiaires » de l’expansion du système carcéral américain. On estime que plus de 200 000 psychopathes graves – schizophrènes, maniaco-dépressifs ou dépressifs cliniques – croupissent aujourd’hui sous les verrous, faute pour la plupart d’entre eux d’avoir eu accès aux soins requis à l’extérieur. Un test approfondi administré à un échantillon représentatif de 728 entrants à la maison d’arrêt de Chicago en 1993 a établi que 30% présentaient des troubles psychiatriques aigus (autres qu’un trouble de la personnalité) et 29% une dépendance psychotropique au moment de leur mise en détention. Au moins un cinquième des mineurs enfermés aux Etats-Unis, soit 20 000 jeunes, souffrent d’afflictions psychiques. En Californie, ce pourcentage atteint 44% pour les garçons et 64% pour les filles ; en Virginie, 10% des jeunes détenus requièrent des soins psychiatriques lourds et 40 autres pour cent un traitement suivi. Et, comme pour les adultes, l’incidence de la pathologie mentale chez les adolescents est fortement associée à la consommation de stupéfiants.
« Les patients que nous examinons à la maison d’arrêt aujourd’hui sont les mêmes que nous avions l’habitude d’examiner dans les hôpitaux psychiatriques » il y a une vingtaine d’années, explique un ancien responsable du pavillon psychiatrique de la clinique de Men’s Central Jail à Los Angeles. Car, suite à la politique de fermeture des grands hospices publics, le nombre de patients dans les asiles du pays a fondu de 559 000 en 1955 à 69 000 quarante ans plus tard. Ces patients devaient théoriquement être pris en charge sur le mode déambulatoire par des « centres communautaires ». Mais les cliniques de proximité, supposées remplacer les asiles, ne se sont jamais développées par carence de financements publics et les centres existants ont périclité au fur et à mesure que les assurances privées se défaussaient et que la couverture médicale offerte par l’Etat fédéral se réduisait – alors même que, ces dernières années, le nombre d’Américains dépourvus d’assurance maladie battait tous les records. La « désinstitutionnalisation » des malades mentaux dans le secteur médical s’est donc traduite par leur « réinstitutionnalisation » dans le secteur pénal, après qu’ils eurent transité plus ou moins longtemps par le sans-abrisme – on évalue à 80% la proportion des homeless américains qui sont passés par un établissement de détention ou de soins psychiatriques. La majorité des infractions pour lesquelles ils sont écroués relèvent en effet de « troubles à l’ordre public » qui ne sont souvent rien d’autre que la manifestation de leurs troubles mentaux.
Un tiers des maisons d’arrêt des Etats-Unis détiennent dans leurs cellules des aliénés qui n’ont commis aucun crime ou délit, si ce n’est celui de n’avoir d’autre endroit où être entreposé. Car il est légal d’emprisonner un psychopathe sans motif judiciaire dans dix-sept Etats, et cette pratique est courante même dans les Etats où elle est explicitement bannie par la loi. Le docteur Fuller Torrey, spécialiste de la question auprès du National Institute of Mental Health, ne mâche pas ses mots : « Les maisons d’arrêt et les pénitenciers sont devenus des asiles psychiatriques de remplacement pour un grand nombre de gens souffrant de pathologies mentales graves » en raison de « la faillite du système public de santé mentale ».
