Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Vincent Houillon
Imprimer l'articleLa grève n’est pas finie
La grève, éclose ce printemps, n’a pas repris cet automne. Contrai-rement à ce qu’avaient craint le pouvoir ou espéré les grévistes du printemps 2003, contrairement encore à ce qu’avaient analysé les experts du social ou les représentants syndicaux et politiques en soulignant les « potentialités » d’un mouvement qui pouvait redémarrer à la rentrée sur la réforme de la Sécurité sociale. Mais c’est cette « potentialité » de la grève qu’il faut interroger pour indiquer son mode de présence : sa possibilité réelle est aussi l’indice de son étrange permanence, de son insistance aujourd’hui encore, bien qu’elle ne se traduise plus par des arrêts massifs de travail ou des manifestations de la part des enseignants.
En dépit du désespoir de nos collègues enseignants, en dépit de l’attentisme ou du défaitisme, et malgré sa représentation exclusive dans l’actualité ou le spectaculaire, il faut nous rappeler que la grève n’est décidément pas finie, qu’elle persiste. Alors qu’à la mi-juin, les journaux annonçaient déjà la fin de la grève, (et parfois même avant les toutes dernières manifestations, comme Le Monde dans son habituel discours au futur antérieur anticipant tout événement), celle-ci s’est prolongée par des mouvements moins imposants : grève des correcteurs de philosophie par exemple, comme si certains n’acceptaient pas la fin ou comme s’il s’agissait de faire une dernière grève après la dernière afin, peut-être, qu’il n’y ait plus de « dernière grève » mais la grève au-delà de l’extrême. Déjà la prétendue fin de grève des enseignants avait été suivie par la reprise du flambeau des intermittents dans leur grève de l’été, comme un esprit de la grève qui continuerait à travers des acteurs différents.
La puissance de la grève : sa hantise.
Sa potentialité souligne le caractère dynamique dans lequel doit s’inscrire la grève : sa puissance (dunamis) – la grève en puissance – est la réserve de la grève qui maintient la possibilité de son entrée en présence, de sa sur-venue comme un événement dans sa dimension en acte. La grève est toujours imminente. Son imminence – qui peut ne pas trouver ses moyens d’expression et sa réalisation dans une grève concrète et réelle – est déjà la manifestation de sa présence. Son dynamisme s’oppose aussi à la simple vision statique de la grève, qui en conclurait à la défaite des enseignants depuis l’arrêt des mobilisations en juin. La grève n’est pas seulement un moment, mais elle s’inscrit dans une histoire, dans la multiplicité des moments et des acteurs qui l’incarnent. On a pu entendre qu’il y avait une crise de mémoire des grévistes ou une absence de référence à l’histoire. Cela est vrai seulement si l’on ne se souvient plus qu’une grève n’est achevée qu’à la suite d’accords dont l’obtention peut prendre des années, que les avancées sociales ont été le résultat de grèves multiples, (reprises localement ou nationalement) et étalées dans le temps comme un unique mouvement de grève généralisée. Cela est seulement vrai si l’on oublie l’historicité de la grève produisant sa propre histoire qui n’est pas réductible à la temporalité des événements médiatiques.
La grève n’est pas finie et d’ailleurs, il n’y a pas eu de sortie de grève, pas de négociation de fin de grève, comme le déploraient les appareils syndicaux, qui auraient été tout heureux, peut-être, d’en finir avec la grève et d’en passer aux négociations, dont il faut évidemment reconnaître qu’elles sont l’objectif que se propose toute grève, comme si, tout mouvement de grève niait lui-même son propre dynamisme interne, son propre mouvement infini de justice. Mais le refus d’un gouvernement répressif et arrogant de discuter de la sortie de grève – jouant sur le pourrissement – a rendu, d’une certaine manière, sa puissance à la grève, l’a rendu à sa propre réserve : le gouvernement est le meilleur allié de la grève en réserve. Cela est tellement vrai que d’une certaine manière, c’est le gouvernement qui porte la présence absente de la grève dont il faut savoir lire les signes dans les infimes précautions prises à la rentrée, dans le rappel d’autosatisfaction incessant par le ministre de l’Education nationale que la « rentrée s’est bien passée » comme si elle avait dû « mal se passer ». Comme une rengaine qui indique le spectre de la grève, la grève hante l’école, hante le discours du ministre. La « présence » de la grève est sa spectralité, sa hantise dynamique dont le fameux et fumeux « grand débat » sur l’éducation est un autre moyen d’étouffer les revendications ou les paroles libérées lors de la grève, là où les enseignants n’ont pas parlé seulement comme enseignants, mais aussi comme non enseignants, comme révélateurs d’une crise d’ensemble, donnant le sens social de la grève1.
