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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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La robe d’été


Mois d’août, fin d’après-midi. Toulouse paralysée par la chaleur. L’air étouffant assèche et brûle tout, arbres, immeubles, passants, oiseaux, sur le point d’exploser, retomber en poussière sur le goudron mou et luisant de l’avenue d’Alsace-Lorraine.

Une jeune femme sort d’un grand magasin, se dirige vers le boulevard de Strasbourg. Elle a fini sa journée de travail. Chevelure brune et jupe pastel se balancent au rythme de ses pas. Elle pense au bain froid qui bientôt va couler. Il faudra tout ouvrir, fenêtres, portes. Laisser entrer la nuit.

Un coup de klaxon explose en mille étincelles sur le macadam. Tout là-haut, dans le ciel immense, les martinets crient, fendent l’air de leur bec avide.

L’Ave Maria propulsé dans l’azur par le clocher de Saint-Sernin volette, hagard, de branche en branche, se pose enfin sur les toits, suivi d’une série de coups graves, réguliers, implacables, clous de bronze plantés dans les murs de briques, les vitrines, le kiosque à journaux, les volets clos. Sept heures. Les passants commencent à envahir les boulevards. La jeune femme soupire. Une petite perle salée se dilue à la commissure de ses lèvres.

Depuis le matin, il lui semble qu’elle « traîne », comme enfant chez ses grands-parents. Que fais-tu, petitou, tu es en vacances, grands dieux ! Va courir, ma poulette, au lieu de traîner ! Va ramasser des fleurs pour Mamie, au lieu de t’user les yeux dans le noir. Vois le soleil, vois les oiseaux, ils t’attendent, ils chantent pour toi. Mais petitou n’a envie de rien. Dehors, la mort est partout. L’obscurité seule la protège de l’orage des couleurs. L’horloge fuit sur le sol carrelé où tintent les secondes de cuivre. Les mouches courent sur la toile cirée, flottent calmement dans la pièce, se prennent soudain au tortillon de papier poisseux, font vibrer l’air de leur dérisoire agonie. Le corps de petitou est sucé de l’intérieur, aspiré par la béance fade d’un jour sans fin qui suinte, inutile. Ses yeux saignent au contact des pétales bigarrés. Son regard glisse sur tout et se perd. Oui. La même impression de vacuité, aujourd’hui, l’emporte au loin, nulle part, à la recherche d’un visage perdu depuis toujours. Avec l’âge en plus. Papi avait raison. Mais aujourd’hui, François l’a énervée, et le patron a été trop pénible, tatillon, et les collègues, et tout le monde ! Toujours pressés, courant dans tous les sens, à la faire galoper pour rien, par cette chaleur ! Et à midi, à la terrasse du Saint-Sernin, François, comme son père, la couvant, la grondant, la sermonnant. Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous ? Ils ne peuvent pas lui foutre la paix, non ? Alors dormir, mmh… dormir une petite heure après le bain, s’étendre sur le drap, légère, si légère, la peau caressée par l’air, fenêtre grande ouverte, le ciel enveloppant la chambre, semant sur elle des paillettes de lumière glacée.

Rue Roquelaine. La jeune femme appuie machinalement sur le petit bouton noir couronné de cuivre et pousse la lourde porte qui se referme doucement derrière elle. La fraîcheur enfin l’accueille au creux d’un nid de silence et de paix. Les autos se sont tues. Ses talons sonnent gaiement sur le carreau du hall.

Quelle journée ! Comme hier, avant-hier… Banale. Pourtant aujourd’hui, l’escalier est plus raide, les marches plus hautes. La fatigue, sûrement. C’est bien connu. Elle malaxe les sensations. Alors pourquoi donner de l’importance à ce qui… La jeune femme monte lentement.

Ce matin, en sortant de chez elle, Marie était en pleine forme. La tête remplie de rêves pour les semaines à venir. Partir, voyager. Tant pis pour les sous. Après tout, elle travaille, et puis le Maroc, l’Italie, la Grèce, ce n’est pas le bout de monde. Mais dans la journée, son désir s’est usé, rongé par les heures moites et un tenace mal de tête. Et cet escalier maintenant, qui n’en finit pas ! Vivement le lit.