Il n’est pas exagéré de considérer que le système carcéral est de fait devenu l’institution de « traitement » psychiatrique de premier recours pour les Américains les plus démunis – de même que le principal pourvoyeur de « logements sociaux », comme on le découvrira plus loin. Ainsi, l’Etat de New York soigne-t-il à tout moment plus de malades mentaux dans ses pénitenciers (6 000, soit 9% de leurs pensionnaires) qu’il n’en traite dans ses asiles (5 800). Dans les grandes villes, le budget du pavillon psychiatrique de la maison d’arrêt dépasse couramment le budget du service de psychiatrie de l’hôpital public du comté. C’est particulièrement vrai en Californie, qui a mené la politique de retrait étatique du secteur psychiatrique avec une ardeur toute particulière : le nombre de psychopathes dans les établissements de santé publique a chuté de 36 000 en 1961 à 4 400 en 1997. Parallèle-ment, le nombre de malades psychiatriques dans les seules maisons d’arrêt du Golden state affichait une croissance explosive : il augmentait de 300% entre 1965 et 1975 et depuis, il a décuplé pour dépasser 12 000. Une étude réalisée par Santa Clara, capitale de la Silicon Valley, révèle que la population enfermée dans la geôle du comté a brusquement quadruplé lors des quatre années qui ont suivi la fermeture du Agnews State Hospital pour les aliénés en 1973. Dans nombre d’Etats, les règles d’admission dans les hôpitaux sont si restrictives que la seule manière d’obtenir des soins psychiatriques pour un patient qui n’a pas les moyens de les payer est de se faire arrêter et incarcérer. Au Texas, par exemple, il est commun que les travailleurs sociaux recommandent à des familles dépourvues de couverture médicale privée de faire emprisonner leur fils ou leur fille afin qu’ils puissent bénéficier des thérapies nécessaires.
La criminalisation de la déréliction psychique qu’opère le transvasement des malades mentaux de la « main gauche » à la « main droite » de l’Etat, du secteur hospitalier au secteur carcéral, est un processus auto-entretenu qui est assuré d’envoyer chaque année derrière les barreaux un contingent croissant de malades. En effet, les prisons ne sont, à l’évidence, ni conçues ni équipées pour traiter des pathologies mentales, de sorte que les malades incarcérés y reçoivent des soins grossièrement insuffisants ou inadéquats, voire parfois aucun soin – soit qu’ils n’ont pas été correctement diagnostiqués, soit que les moyens manquent ou que les médicaments requis sont trop chers, soit enfin que l’institution qui les accueille n’est pas légalement habilitée à les soigner, comme c’est le cas des centres pour jeunes détenus du Texas. Les psychopathes et retardés mentaux sont aussi la cible habituelle des brimades et des sévices des autres détenus, et ils affichent de très loin la plus forte propension au suicide. En l’absence de structures susceptibles de les prendre en charge à l’extérieur, les juges sont réticents à libérer sous caution des prévenus qui n’ont pas tous leurs sens, ce qui rallonge notablement leurs durées de détention. La clinique de Rikers Island, par exemple, traite chaque année plus de 15 000 détenus souffrant de troubles mentaux graves ; ceux-ci séjournent dans la célèbre maison d’arrêt de New York cinq fois plus longtemps en moyenne que les autres détenus (215 jours contre 42 jours), lors même que les chefs d’accusation qui pèsent sur eux sont beaucoup moins sérieux. En Californie, les individus frappés de handicaps mentaux ont, à infraction égale, plus de chances que les autres d’être arrêtés et condamnés, souvent à des peines d’emprisonnement plus longues dont ils servent de surcroît une fraction plus élevée.
A leur sortie de prison, les repris de justice souffrant de troubles psychiques se trouvent généralement livrés à eux-mêmes alors que leur pathologie s’est aggravée. « Nombre de responsables des maisons d’arrêt ne savent pas ce qu’il advient des psychopathes à leur libération ; 46% des établissements ignorent si les détenus psychotiques reçoivent des soins psychiatriques à leur libération ; parmi ceux des établissements qui le savent, à peine 36% voient leurs détenus pris en charge à l’extérieur ». Faute de suivi médical, ces derniers ne tardent pas à être à nouveau capturés par la police qui les renvoie derechef sous les verrous pour un séjour rallongé en vertu des dispositifs réprimant le récidivisme. De leur côté, en réponse à la baisse continue des remboursements pour les patients couverts par l’aide médicale gratuite, les hôpitaux se déchargent des malades qui ne sont plus « rentables » en les déversant à la rue, où ils sont là aussi promptement ramassés par la police, pour troubles à l’ordre public, vagabondage ou mendicité, ou tout simplement parce qu’ils sont incohérents et qu’il faut bien trouver à les mettre quelque part où ils recevront au moins le gîte et le couvert, à défaut de soins.