La grève hante le travail et cette hantise est sa présence – une « présence » que le pouvoir vise à conjurer dans le retour à l’ordre, que parfois nous autres enseignants (et peut-être tout travailleur en général) nous conjurons aussi, effrayés par le spectre de cette grève indéfinie qui nous coûterait tout notre temps, toute notre activité, et déborderait de sa simple présence manifeste.
La suspension de l’opposition
du travail et de la grève
Si aucune fin de grève n’a été déclarée, alors aucune reprise du travail n’a pu l’être. Nous sommes dans le temps suspendu du temps de la grève, ce temps de la suspension du travail, ce temps suspendu qui n’est pas le simple temps du présent ou du maintenant. Au lieu de se représenter la grève comme exclusive du travail, il faut comprendre la grève comme une inclusion interne au travail : la reprise n’est pas la négation de la grève puisque la plupart du temps, les raisons de la grève continuent de hanter le travail. Et en l’occurrence, rien ne détermine que le travail est réellement repris puisque la fin de la grève n’a pas eu lieu. La grève n’est pas finie même si le travail a repris : c’est l’opposition même de la grève et du travail qu’il faut réinterpréter. Ainsi l’historien de la grève rappelle que pendant les grèves l’activité ne cesse pas : « La grève, c’est une certaine manière de continuer le travail. Autrefois, les grévistes surnommaient les non-grévistes les « fainéants ». Faire la grève, c’est donc être actif, en particulier parce qu’il faut médiatiser sa cause. »2 Inversement, il ne suffit pas de reprendre le travail pour l’habiter activement. Nombreux sont les collègues qui avouent qu’après l’échec apparent de la grève, ils n’ont plus le cœur à l’ouvrage, ils n’y sont plus.
Dans la grève se développe une activité qui n’est pas celle organisée par le pouvoir en place ou par l’Etat : elle est peut-être l’activité libre par excellence. Finalement dans la grève se révèle la liberté du travail, la libre détermination de son activité à l’encontre du travail organisé, non décidé, contraint et programmé. La grève est un acte libre qui suspend l’horizon du travail salarié, du travail contraint et déterminé depuis sa division capitaliste ; elle est alors la seule « action » ou le seul acte dans lequel se pose le problème de la détermination du sens de son activité.
L’invention de la grève
Or comme acte, rompant l’horizon d’attente du travail salarié où s’inscrit toute action de travail et toute activité, la grève exige une invention. Elle est toujours un événement imprévisible, irréductible à son anticipation dans un horizon donné même s’il est vrai que sans aucun horizon, la grève ne peut inscrire son sens et porter ses revendications : la revendication est la réinscription dans un horizon de sens donné. Mais avant les revendications, en deçà ou dans celles-ci résonnent la parole libérée des grévistes3, la parole du temps libre ou de l’activité élaborée en commun, qui puise dans la communauté de la grève leur origine.
Aujourd’hui, c’est cette capacité d’invention qui est mise en doute, malgré les ressources inventives du mouvement des enseignants mais surtout du mouvement des intermittents. L’invention touche aujourd’hui même la grève. Il serait, nous dit-on, nécessaire, d’inventer d’autres formes de luttes que la grève puisque la grève aurait montré ses limites ou son inefficacité comme moyen de revendication face à un gouvernement qui ne veut rien céder. Mais il s’agit plutôt de réinventer la grève sous d’autres formes, et de faire valoir la mutation intime de toutes les appartenances catégorielles professionnelles ou sociales qu’elle opère. Les seuls arrêts de travail – dont le modèle est imposé par la représentation du travail comme activité de production – n’épuisent pas la puissance de la grève. Mais son inefficacité immédiate n’a été qu’à la mesure de notre refus d’aller jusqu’au bout de nos possibilités : nous nous sommes heurtés à l’écueil des examens et à la confrontation possible avec les parents d’élèves. Nous avons refusé l’opposition, cherchant à tout prix l’alliance des parents, de l’opinion publique et le compromis.
