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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Le monde à l’endroit, le monde à l’envers


Naguère, il y avait « le » monde, le premier, le vrai, le blanc, le civilisé, l’occidental, le chrétien, le développé, le riche, le seul habilité à détenir l’arme nucléaire. On distinguait certes le Vieux et le Nouveau, mais l’un comme l’autre incarnaient le bien, le progrès – celui des Lumières – la démocratie et les Droits de l’homme. En face, il y avait l’anti-monde, comme une espèce d’anti-matière semblable à un trou noir, le diable, le rouge, le totalitaire, le couteau entre les dents, le concurrent disposant de l’arme fatale, l’apostat de la civilisation. Pour cause de guerre froide, ce monde et cet anti-monde avaient suscité l’émergence d’un groupe de pays qui refusaient de s’impliquer dans le conflit des puissances et qui, un temps, firent bloc pour mener à bien le processus de décolonisation. A la suite d’Alfred Sauvy en 1952, on prit l’habitude de les appeler le « tiers-monde ». Au départ, l’expression désignait une volonté de non-alignement politique ; très vite, elle devint synonyme de sous-développé, pauvre, plutôt noir ou jaune, pas blanc en tout cas, pourvoyeur de matières premières, dominé, sans savoir et sans technique, surpeuplé, retardé sur l’échelle du déroulement de l’histoire humaine, déroulement dont la direction était indiquée par le premier monde, l’unique possible, le seul horizon. Pourtant, celui-ci, bien qu’opulent jusqu’à l’obésité, gavé jusqu’à l’obscénité, regorgeant de tout ou presque, s’accaparant la totalité des ressources naturelles, ne parvenait pas à éteindre la pauvreté en son propre sein. La bonne conscience était tout de même sauve car, dans l’idéologie courante, ne subsistaient que des « poches » de pauvreté au milieu d’un habit de lumière et de richesse. Il n’empêche, certains les stigmatisèrent sous le nom de « quart-monde ».

Ainsi, le monde était divisé et imprévisi-ble, inégal et explosif, pluriel et multicolore.



Le monde allant droit à l’inhumanité



Le basculement eut lieu en trois temps. D’abord, une bonne crise capitaliste fut mise à profit pour modifier les rapports de forces. Ce fut le coup d’Etat économique mondial déclenché en 1979 : les salariés du monde entier furent précarisés ou mis au chômage, leurs droits rognés, et les pays récalcitrants furent mis au pas par des dictatures ou par des plans d’ajustement structurels concoctés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ensuite, la libéralisation permit au capital de circuler à la vitesse de la lumière : la mondialisation capitaliste était sur orbite. Enfin, un miracle inespéré se produisit : l’anti-monde explosa ou im-plosa, on ne sait trop, peu importe, il sombra. Le premier monde avait gagné car l’anéantissement du rival faisait disparaître du même coup la raison d’être du troisième, tandis qu’on en oubliait le quatrième puisque la mondialisation devait être « heureuse » pour tous. Victoire par K.-O., par forfait, aux points (de croissance), sur le tapis vert (des négociations internationales verrouil-lées). Spartacus mourrait une seconde fois.

Ainsi, le monde devenait un, autour de celui qui n’avait cessé de se penser unique, le victorieux. Ce qu’avaient rêvé Alexandre, César, Napoléon ou Hitler, le capitalisme le réalisait.



La marchandisation capitaliste engendre le formatage autour d’un modèle standard Coca-Cola-Windows. Mais, comme il faut bien produire les supports du formatage qui sont en même temps les porte-valeurs pour le capital, la prolétarisation planétaire d’une masse grandissante d’êtres humains se poursuit. L’unification du monde va donc de pair avec la discrimination et la montée des écarts entre ceux qui commandent le processus et ceux qui le subissent. Le Rapport 2003 du Programme des Nations Unies pour le Développement vient de paraître. Nous apprend-il quelque chose de neuf ? Non, il confirme les constatations faites année après année : « Quelques 54 pays sont aujourd’hui plus pauvres qu’en 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourd’hui à mourir avant l’âge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans l’enseignement primaire reculent. Dans 34, l’espérance de vie décline. »1

Ainsi, le monde est un et divergent, enfermé dans un moule et écartelé. Le talon de fer décrit au début du XXe siècle par Jack London écrasait ; aujourd’hui, la mâchoire d’acier broie tout, jusqu’au plus intime ou au plus collectif, et les mandibules sont actionnées par les forces redoutables du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de l’Organisation mondiale du commerce, de l’Organisation de coopération et de développement économiques, de l’Union européenne et, pour assurer le tout, par la puissance militaire américaine.