Les policiers ont même une expression spécifique pour désigner ces arrestations : ils les appellent « mercy booking » (arrestation de clémence), mesure qu’ils appliquent également aux personnes sans domicile fixe l’hiver, où toutes les geôles des grandes villes du Nord voient leurs effectifs augmenter sensiblement du fait de l’accueil des gens de la rue qui, autrement, mourraient de froid dehors. « Beaucoup de gens viennent à la maison d’arrêt parce qu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller », m’explique avec une grimace de dépit le responsable de maisons d’arrêt de Chicago en septembre 1998. « Ils commettent des petits larcins pour se faire arrêter et enfermer, là au moins ils ont un lit, trois repas par jour et ils peuvent voir un médecin gratuitement. Chaque hiver, nos effectifs montent brusquement, de 5 à 10% au moins, rien qu’avec les sans-abri qui rentrent. Et maintenant, avec la suppression du welfare [AFDC, l’allocation aux mères démunies], on va avoir un gros afflux de femmes. Déjà, je me rappelle quand Reagan avait coupé
les aides sociales, notre effectif avait percé
le plafond. »
Un sort similaire attend les toxicomanes pris dans le filet pénal. Les deux tiers des 3,2 millions d’Américains mis en « probation » en 1995 étaient répertoriés comme ayant un problème d’alcool ou de drogue. La moitié d’entre eux étaient soumis à un dépistage de stupéfiants comme condition de leur liberté surveillée, mais 17% seulement suivaient un traitement visant à guérir leur dépendance. Et 52% des condamnés avec sursis ayant commis leur méfait dans le but de s’approvisionner en drogues n’ont bénéficié d’aucun suivi médical (dont 38% des toxicomanes par injection). En 1997, 57% des pensionnaires des pénitenciers d’Etat du pays déclaraient avoir fait usage de drogues illicites durant le mois précédent leur arrestation (dont 20% par voie intraveineuse) ; un tiers avaient commis le méfait qui leur valait d’être enfermés sous l’influence
de stupéfiants (dont 20% sous cocaïne ou héroïne). Mais moins de 15% de ces prisonniers toxicomanes suivaient ou avaient suivi un traitement médical visant à guérir leur addiction en détention, et cette proportion est en chute libre – elle dépassait le tiers en 1991 – alors même que le nombre de drogués sous les verrous ne cesse d’enfler. Cette année-là, les pénitenciers de Californie disposaient de seulement 400 lits pour désintoxication alors que le nombre de détenus souffrant de dépendance psychotropique, d’après les chiffres du California Department of Corrections, dépassait les 100 000 ! De même, moins d’un cinquième des reclus des prisons d’Etat identifiés comme souffrant d’alcoolisme bénéficient d’un suivi médical pour ce motif.
Rien de surprenant à ce qu’une fois relâchés, ces repris de justice soient aussitôt arrêtés pour avoir commis un nouveau délit lié à leur addiction ou pour avoir « testé positif » lors de l’examen hebdomadaire des urines obligatoire pour la majorité des libérés sous tutelle pénale en Californie, par exemple, où la moitié des révocations de conditionnelle sont motivés par un dépistage de drogue. D’autant plus qu’une des dispositions de la réforme de l’aide sociale de 1996, adoptée en quelques minutes par le biais d’un amendement voté par les deux partis, interdit à vie à toute personne condamnée à la prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) de percevoir l’aide sociale aux démunis (TANF, qui remplace AFDC) ainsi que l’assistance alimentaire aux indigents (food stamps). Une autre disposition exclut définitivement du logement social toute personne ayant fait de la détention pour possession ou cession de drogues – et l’on verra plus loin qu’une loi de 1994 autorise l’administration fédérale du logement à barrer les repris de justice de l’habitat public. Ces deux mesures sont assurées d’avoir un effet disproportionné et dévastateur sur les femmes du (sous-)prolétariat, qui forment le gros des effectifs des allocataires de l’assistance sociale et dont le premier chef d’emprisonnement est justement l’ILS, ainsi que sur les communautés noire et hispanophone, qui fournissent les trois quarts des prisonniers « tombés » pour une affaire de « stups ». Et sur leurs enfants, dont un nombre croissant devront être mis sous tutelle des services sociaux ou confiés à des familles d’adoption puisque leurs mères n’auront plus accès aux ressources minimales nécessaires pour en conserver la garde, cela malgré les dysfonctionnements calamiteux des services de protection de l’enfance qui les assimilent à de la maltraitance institutionnalisée. Enfin, en bannissant les condamné(e)s pour drogue de l’aide sociale, la loi les exclut dans le même mouvement de la plupart des programmes para-publics de désintoxication, pour lesquels l’admission dépend justement de l’octroi d’une allocation sociale qui défraie le coût du gîte et du couvert des patients.