Ou il faudrait être plus inventif comme l’ont été les intermittents du spectacle :
combien de plaintes d’enseignants n’avons-nous pas entendues qui voyaient dans le spectaculaire le nouveau modèle de la grève (et surtout d’une grève indolore peut-être), comme si la seule manifestation dans le spectacle pouvait être efficace. Il est même paradoxal que la grève du spectacle se soit retrouvée retournée dans l’imaginaire des enseignants comme l’idéal d’une grève spectaculaire. Il nous faut peut-être promouvoir un mode mineur de la grève qui se retire de la présence pleine du spectacle, de la présence spectaculaire.
Finalement la déclaration péremptoire de son inefficacité immédiate est plutôt l’aveu de l’ignorance de la puissance dynamique de la grève, de son historicité, le symptôme d’une volonté d’en finir avec la grève spectrale et de la conjurer. Dans de telles déclarations peut s’inscrire la question du débouché politique de la grève4 : la grève aurait échoué car elle ne pouvait trouver aucun relais, aucune traduction politique puisque aucun parti de gauche n’était en mesure de porter ses revendications. Mais la recherche du débouché constitue en même temps sa faillite et son manque de croyance en son propre dynamisme : la question du débouché était la ligne de fuite de la grève où elle cessait d’être elle-même, le débouché n’étant que la captation de la grève par le pouvoir ou les institutions, la reprise des assignations strictes entre le travail contraint et la liberté.
Une invention à venir :
la grève des examens ?
Pourtant il nous faut inventer. Et peut-être la décision inventive devrait concerner les examens, là où se joue le sens social de notre profession, là où toute la société, dans laquelle la connaissance a pris une valeur sociale plus grande, se reflète, là où s’exprime la demande sociale pour le savoir : déjà en juin, un groupe d’enseignants avaient proposé la « surnotation »5 du bac. La grève des examens doit être envisagée et discutée parmi les enseignants mais aussi parmi les parents d’élèves. Les discussions doivent être la préparation à la grève imminente, à son accueil dans l’horizon de son efficacité sociale en transformant la grève des cours et de la transmission du savoir en une grève de l’examen, c’est-à-dire de la sélection par le savoir : « Avec la surnotation, il sera aussi question désormais d’une autre responsabilité, libérée du modèle de la cogestion et du carcan de l’idéologie du travail. Reste donc à savoir quel sera l’espace politique de ceux qui mettent en avant cette nouvelle responsabilité envers les élèves, qui pensent que se joue là quelque chose d’essentiel au niveau subjectif et productif et que dans ce nœud tient l’avenir de l’école. C’est dire que le terrain de l’évaluation et des examens est désormais un espace politique où se joueront à la fois les formes et le contenu du mouvement de lutte dans l’école. »6 La question politique passe par le savoir, hors de l’école (dans une société où le contrôle du travail passe par un contrôle des compétences et une formation tout au long de la vie) et à l’école, et il est de notre responsabilité que d’interroger la position politique de notre propre savoir. Cette « nouvelle responsabilité » appelle une décision, encore aujourd’hui impensable dans le monde enseignant où le savoir reste trop souvent le lieu non interrogé d’une « autorité ».
La grève messianique
La puissance de la grève est sa capacité de suspension : suspension des oppositions entre la grève et le travail, suspension du temps de la présence selon cette temporalité en suspens de la grève et suspension, à travers cette nouvelle responsabilité, des normes professionnelles reconnues (même les grèves catégorielles affirment l’égalité de différentes catégories professionnelles, et toute grève est prise dans une logique de diffusion au reste du corps social). L’imminence de la grève, qui creuse le travail de l’intérieur et l’annule dans l’étrange mesure de son maintien, est sa « vocation messianique »7 : l’appel de la grève, plus que l’appel à la grève, révoque toutes les professions ou catégories professionnelles sans aucun contenu spécifique que la seule exigence d’invention. L’efficacité de la grève est l’inefficience des divisions mondaines professionnelles de l’ordre du travail. Lors des grèves du printemps, c’est d’une certaine manière cette dimension messianique de la grève comme altérité du monde du travail organisé et aussi de l’ordre juridique institué qui s’est exprimée dans la réaffirmation absolue du droit de grève, alors que le gouvernement menaçait ce droit par les « mises en demeure ». Certes cette revendication, éminemment paradoxale, d’un droit absolu de la grève contredit la notion de droit, puisqu’il n’y a de droit que déterminé8, comme se sont d’ailleurs empressé de le réaffirmer toutes les puissances gouvernementales et aussi syndicales dans le rappel des autres droits (« droit à l’examen », « droits des usagers
du service public ») opposés au « droit de grève », mais elle fait signe vers son sens politique, exprimé là encore paradoxalement dans le slogan d’une « grève générale » : comme « droit absolu », la grève est alors une action politique pure.