Ce qui étonne Marie, c’est qu’elle ne reconnaît pas la cage d’escalier. L’éclairage n’est pas le même. Peut-être une ampoule grillée, ou un effet du brusque passage de la lumière à la pénombre, ou de la fatigue, tout simplement, ou de tout cela à la fois. Prise d’un éblouissement, Marie s’arrête et se tient à la rampe. Cela ne dure qu’une fraction de seconde. Elle gravit quelques marches. La peinture des murs n’est pas franchement différente, mais tout de même, n’a pas le même reflet. Qu’on ait pu tout repeindre dans la journée lui semble impossible. La concierge l’avait bien prévenue que c’était dans l’air, mais de là à faire si vite… Marie sourit, imaginant qu’elle aurait pu se tromper d’immeuble. Dormir. À quel étage est-elle ? Marie n’a pas fait attention. Elle a passé sa journée à être ailleurs, alors un peu plus un peu moins. Marie se retrouve devant une porte qu’elle ouvre sans peine. Elle n’aurait pas dû manger ce sandwich gras à midi. Elle ferme la porte, pose son sac et le jeu de clefs sur un petit fauteuil couvert d’indienne, dans l’entrée. Elle sursaute. Un chat miaulant et ronronnant a surgi de l’ombre et se frotte à ses jambes, amoureux. Que fait-il là ? Marie s’accroupit, caresse un dos noir et blanc qui s’arrondit, frémissant, ronronnant de plus belle. Elle a dû laisser la fenêtre de la salle de bains ouverte et il a sauté du toit voisin. Elle ouvre la porte et pousse l’animal dehors. Allez, allez, file, vilain petit minou. Elle est trop fatiguée, il fait trop chaud pour perdre du temps à le caresser, lui verser du lait, tous ces gestes qu’elle aurait accomplis avec plaisir en d’autres circonstances. Elle claque la porte et se dirige vers la fenêtre, ouvre largement les volets. Le soleil d’août baigne la salle de séjour. Sur la table ronde brillent un bol entouré de miettes, un couteau, un paquet de biscottes ouvert, un pot de confiture. À droite, la chambre est en désordre. Lit défait, vêtements féminins jetés sur le dossier d’une chaise, rideau à moitié tiré, indiquent un départ précipité. Marie est figée au milieu de la pièce. Ce n’est pas son appartement. Elle balaye du regard la pièce lumineuse, curiosité d’enfant. Elle s’est trompée d’étage. Voilà pourquoi l’escalier lui a paru si long. Le hasard seul explique la similitude des clefs. Il faudra qu’elle en parle au syndic de l’immeuble. Marie s’apprête à sortir. Mais alors, le chat n’est peut-être pas seul… Elle appelle doucement. Pas de réponse.