Pour les Américains consignés au bas de la structure ethnique et de classe, le mouvement simultané de rétrécissement du filet de secours social et d’élargissement du filet de capture pénale laisse une alternative : se résigner aux emplois de misère de la nouvelle économie des services ou bien tenter sa chance dans l’économie illégale de la rue et s’affronter à terme à la réalité de l’emprisonnement. Les individus dépourvus de valeur sur le marché du travail, eux, n’ont même pas ce « choix ». Toxicomanes, ma-lades mentaux, sans-abri : l’incurie des services sociaux et médicaux garantit que ces trois catégories, qui se recoupent largement et entre lesquels les rebuts de l’Amérique circulent comme dans un jeu macabre de chaises musicales, se retrouvent chaque année plus nombreuses derrière les barreaux. La prison sert aussi de dépotoir aux scories et aux déchets humains d’une société de plus en plus soumise au diktat du marché.
Ces tendances sont particulièrement prononcées dans les Etats en tête du palmarès carcéral. Ainsi, sur 100 personnes condamnées à la prison au Texas au début de la présente décennie, 77 l’étaient pour seulement quatre catégories d’infractions mineures : possession et transport de drogue (22% et 15% respectivement), cambriolage et vol (chacun à hauteur de 20%). En outre, plus de la moitié des condamnés au titre de la législation sur les stupéfiants l’étaient pour simple détention de moins d’un gramme de drogue. Grand rival du Texas dans la course à l’enfermement, la Californie a multiplié sa population carcérale par quatre entre 1980 et 1993. Cette croissance s’explique pour les trois quarts par l’embastillement des délinquants non-violents et particulièrement des toxicomanes.
Le sort des malades mentaux fournit une vérification expérimentale tragique à l’hypothèse du lien causal et fonctionnel entre le dépérissement de l’Etat social et la prospérité de l’Etat pénal. Car ces derniers ont été, avec les toxicomanes et les sans-abri, les premiers frappés par le recul de la protection médicale en même temps que les principaux « bénéficiaires » de l’expansion du système carcéral américain. On estime que plus de 200 000 psychopathes graves – schizophrènes, maniaco-dépressifs ou dépressifs cliniques – croupissent aujourd’hui sous les verrous, faute pour la plupart d’entre eux d’avoir eu accès aux soins requis à l’extérieur. Un test approfondi administré à un échantillon représentatif de 728 entrants à la maison d’arrêt de Chicago en 1993 a établi que 30% présentaient des troubles psychiatriques aigus (autres qu’un trouble de la personnalité) et 29% une dépendance psychotropique au moment de leur mise en détention. Au moins un cinquième des mineurs enfermés aux Etats-Unis, soit 20 000 jeunes, souffrent d’afflictions psychiques. En Californie, ce pourcentage atteint 44% pour les garçons et 64% pour les filles ; en Virginie, 10% des jeunes détenus requièrent des soins psychiatriques lourds et 40 autres pour cent un traitement suivi. Et, comme pour les adultes, l’incidence de la pathologie mentale chez les adolescents est fortement associée à la consommation de stupéfiants.