Le broyage de toute exception à la règle, la privatisation de tout espace collectif et l’appropriation par le capital du moindre temps de vie humaine qui ne peut échapper à la mise au travail et ensuite à la consommation s’apparentant plus à un gavage qu’à un plaisir rabelaisien, correspondent au passage d’un capitalisme où la figure emblématique autant que tutélaire était représentée par l’entrepreneur « entreprenant » stylisé en capitaine d’industrie audacieux et dynamique par Schumpeter à un capitalisme où cette figure cède le pas à celle de l’actionnaire avide exclusivement de rentabilité financière. Certes, le capitalisme a toujours mis en scène ce couple indissociable de l’entrepreneur et de l’actionnaire, ce Janus, nouveau dieu de l’investissement. Mais jusqu’aux années 1970, c’était plutôt le visage du Dr Jekyll qui apparaissait au grand jour. Cela traduisait une grande part de la réalité tout en remplissant une fonction idéologique précise : le mythe entrepreneurial permettait de légitimer la recherche du profit ainsi que le développement de la puissance du capital et de ses représentants managers en termes de conquêtes de débouchés, de victoires sur les concurrents, d’innovations de produits, et sans doute même de modelage des modes de vie, de quoi flatter l’ego des innovateurs ayant l’impression de faire le monde, de le réaliser, de le faire vivre. Les stratégies industrielles étaient le fruit d’une composition de ces deux motivations, l’arbitrage rendu entre elles définissant les particularités et les contours des groupes dominant leur secteur. Aujourd’hui, le visage de Mr. Hyde s’impose crûment et brutalement. La suprématie de l’actionnaire a été rendue possible par la libéralisation financière, c’est-à-dire l’abrogation par les Etats de leurs propres instruments qui, tant bien que mal, régulaient jusqu’alors les compromis passés d’un côté, entre salariés et capitalistes, et de l’autre, entre les aspirations ambivalentes des chefs d’industries et l’aspiration exclusive de l’actionnaire. Aucune considération autre que financière ne peut plus entrer en ligne de compte, au sens propre de l’expression. Puisque le monde réel de la production ne peut pas rendre une rentabilité plus rapide et plus forte que ce que peut créer la force de travail, le monde virtuel de la Bourse est appelé en renfort pour grossir les rendements servis aux actionnaires au-delà des dividendes et aux dirigeants par les stocks-options : endettement2, rachat par les entreprises de leurs propres actions3, montée des cours boursiers4 sont les outils de la nouvelle « gouvernance d’entreprise ».

Ainsi, sous nos yeux, s’accomplit jusqu’au bout la révolution capitaliste prévue et analysée par Marx il y a plus d’un siècle et demi : le capital entraîne le monde dans un mouvement qui conduit à transformer tout rapport social en rapport d’argent. Le capital marchandise tout mais la marchandise n’intéresse pas le capital. Seule l’intéresse la « réalisation », c’est-à-dire la transformation de la marchandise en argent. Mais la réalisation dont il est question ne peut constituer qu’une radicale réduction : l’être humain ne peut plus « se réaliser » par son travail, par son œuvre, par les choses qu’il fabrique, aussi bien le travailleur salarié que son chef qui l’emploie et le dirige d’ailleurs. Plus personne ne peut « être » et une minorité peine à jouir de son « avoir ». La financiarisation construit un monde allant droit à l’inhumanité. La soif de possession est simultané-ment thanatos et antidote : pulsion de mort et exutoire à l’angoisse que celle-ci secrète.



Le monde allant

vers un autre destin ?