La pièce est meublée de façon bizarre. Marie ne saurait dire ce qui la trouble. Peut-être le mélange d’ancien et d’étonnamment moderne. Plutôt, certains objets qu’elle n’a jamais vus nulle part ailleurs. Près de la porte, une lampe articulée jaune fixée à une petite étagère où sont posés des appareils plats, noirs, couverts d’écrans et de petites touches. Une table basse en verre épais. Une grande affiche montrant deux formes élancées, deux silhouettes côte à côte. L’une est l’exact négatif de l’autre : une femme portant sur la tête une amphore, bleue sur fond blanc et blanche sur fond bleu. Le bleu est dense, profond comme la mer. Il fait éclater le blanc. Une femme seule habite ici. Il y a des choses qui ne trompent pas. Un léger parfum oriental flotte dans l’air, rappelant le bois de santal ou l’encens. Sur tout un mur, en plein soleil, des étagères sont couvertes de livres, de bibelots divers, de photographies. Marie s’approche d’un cadre. Des jeunes gens posent devant une montagne enneigée. Elle n’y reconnaît personne, pas même un éventuel voisin. Une voisine plutôt. Ce qui la surprend, ce sont les couleurs. Elle n’en a jamais vu d’aussi belles. Et puis quels drôles de vêtements ! Des étrangers, sûrement. Juste à côté, dans un petit cadre ovale en argent, une photo en noir et blanc montre une jeune femme assise dans un fauteuil, tenant serré contre elle, zut !, le chat que Marie a mis à la porte. Longs cheveux noirs, visage fin, sourire ébauché, des yeux très pâles. Marie est étonnée de ne pas l’avoir croisée dans l’escalier. Elle a dû emménager depuis peu. La jeune femme porte une robe d’été sans manches parsemée de minuscules fleurs. Son regard se fige. C’est drôle, cette robe… Elle saisit le cadre. Oui, c’est exactement la même que celle que Marie vient d’acheter. C’est… Elle a juste le temps de poser la photo. Une clef tourne dans la serrure mais la porte d’entrée ne s’ouvre pas. Quelqu’un parle au chat. Voix de femme. Marie fait le tour de la table, accroche au passage le bol qui tombe et se casse. La clef à nouveau interroge la serrure. Marie se précipite dans la chambre et s’engouffre dans un grand placard-penderie, écarte les vêtements suspendus et tire les deux battants. Pourquoi ne pas avoir expliqué sa méprise ? Son cœur bat la chamade. C’est ridicule. Quel réflexe idiot ! De quoi va-t-elle avoir l’air ? Et son sac posé dans l’entrée ? Et le bol ? Elle est au bord des larmes, de rage, de fatigue, de peur aussi. Elle étouffe sous les vêtements. Dans l’entrée, une jeune femme continue de parler au chat. La porte claque. Comment as-tu réussi à sortir, vilain petit minou ? Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain coquin. Le chat miaule, ronronne bruyamment, miaule encore. Oui, oui, je vais te donner à manger. Marie est en partie rassurée. La voix est douce, chaude, l’accent chantant. La jeune femme entre dans la salle de séjour en soupirant. Quelle journée… Quelle chaleur… Zut, elle avait oublié de fermer la fenêtre. Vite, un bain et dodo. Après on verra. Elle s’approche de la table. Marie risque un œil entre les robes. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf. C’est le deuxième en quinze jours. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Marie ne peut s’empêcher de sourire. La jeune femme ramasse les débris de porcelaine blanche et les porte dans la cuisine. Marie entend un bruit d’assiette. Voilà, tiens, Coquin goulu. Elle revient en chantonnant et se laisse tomber sur le lit, se débarrassant de ses sandales qu’elle fait voler dans un coin de la chambre. Marie peut voir son visage. Il ne lui est pas inconnu. Elle se recroqueville sous les robes. Il faudrait une chance inouïe pour que la jeune femme sorte de la chambre et lui laisse le chemin libre jusqu’à l’entrée. Allez, je me secoue. Marie écarte à peine un pan de tissu. Elle étouffe. La jeune femme commence à se déshabiller, s’arrête. Elle ouvre les volets en grand, contemple son reflet dans la vitre de la fenêtre, ramène ses cheveux en arrière et les enroule sur eux-mêmes, tenant de sa main en étoile ce chignon improvisé. Sa silhouette rappelle celle de la femme à l’amphore bleue et son reflet blanc. La jeune femme caresse son cou, sa nuque, frôle ses seins du bout des doigts, lâche d’un coup ses cheveux. Elle secoue la tête en soupirant. Marie a soudain envie de la prendre dans ses bras. La jeune femme se retourne et s’assied sur le bord du lit, le visage dans les mains. Marie s’enfouit sous les vêtements. La jeune femme se lève, ouvre le placard et prend d’un geste rapide une robe pendue qu’elle étale sur le lit, puis s’éloigne vers la salle de bains. Au bout de quelques secondes, l’eau coule à flots dans la baignoire. Une radio se met à chanter sur un air récent de Piaf. Marie écarte les robes. La jeune femme fredonne, entre dans l’eau. C’est le moment ou jamais. Marie attend une minute ou deux. Quelques clapotis se mêlent aux paroles qui tournent dans la pièce, et les cloches sonnent, sonnent. Marie sort doucement du placard. Elle aperçoit une partie de la baignoire. Des pieds s’amusent à barboter. Sur le lit, elle reconnaît la robe à fleurs. Elle se glisse hors de la chambre, traverse la salle de séjour. Dans sa précipitation, elle accroche de l’épaule la lampe articulée qui sous le coup s’allume et tend son bras vers le plafond. Réprimant un cri, Marie file vers l’entrée, saisit son sac au passage et sort de l’appartement, tire doucement la porte. Les jambes lui manquent. Elle est en nage, souffle coupé. Heureusement, personne dans l’escalier.