« Les patients que nous examinons à la maison d’arrêt aujourd’hui sont les mêmes que nous avions l’habitude d’examiner dans les hôpitaux psychiatriques » il y a une vingtaine d’années, explique un ancien responsable du pavillon psychiatrique de la clinique de Men’s Central Jail à Los Angeles. Car, suite à la politique de fermeture des grands hospices publics, le nombre de patients dans les asiles du pays a fondu de 559 000 en 1955 à 69 000 quarante ans plus tard. Ces patients devaient théoriquement être pris en charge sur le mode déambulatoire par des « centres communautaires ». Mais les cliniques de proximité, supposées remplacer les asiles, ne se sont jamais développées par carence de financements publics et les centres existants ont périclité au fur et à mesure que les assurances privées se défaussaient et que la couverture médicale offerte par l’Etat fédéral se réduisait – alors même que, ces dernières années, le nombre d’Américains dépourvus d’assurance maladie battait tous les records. La « désinstitutionnalisation » des malades mentaux dans le secteur médical s’est donc traduite par leur « réinstitutionnalisation » dans le secteur pénal, après qu’ils eurent transité plus ou moins longtemps par le sans-abrisme – on évalue à 80% la proportion des homeless américains qui sont passés par un établissement de détention ou de soins psychiatriques. La majorité des infractions pour lesquelles ils sont écroués relèvent en effet de « troubles à l’ordre public » qui ne sont souvent rien d’autre que la manifestation de leurs troubles mentaux.
Un tiers des maisons d’arrêt des Etats-Unis détiennent dans leurs cellules des aliénés qui n’ont commis aucun crime ou délit, si ce n’est celui de n’avoir d’autre endroit où être entreposé. Car il est légal d’emprisonner un psychopathe sans motif judiciaire dans dix-sept Etats, et cette pratique est courante même dans les Etats où elle est explicitement bannie par la loi. Le docteur Fuller Torrey, spécialiste de la question auprès du National Institute of Mental Health, ne mâche pas ses mots : « Les maisons d’arrêt et les pénitenciers sont devenus des asiles psychiatriques de remplacement pour un grand nombre de gens souffrant de pathologies mentales graves » en raison de « la faillite du système public de santé mentale ».
Il n’est pas exagéré de considérer que le système carcéral est de fait devenu l’institution de « traitement » psychiatrique de premier recours pour les Américains les plus démunis – de même que le principal pourvoyeur de « logements sociaux », comme on le découvrira plus loin. Ainsi, l’Etat de New York soigne-t-il à tout moment plus de malades mentaux dans ses pénitenciers (6 000, soit 9% de leurs pensionnaires) qu’il n’en traite dans ses asiles (5 800). Dans les grandes villes, le budget du pavillon psychiatrique de la maison d’arrêt dépasse couramment le budget du service de psychiatrie de l’hôpital public du comté. C’est particulièrement vrai en Californie, qui a mené la politique de retrait étatique du secteur psychiatrique avec une ardeur toute particulière : le nombre de psychopathes dans les établissements de santé publique a chuté de 36 000 en 1961 à 4 400 en 1997. Parallèle-ment, le nombre de malades psychiatriques dans les seules maisons d’arrêt du Golden state affichait une croissance explosive : il augmentait de 300% entre 1965 et 1975 et depuis, il a décuplé pour dépasser 12 000. Une étude réalisée par Santa Clara, capitale de la Silicon Valley, révèle que la population enfermée dans la geôle du comté a brusquement quadruplé lors des quatre années qui ont suivi la fermeture du Agnews State Hospital pour les aliénés en 1973. Dans nombre d’Etats, les règles d’admission dans les hôpitaux sont si restrictives que la seule manière d’obtenir des soins psychiatriques pour un patient qui n’a pas les moyens de les payer est de se faire arrêter et incarcérer. Au Texas, par exemple, il est commun que les travailleurs sociaux recommandent à des familles dépourvues de couverture médicale privée de faire emprisonner leur fils ou leur fille afin qu’ils puissent bénéficier des thérapies nécessaires.