Contrairement à ce que disait autrefois un responsable politique, s’inscrivant dans la logique de l’ordre du travail institué (et d’un certain travail de l’ordre) : « il faut savoir finir une grève », l’important est de ne pas savoir finir une grève ou plutôt, et plus justement, de savoir ne pas finir une grève…
En dépit du désespoir de nos collègues enseignants, en dépit de l’attentisme ou du défaitisme, et malgré sa représentation exclusive dans l’actualité ou le spectaculaire, il faut nous rappeler que la grève n’est décidément pas finie, qu’elle persiste. Alors qu’à la mi-juin, les journaux annonçaient déjà la fin de la grève, (et parfois même avant les toutes dernières manifestations, comme Le Monde dans son habituel discours au futur antérieur anticipant tout événement), celle-ci s’est prolongée par des mouvements moins imposants : grève des correcteurs de philosophie par exemple, comme si certains n’acceptaient pas la fin ou comme s’il s’agissait de faire une dernière grève après la dernière afin, peut-être, qu’il n’y ait plus de « dernière grève » mais la grève au-delà de l’extrême. Déjà la prétendue fin de grève des enseignants avait été suivie par la reprise du flambeau des intermittents dans leur grève de l’été, comme un esprit de la grève qui continuerait à travers des acteurs différents.
La puissance de la grève : sa hantise.
Sa potentialité souligne le caractère dynamique dans lequel doit s’inscrire la grève : sa puissance (dunamis) – la grève en puissance – est la réserve de la grève qui maintient la possibilité de son entrée en présence, de sa sur-venue comme un événement dans sa dimension en acte. La grève est toujours imminente. Son imminence – qui peut ne pas trouver ses moyens d’expression et sa réalisation dans une grève concrète et réelle – est déjà la manifestation de sa présence. Son dynamisme s’oppose aussi à la simple vision statique de la grève, qui en conclurait à la défaite des enseignants depuis l’arrêt des mobilisations en juin. La grève n’est pas seulement un moment, mais elle s’inscrit dans une histoire, dans la multiplicité des moments et des acteurs qui l’incarnent. On a pu entendre qu’il y avait une crise de mémoire des grévistes ou une absence de référence à l’histoire. Cela est vrai seulement si l’on ne se souvient plus qu’une grève n’est achevée qu’à la suite d’accords dont l’obtention peut prendre des années, que les avancées sociales ont été le résultat de grèves multiples, (reprises localement ou nationalement) et étalées dans le temps comme un unique mouvement de grève généralisée. Cela est seulement vrai si l’on oublie l’historicité de la grève produisant sa propre histoire qui n’est pas réductible à la temporalité des événements médiatiques.
La grève n’est pas finie et d’ailleurs, il n’y a pas eu de sortie de grève, pas de négociation de fin de grève, comme le déploraient les appareils syndicaux, qui auraient été tout heureux, peut-être, d’en finir avec la grève et d’en passer aux négociations, dont il faut évidemment reconnaître qu’elles sont l’objectif que se propose toute grève, comme si, tout mouvement de grève niait lui-même son propre dynamisme interne, son propre mouvement infini de justice. Mais le refus d’un gouvernement répressif et arrogant de discuter de la sortie de grève – jouant sur le pourrissement – a rendu, d’une certaine manière, sa puissance à la grève, l’a rendu à sa propre réserve : le gouvernement est le meilleur allié de la grève en réserve. Cela est tellement vrai que d’une certaine manière, c’est le gouvernement qui porte la présence absente de la grève dont il faut savoir lire les signes dans les infimes précautions prises à la rentrée, dans le rappel d’autosatisfaction incessant par le ministre de l’Education nationale que la « rentrée s’est bien passée » comme si elle avait dû « mal se passer ». Comme une rengaine qui indique le spectre de la grève, la grève hante l’école, hante le discours du ministre. La « présence » de la grève est sa spectralité, sa hantise dynamique dont le fameux et fumeux « grand débat » sur l’éducation est un autre moyen d’étouffer les revendications ou les paroles libérées lors de la grève, là où les enseignants n’ont pas parlé seulement comme enseignants, mais aussi comme non enseignants, comme révélateurs d’une crise d’ensemble, donnant le sens social de la grève1.