Encore essoufflée, Marie plonge une main dans son sac. Les clefs. Tout vacille. Elle a perdu ses clefs. Soudain son regard s’éclaire. Mais non. Elle se rappelle. Ce matin, en sortant, elle a fermé précipitamment la porte pour empêcher Coquin de sortir. Et voilà. Elle doit redescendre, demander à la concierge son double, remonter. Comme si la journée à l’agence n’avait pas été assez pénible. Elle pose son sac devant la porte et descend en râlant. À son retour elle trouve Coquin près du sac. Il miaule en la voyant et se précipite vers elle. Un rayon de soleil gicle sur sa robe tigrée. Mais que fais-tu là, vilain Coquin ? Elle met la clef dans la serrure et se baisse pour ramasser sac et chat dans un même mouvement. Mais je ronronne comme un avion, moi, madame. Comment as-tu réussi à sortir de la maison, vilain petit minou ? Elle fait jouer la serrure et pousse la porte du pied. Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain Coquin. Elle laisse filer l’animal et pose son sac sur le petit fauteuil recouvert d’indienne. Son trousseau est là, accroché à un petit clou doré, à côté du verrou. Marie jette le double des clefs sur le fauteuil. C’est une journée à marquer d’une pierre blanche. Elle qui avait hâte d’être seule, chez elle, au calme, c’est réussi. Depuis midi, tout cloche. François l’a agacée. Il veut vivre avec elle, il veut un enfant d’elle, il veut, il veut. C’est toujours la même chose. Elle ne dit pas non, ni oui non plus. S’il commençait par moins la désirer, par moins le dire surtout, peut-être pourrait-elle respirer plus librement. Alors elle élude, elle s’évade, elle rit. Elle sait que l’amour excessif de François n’est pas seul en cause dans sa résistance, dans son entêtement à vouloir vivre seule. Cet étouffement vient d’ailleurs. Au fond de ses yeux, un petit nuage violet se développe, un minuscule jet d’encre qui trouble sa vue, sa joie, la lumière de l’été, la flèche de Saint-Sernin qui défie le ciel. Il fait si beau. Elle aimerait être à la campagne, chez ses grands-parents, dans l’herbe, au milieu des fleurs. Elle aimerait se verser un grand verre d’eau fraîche anisée, boire à pleines gorgées le soleil dans les yeux, sentir quelques gouttes couler sur son menton et son cou. Mais François est blessé par son silence, son rire, la distance qu’elle maintient depuis toujours. Il se vexe même, Monsieur. Un comble. Sa petite fierté de mâle en prend un coup. Il insiste, puis lâche prise. Le repas s’est mal fini. C’est de plus en plus fréquent. Mais le petit nuage violet ne l’a pas quittée. Il a teinté l’après-midi passé à répondre aux clients de l’agence, à expliquer, à sourire, à remercier. Il ne manquait plus que cette histoire de clefs. Marie a toujours été distraite, comme sa mère, dit Papi. En plus, ce matin, elle a oublié de fermer la fenêtre. Décidément.

Marie s’apprête à ranger la vaisselle du matin. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf en mille morceaux. C’est le deuxième en quinze jours. Marie se baisse pour ramasser les débris. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Elle a envie de pleurer, sans raison, comme un enfant se réfugie dans les larmes, derrière ce rideau de pudeur qui le protège des grands. Elle prépare à manger pour Coquin qui se frotte contre ses mollets. Pourquoi François insiste-t-il ? Elle lui a déjà demandé d’avoir confiance, d’être patient. Au fond d’elle-même, quelque chose qu’elle a du mal à dire la retient. Mais non, François a tout compris, lui. Il est adulte, lui. Il parle de blocage, de ceci, de cela. Il plaque des raisonnements savants sur la bouche de Marie. Un voile d’idées recouvre l’abîme où gît un secret, d’où pourrait jaillir l’amour qu’il réclame. Et Marie étouffe. Personne ne pourra jamais voir son petit nuage violet, si léger, si beau, parfumé. Il est rempli d’images effacées, de visages éclatants dont il ne reste qu’une élégance parme. Toujours le même visage féminin vu sur une petite photographie cerclée d’argent, qui la poursuit depuis toujours, qu’elle reconstitue chaque matin.