La criminalisation de la déréliction psychique qu’opère le transvasement des malades mentaux de la « main gauche » à la « main droite » de l’Etat, du secteur hospitalier au secteur carcéral, est un processus auto-entretenu qui est assuré d’envoyer chaque année derrière les barreaux un contingent croissant de malades. En effet, les prisons ne sont, à l’évidence, ni conçues ni équipées pour traiter des pathologies mentales, de sorte que les malades incarcérés y reçoivent des soins grossièrement insuffisants ou inadéquats, voire parfois aucun soin – soit qu’ils n’ont pas été correctement diagnostiqués, soit que les moyens manquent ou que les médicaments requis sont trop chers, soit enfin que l’institution qui les accueille n’est pas légalement habilitée à les soigner, comme c’est le cas des centres pour jeunes détenus du Texas. Les psychopathes et retardés mentaux sont aussi la cible habituelle des brimades et des sévices des autres détenus, et ils affichent de très loin la plus forte propension au suicide. En l’absence de structures susceptibles de les prendre en charge à l’extérieur, les juges sont réticents à libérer sous caution des prévenus qui n’ont pas tous leurs sens, ce qui rallonge notablement leurs durées de détention. La clinique de Rikers Island, par exemple, traite chaque année plus de 15 000 détenus souffrant de troubles mentaux graves ; ceux-ci séjournent dans la célèbre maison d’arrêt de New York cinq fois plus longtemps en moyenne que les autres détenus (215 jours contre 42 jours), lors même que les chefs d’accusation qui pèsent sur eux sont beaucoup moins sérieux. En Californie, les individus frappés de handicaps mentaux ont, à infraction égale, plus de chances que les autres d’être arrêtés et condamnés, souvent à des peines d’emprisonnement plus longues dont ils servent de surcroît une fraction plus élevée.
A leur sortie de prison, les repris de justice souffrant de troubles psychiques se trouvent généralement livrés à eux-mêmes alors que leur pathologie s’est aggravée. « Nombre de responsables des maisons d’arrêt ne savent pas ce qu’il advient des psychopathes à leur libération ; 46% des établissements ignorent si les détenus psychotiques reçoivent des soins psychiatriques à leur libération ; parmi ceux des établissements qui le savent, à peine 36% voient leurs détenus pris en charge à l’extérieur ». Faute de suivi médical, ces derniers ne tardent pas à être à nouveau capturés par la police qui les renvoie derechef sous les verrous pour un séjour rallongé en vertu des dispositifs réprimant le récidivisme. De leur côté, en réponse à la baisse continue des remboursements pour les patients couverts par l’aide médicale gratuite, les hôpitaux se déchargent des malades qui ne sont plus « rentables » en les déversant à la rue, où ils sont là aussi promptement ramassés par la police, pour troubles à l’ordre public, vagabondage ou mendicité, ou tout simplement parce qu’ils sont incohérents et qu’il faut bien trouver à les mettre quelque part où ils recevront au moins le gîte et le couvert, à défaut de soins.
Les policiers ont même une expression spécifique pour désigner ces arrestations : ils les appellent « mercy booking » (arrestation de clémence), mesure qu’ils appliquent également aux personnes sans domicile fixe l’hiver, où toutes les geôles des grandes villes du Nord voient leurs effectifs augmenter sensiblement du fait de l’accueil des gens de la rue qui, autrement, mourraient de froid dehors. « Beaucoup de gens viennent à la maison d’arrêt parce qu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller », m’explique avec une grimace de dépit le responsable de maisons d’arrêt de Chicago en septembre 1998. « Ils commettent des petits larcins pour se faire arrêter et enfermer, là au moins ils ont un lit, trois repas par jour et ils peuvent voir un médecin gratuitement. Chaque hiver, nos effectifs montent brusquement, de 5 à 10% au moins, rien qu’avec les sans-abri qui rentrent. Et maintenant, avec la suppression du welfare [AFDC, l’allocation aux mères démunies], on va avoir un gros afflux de femmes. Déjà, je me rappelle quand Reagan avait coupé
les aides sociales, notre effectif avait percé
le plafond. »
Un sort similaire attend les toxicomanes pris dans le filet pénal. Les deux tiers des 3,2 millions d’Américains mis en « probation » en 1995 étaient répertoriés comme ayant un problème d’alcool ou de drogue. La moitié d’entre eux étaient soumis à un dépistage de stupéfiants comme condition de leur liberté surveillée, mais 17% seulement suivaient un traitement visant à guérir leur dépendance. Et 52% des condamnés avec sursis ayant commis leur méfait dans le but de s’approvisionner en drogues n’ont bénéficié d’aucun suivi médical (dont 38% des toxicomanes par injection). En 1997, 57% des pensionnaires des pénitenciers d’Etat du pays déclaraient avoir fait usage de drogues illicites durant le mois précédent leur arrestation (dont 20% par voie intraveineuse) ; un tiers avaient commis le méfait qui leur valait d’être enfermés sous l’influence
de stupéfiants (dont 20% sous cocaïne ou héroïne). Mais moins de 15% de ces prisonniers toxicomanes suivaient ou avaient suivi un traitement médical visant à guérir leur addiction en détention, et cette proportion est en chute libre – elle dépassait le tiers en 1991 – alors même que le nombre de drogués sous les verrous ne cesse d’enfler. Cette année-là, les pénitenciers de Californie disposaient de seulement 400 lits pour désintoxication alors que le nombre de détenus souffrant de dépendance psychotropique, d’après les chiffres du California Department of Corrections, dépassait les 100 000 ! De même, moins d’un cinquième des reclus des prisons d’Etat identifiés comme souffrant d’alcoolisme bénéficient d’un suivi médical pour ce motif.