Les grains de sable n’avaient pas été prévus. Et pour cause, puisqu’ils furent introduits par la dynamique de la machine et la logique de son fonctionnement. La dynamique commandait de l’expansion perpétuelle, elle produisit de la pollution et de l’épuisement des ressources. La logique exigeait toujours plus de profit, elle produisit de la contestation sociale planétaire. Depuis le coup d’Etat mondial, celle-ci grandit : Chiapas 1994, France 1995, Corée du Sud 1996, Seattle 1999, Porto Alegre 2001, France 2003 et Larzac 2003 sont quelques-unes des étapes d’une globalisation des luttes sans frontières pour récuser l’unification du monde autour de sa marchandisation. La mondialisation a engendré son « propre fossoyeur », l’anti-mondialisation ou l’altermondialisation. Nuance ? Subtilité de langage ? Querelle byzantine ? Contradiction ? Un autre monde est possible, a-t-on scandé depuis Seattle 1999. D’autre mondes sont possibles, a rectifié une partie du Plateau du Larzac 2003. Nouvelle pomme de discorde au sein des alternatifs ?

Ainsi, le monde a une voie que tente de lui imposer le capital mais il a plusieurs voix pour exprimer sa dissidence et aussi plusieurs voies pour organiser sa résistance.



Les notions d’anti-mondialisation et d’altermondialisation ne sont pas plus satisfaisantes l’une que l’autre5. La première a deux défauts : elle omet de mentionner que la mondialisation à l’œuvre est capitaliste avec une régulation libérale et rien d’autre, et elle oublie l’universalisation des droits humains permise par le rapprochement des peuples et des cultures. La deuxième notion a trois défauts : le premier est le même que précédemment ; le second en est la conséquence : entretenir l’illusion d’une possible coexistence de la mondialisation capitaliste et d’une autre mondialisation (les théories sur les havres d’économie sociale et solidaire en sont un exemple) ; le troisième défaut est de ne laisser la porte ouverte qu’à une seule forme d’autre organisation mondiale. Il

s’ensuit que, quel que soit le choix retenu entre « anti-mondialisation » et « altermondialisation », l’important réside dans les

précisions qui suivent : contre le capitalisme et la loi du profit, pour la solidarité et la démocratie, c’est-à-dire ce qu’on appelait (toujours naguère mais en se trompant de modèle) le socialisme.

Telle qu’elle a été posée sur le Plateau du Larzac 2003, la discussion entre « un autre monde est possible » et « d’autres mondes sont possibles » est une fausse querelle. Car « un autre monde est possible » est un concept visant à accréditer l’idée que la logique dominante actuelle n’est pas inéluctable et qu’il est possible d’en changer. Sans préjuger des formes que prendront les différentes expériences pour y parvenir. Avec « d’autres mondes sont possibles », on n’est plus dans le domaine du concept, forcément abstrait et unique, mais dans celui de l’expérimentation, nécessairement variée, et d’autant plus riche qu’elle sera variée. Il

est donc absurde d’opposer les deux slogans car ils renvoient à deux niveaux différents mais complémentaires.

Ainsi, « l’autre monde » naîtra de la con-frontation pacifique « des mondes » en gestation et aussi, soyons réalistes, de la

lutte – moins pacifique – contre le capital

et ses institutions.



Les plus perspicaces des idéologues zélateurs du capital ont compris l’enjeu. Et avec des mines de Raminagrobis déguisés en bénédictins : « On ne peut pas laisser l’Europe n’être qu’un marché » déclare Francis Mer6, après que Jean-Claude Trichet, Gouverneur de la Banque de France et futur Gouverneur de la Banque centrale européenne, eut exhorté ledit Francis Mer et tout le gouvernement français à entreprendre plus vigoureusement des « réformes structurelles »7, c’est-à-dire de l’éducation, de la formation, du droit du travail et de la protection sociale : rien de moins que renforcer le marché. Quant à l’inénarrable Pascal Lamy, commissaire européen représentant l’Europe à l’OMC, il affirme sans rire : « L’Union européenne veut maîtriser la mondialisation ; elle refuse la loi de la jungle »8, tandis que, en coulisses, il prépare l’abandon de tous les services publics aux multinationales privées9 et que l’Europe a donné son aval à la privatisation de l’air en préparant la mise sur pied d’un marché des permis de polluer. Jacques Chirac avait théâtralement déclaré à Johannesburg en 2002 : « Notre maison brûle ». Lui et ses semblables pratiquent la politique de la terre brûlée.

