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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Plutôt punir que prévenir : les psychopathes sont à la rue


A treize reprises en l’espace de deux ans, Andrew Goldstein fut hospitalisé auprès des services psychiatriques de New York, parfois amené par la police, le plus souvent en urgence, mais toujours de son bon vouloir. Schizophrène violent, le jeune homme solitaire, fils d’un radiologue du Delaware et ancien élève d’un lycée d’élite de la ville, agresse treize personnes durant cette période, dont deux psychiatres, une infirmière, un travailleur social et un thérapeute. Treize fois, il est remis aux portes de l’hôpital malgré ses suppliques réitérées : incapable de supporter ses crises hallucinatoires, il souhaite être placé dans un établissement de soins de long terme. En novembre 1998, il plaide en ces mot son internement à la salle des urgences du Jamaica Hospital dans le Queens : « Se plaint d’entendre des voix, des gens qui le suivent et qui habitent à l’intérieur de lui. Ils m’ont retiré mon cerveau, je ne sais pas pourquoi. J’entends ces voix qui me disent que quelque chose va arriver… Je ne peux pas m’en sortir »1. Mais les hôpitaux ont pour instruction de l’Etat de « diminuer leur décompte », c’est-à-dire de se débarrasser des patients le plus vite possible (en 21 jours maximum) de sorte à atteindre leurs objectifs de réduction budgétaire, et les résidences psychiatriques de quartier sont toutes archi-pleines, avec des listes d’attente interminables – et sur lesquelles la priorité est supposément accordée aux psychopathes… sortant de prison, de plus en plus nombreux. Le 15 décembre 1998, Andrew Goldstein est une dernière fois déchargé du North General Hospital au 22e jour de son séjour, avec une provision de médicaments correspondant à une semaine de traitement et un formulaire lui enjoignant de s’adresser auprès d’un autre centre de soin déambulatoire.

Le 3 janvier 1999, alors qu’il attend le métro dans la station de la 23e rue et Broadway, Goldstein est pris d’un accès psychotique et projette subitement sur la voie une inconnue qui avait le malheur de se trouver à côté de lui : « J’ai ressenti une sensation, comme quelque chose qui entrait en moi, comme un fantôme ou un esprit ou quelque chose comme ça. J’ai ressenti le besoin urgent de pousser, de bousculer, de taper. Quand le train est arrivé, le sentiment a disparu puis il est revenu… J’ai poussé la femme qui avait les cheveux blonds ». Kendra Webdale, 32 ans, est écrasée par la rame et meurt sur le coup. Malgré son lourd passif psychiatrique (son dossier médical est gros de 3 500 pages), Goldstein est jugé « compétent » pour passer devant les tribunaux, au motif que, lorsqu’il prend ses médications, « il n’est pas si handicapé qu’il ne puisse aider à sa propre défense ou supporter le stress d’un procès »2. Faute d’avoir été pris en charge par le secteur sanitaire et social de l’Etat autrement que par intermittence et sous urgence, le jeune psychotique est aujourd’hui assuré d’être définitivement pris en charge par son secteur pénitentiaire : il risque la réclusion à perpétuité.

Dans les semaines qui suivent le drame, la famille de la victime dépose six plaintes contre les six hôpitaux qui ont relâché Goldstein en 1998, plus une demande de dommages civils de vingt millions de dollars pour maltraitance médicale de la part du système hospitalier de la ville. Un observateur averti de la scène psychiatrique new-yorkaise leur donne raison : « En quinze ans de reportages sur la politique publique de santé mentale, je n’ai jamais vu le système dans un tel état de désorganisation. Des coupes budgétaires sans précédent ont sapé les dispositifs de sécurité qui étaient en place jusqu’ici ». Et de citer six facteurs qui laissent augurer une accentuation du traitement pénal des psychopathes dans l’Etat de New York pour les années à venir3 : les six mille derniers malades, dont les hôpitaux psychiatriques publics s’efforcent de se délester (notamment en les déversant sur les refuges pour sans-abri, au besoin en maquillant leurs dossiers, alors qu’on estime que 3 000 des 7 200 pensionnaires des refuges municipaux de New York souffrent déjà d’afflictions mentales graves), sont deux fois plus nombreux que les cohortes précédentes à avoir des antécédents criminels ; les résidences d’accueil offrant une surveillance médicale en continu sont déjà remplies à craquer ; les hôpitaux ont désormais pour politique de remettre à la rue les malades au bout de trois semaines maximum (période après laquelle le tarif de remboursement des soins par l’Etat tombe de 775 dollars par jour à 175 dollars, prix auquel l’hôpital perd de l’argent) ; le flot des détenus souffrant de troubles psychiques relâchés par les geôles et les prisons est à son étiage et ne cesse de

monter ; la rétraction des programmes fédéraux d’assistance aux pauvres et aux handicapés laisse sans filet de secours un nombre croissant de malades ; enfin, les organismes chargés du contrôle de la médecine psychiatrique ont vu leurs budgets et leurs personnels amputés.

Dans la foulée, les parents de Kendra Webdale lancent, avec le soutien empressé des deux partis politiques en place, une campagne visant, non pas à réformer le système de santé publique de sorte à remédier aux carences médicales criantes qui ont abouti à la mort de leur fille, mais à instaurer des mesures coercitives obligeant les psychopathes à prendre leur médication, sous peine d’être écroués et internés contre leur gré. Au lieu de restaurer les financements nécessaires pour parer à la pénurie chronique de places dans les cliniques, de personnels et de médicaments qui livrent à eux-mêmes des milliers de psychopathes, la « Loi de Kendra », débattue par l’assemblée parlementaire de New York au printemps 1999 et soutenue avec une belle unanimité par le gouverneur (républicain) George Pataki et le président de l’assemblée (démocrate) Sheldon Silver, autorisera la mise sous contrôle judiciaire puis l’enfermement forcé des malades qui refusent (ou sont incapables) de suivre leur traitement4. Encore une loi qui, plutôt que de traiter la déréliction mentale des démunis en amont, par des moyens sociaux et médicaux, tentera d’en endiguer les conséquences en aval par une gestion punitive et ségrégative.

Professeur à l’Université de Californie-Berkeley et chercheur au Centre de sociologie européenne ; dernier livre paru, Punir les pauvres (Agone, 2003).


(1) Cité par Michael Winerip, « Bedlam on the Streets : Increasingly, the Mentally Ill Have Nowhere to Go », New York Times Magazine, 23 mai 1999, pp. 42-44. Lors de précédentes hospitalisations, Goldstein s’était plaint de devenir violet, d’avoir rapetissé jusqu’à ne mesurer que quinze centimètres, d’avoir perdu son cou, d’avoir un pénis surdimensionné pour avoir mangé de la nourriture contaminée, d’un « voisin homosexuel » qui lui dérobait ses excréments pour les dévorer, etc.
(2) « Man claims Ghost drove him to push woman to her death » et « Subway killing suspect is ruled fit for trial », The New York Times, 4 mars et 6 avril 1999.
(3) Michael Winerip, « Bedlam on the Streets », art. cit., pp. 48-49.
(4) « Medication law illegal, advocates for mentally ill say » et « Kendra’s Law makes progress : Pataki, Silver back mandatory treatment for mental patients », The Buffalo News, 23 février et 20 mai 1999.

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