Rien de surprenant à ce qu’une fois relâchés, ces repris de justice soient aussitôt arrêtés pour avoir commis un nouveau délit lié à leur addiction ou pour avoir « testé positif » lors de l’examen hebdomadaire des urines obligatoire pour la majorité des libérés sous tutelle pénale en Californie, par exemple, où la moitié des révocations de conditionnelle sont motivés par un dépistage de drogue. D’autant plus qu’une des dispositions de la réforme de l’aide sociale de 1996, adoptée en quelques minutes par le biais d’un amendement voté par les deux partis, interdit à vie à toute personne condamnée à la prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) de percevoir l’aide sociale aux démunis (TANF, qui remplace AFDC) ainsi que l’assistance alimentaire aux indigents (food stamps). Une autre disposition exclut définitivement du logement social toute personne ayant fait de la détention pour possession ou cession de drogues – et l’on verra plus loin qu’une loi de 1994 autorise l’administration fédérale du logement à barrer les repris de justice de l’habitat public. Ces deux mesures sont assurées d’avoir un effet disproportionné et dévastateur sur les femmes du (sous-)prolétariat, qui forment le gros des effectifs des allocataires de l’assistance sociale et dont le premier chef d’emprisonnement est justement l’ILS, ainsi que sur les communautés noire et hispanophone, qui fournissent les trois quarts des prisonniers « tombés » pour une affaire de « stups ». Et sur leurs enfants, dont un nombre croissant devront être mis sous tutelle des services sociaux ou confiés à des familles d’adoption puisque leurs mères n’auront plus accès aux ressources minimales nécessaires pour en conserver la garde, cela malgré les dysfonctionnements calamiteux des services de protection de l’enfance qui les assimilent à de la maltraitance institutionnalisée. Enfin, en bannissant les condamné(e)s pour drogue de l’aide sociale, la loi les exclut dans le même mouvement de la plupart des programmes para-publics de désintoxication, pour lesquels l’admission dépend justement de l’octroi d’une allocation sociale qui défraie le coût du gîte et du couvert des patients.
Pour les Américains consignés au bas de la structure ethnique et de classe, le mouvement simultané de rétrécissement du filet de secours social et d’élargissement du filet de capture pénale laisse une alternative : se résigner aux emplois de misère de la nouvelle économie des services ou bien tenter sa chance dans l’économie illégale de la rue et s’affronter à terme à la réalité de l’emprisonnement. Les individus dépourvus de valeur sur le marché du travail, eux, n’ont même pas ce « choix ». Toxicomanes, ma-lades mentaux, sans-abri : l’incurie des services sociaux et médicaux garantit que ces trois catégories, qui se recoupent largement et entre lesquels les rebuts de l’Amérique circulent comme dans un jeu macabre de chaises musicales, se retrouvent chaque année plus nombreuses derrière les barreaux. La prison sert aussi de dépotoir aux scories et aux déchets humains d’une société de plus en plus soumise au diktat du marché.