De même que les projets de retraites par capitalisation et d’épargne salariale visent à souder une alliance capital-travail à travers le capitalisme financiarisé appelé par ses laudateurs « patrimonial », le projet de développement durable, auquel toute espèce d’institution globale ou locale s’est maintenant ralliée, a vocation à réunifier idéologiquement et politiquement les capitalistes et les travailleurs, les nantis et les exclus, les oppresseurs et les opprimés, les pollueurs et les pollués, les gaspilleurs et les « sans », autour d’une gigantesque fumisterie : un monde de croissance économique éternelle. Ce monde n’est pas possible pour tout le monde tout le temps : il est insoutenable. Il ne reste que deux solutions. L’une est de prôner la décroissance, à l’instar de ceux qui pensent qu’aucune autre économie que le capitalisme n’est possible et qui logent les six milliards d’êtres humains à la même enseigne en faisant confiance à la débrouille des plus pauvres10. Ce monde de la décroissance immédiate et sans distinction de conditions entre tous les habitants de la planète est aussi insoutenable que le précédent. L’autre solution est de préparer les transitions pour assurer la décélération de la croissance dans les pays riches et sa promotion dans les pays pauvres, aussi longtemps que les besoins essentiels n’y seront pas satisfaits. Si la notion de discriminations positives11 a un sens, c’est le moment de l’appliquer. Les discriminations négatives sont la marque d’un capitalisme dont le développement ne peut être qu’inégal. Pour mettre en œuvre les positives, « la seule politique acceptable d’un point de vue humaniste est celle qui se propose non pas de corriger, amender, rectifier ou ravauder de quelque façon que ce soit le système capitaliste, mais d’en finir avec lui »12.

Ainsi, le monde, allant droit dans l’impasse, envers et contre toute raison, envers et contre tous, est-il au pied du mur : il n’y a qu’un seul monde habitable. Ou bien une minorité habite le monde à l’endroit et

la majorité se contente de l’envers. Ou

bien chacun a droit à une part d’endroit et une part d’envers, comme la nuit nous permet de nous reposer du jour et de rêver…

à ce monde possible.

(1) PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003, p. 2.
(2) Pour bénéficier de l’effet dit de levier : l’endettement permet de diminuer la part des fonds propres dans le financement des entreprises ; rapporter un même profit à des fonds propres plus faibles augmente le taux de rentabilité financière.
(3) Toujours pour faire grimper le taux de rentabilité financière.
(4) A la plus-value extorquée au travail s’ajoutent les plus-values boursières qui elles-mêmes se nourrissent d’un renforcement de la plus-value extorquée au travail…
(5) Voir J.M Harribey, La démence sénile du capital, Fragments d’économie critique, Bègles, Ed. du Passant, 2002 ; et B. Larsabal, « La bourse ou la vie : La peau du capitalisme », Le Passant Ordinaire, n° 44, avril-juin 2003.
(6) Le Monde, 8 août 2003.
(7) Le Monde, 6 août 2003.
(8) Le Monde, 12 août 2003.
(9) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : L’économie atypique », Le Passant Ordinaire, n° 45-46, juillet-septembre 2003.
(10) Les intervenants introduisant le débat organisé le soir du vendredi 8 août au Larzac 2003 sur « la décroissance soutenable » ont donné un triste exemple de démagogie, de falsifications et d’incohérences.
(11) Des discriminations positives sont des avantages accordés aux plus démunis ou aux plus pauvres pour compenser les inégalités ou handicaps dont ils souffrent.
(12) A. Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, La moyennisation de la société, Bruxelles, Ed. Labor, Ed. Espaces et Libertés, 2003, p. 79.

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