Dans la chambre, Marie se laisse tomber en arrière sur le lit et fait voler ses sandales. Elle ferme les yeux. La jeune femme assise sur un gros fauteuil de cuir, serrant contre elle un chat noir et blanc, la fixe de ses yeux d’eau. Elle ébauche un sourire. Ses cheveux courts bouclés, très noirs, la pâleur de ses yeux, lui donnent un air espiègle. Elle est désirable. Elle est le désir même. D’elle émane une intarissable douceur. Elle est la lumière qui enveloppe le petit nuage violet de Marie, l’éternelle jeunesse. La vie. Mais l’image se trouble. Allez, il faut que je me secoue. Marie se lève, ôte son chemisier blanc, fait glisser sa jupe. Elle ouvre la fenêtre. Dans la vitre, elle est prise par le regard de l’autre, de l’éternelle absente. Elle rassemble ses longs cheveux, les entortille sur eux-mêmes comme un chignon à l’ancienne et demeure ainsi, tête penchée sur le côté, comme sur l’affiche de Matisse. Son corps lui plaît. Elle aimerait que François la voit ainsi, comme elle se voit, comme elle est vue à cet instant précis par son propre reflet. Elle aimerait qu’il caresse ses seins. L’air est soudain plus doux. Ses cheveux lâchés tombent lourdement sur ses épaules. Tout cela n’est qu’un jeu. Le jeu du corps. Mais le visage qu’elle aperçoit dans la vitre la contemple depuis un lieu qui n’existe pas, qui naît des battements de son cœur d’enfant. Sa mère, morte en lui donnant la vie. Sa mère, qui chaque jour meurt et revit en elle. Sa mère, qui toujours s’est dérobée à ses appels, qui toujours la précède ou la suit. Marie s’assied sur le bord du lit et pose le visage de l’absente au creux de ses mains. Hormis la petite photo, elle n’a qu’un seul souvenir. Bien plus que cela, un refuge, une crypte. Une robe d’été trouvée par hasard au fond d’une armoire chez ses grands-parents, celle que sa mère porte sur la photo. Elle l’a prise sans rien dire à personne. Elle l’a emportée et cachée comme un trésor. Jamais la robe ne l’a quittée depuis ce jour. Marie s’y réfugie quand elle est seule, seule avec son reflet. Jamais personne ne l’a vue ainsi vêtue. Marie ouvre la penderie. Elle étale la robe sur le lit, va dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet à fond, allume le transistor. Un vieil air d’Edith Piaf se met à tourner dans la pièce. Elle le prend au vol. Marie reste un long moment sans bouger. Seuls ses pieds frétillent gaiement dans l’eau fraîche. Elle se sèche lentement, enfile la robe. Allongée sur le lit, elle repense à François. Il n’est pas si grand qu’il le dit. Il ne sait pas être petit, voilà tout. Marie tend son bras et, à tâtons, cherche le téléphone posé par terre. Elle va l’appeler, tout lui dire. La robe d’été, le petit nuage violet, les fleurs. C’est alors que Marie aperçoit la lampe allumée dressant vers le plafond sa corolle jaune. Sur le mur, la femme à l’amphore se déhanche avec élégance, se rapproche et s’éloigne, reflet bleu, reflet blanc.

Romancier, il enseigne la philosophie à l'Université de Toulouse-Le Mirail. Jean-Jacques Marimbert a publié Raphaëlle, roman (éd. du Ricochet, 2000), Départ, récit poétique (éd. de la Renarde Rouge, 2000) et La vie sera un sourire du ciel clément, nouvelles (éd. du Ricochet, 1996), ainsi que deux ouvrages en littérature jeunesse Le Col maudit (coll. Souris noire, Syros, 2002) et Les ailes de Camille, roman (Casterman, 2002).

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