La grève hante le travail et cette hantise est sa présence – une « présence » que le pouvoir vise à conjurer dans le retour à l’ordre, que parfois nous autres enseignants (et peut-être tout travailleur en général) nous conjurons aussi, effrayés par le spectre de cette grève indéfinie qui nous coûterait tout notre temps, toute notre activité, et déborderait de sa simple présence manifeste.
La suspension de l’opposition
du travail et de la grève
Si aucune fin de grève n’a été déclarée, alors aucune reprise du travail n’a pu l’être. Nous sommes dans le temps suspendu du temps de la grève, ce temps de la suspension du travail, ce temps suspendu qui n’est pas le simple temps du présent ou du maintenant. Au lieu de se représenter la grève comme exclusive du travail, il faut comprendre la grève comme une inclusion interne au travail : la reprise n’est pas la négation de la grève puisque la plupart du temps, les raisons de la grève continuent de hanter le travail. Et en l’occurrence, rien ne détermine que le travail est réellement repris puisque la fin de la grève n’a pas eu lieu. La grève n’est pas finie même si le travail a repris : c’est l’opposition même de la grève et du travail qu’il faut réinterpréter. Ainsi l’historien de la grève rappelle que pendant les grèves l’activité ne cesse pas : « La grève, c’est une certaine manière de continuer le travail. Autrefois, les grévistes surnommaient les non-grévistes les « fainéants ». Faire la grève, c’est donc être actif, en particulier parce qu’il faut médiatiser sa cause. »2 Inversement, il ne suffit pas de reprendre le travail pour l’habiter activement. Nombreux sont les collègues qui avouent qu’après l’échec apparent de la grève, ils n’ont plus le cœur à l’ouvrage, ils n’y sont plus.
Dans la grève se développe une activité qui n’est pas celle organisée par le pouvoir en place ou par l’Etat : elle est peut-être l’activité libre par excellence. Finalement dans la grève se révèle la liberté du travail, la libre détermination de son activité à l’encontre du travail organisé, non décidé, contraint et programmé. La grève est un acte libre qui suspend l’horizon du travail salarié, du travail contraint et déterminé depuis sa division capitaliste ; elle est alors la seule « action » ou le seul acte dans lequel se pose le problème de la détermination du sens de son activité.
L’invention de la grève
Or comme acte, rompant l’horizon d’attente du travail salarié où s’inscrit toute action de travail et toute activité, la grève exige une invention. Elle est toujours un événement imprévisible, irréductible à son anticipation dans un horizon donné même s’il est vrai que sans aucun horizon, la grève ne peut inscrire son sens et porter ses revendications : la revendication est la réinscription dans un horizon de sens donné. Mais avant les revendications, en deçà ou dans celles-ci résonnent la parole libérée des grévistes3, la parole du temps libre ou de l’activité élaborée en commun, qui puise dans la communauté de la grève leur origine.
Aujourd’hui, c’est cette capacité d’invention qui est mise en doute, malgré les ressources inventives du mouvement des enseignants mais surtout du mouvement des intermittents. L’invention touche aujourd’hui même la grève. Il serait, nous dit-on, nécessaire, d’inventer d’autres formes de luttes que la grève puisque la grève aurait montré ses limites ou son inefficacité comme moyen de revendication face à un gouvernement qui ne veut rien céder. Mais il s’agit plutôt de réinventer la grève sous d’autres formes, et de faire valoir la mutation intime de toutes les appartenances catégorielles professionnelles ou sociales qu’elle opère. Les seuls arrêts de travail – dont le modèle est imposé par la représentation du travail comme activité de production – n’épuisent pas la puissance de la grève. Mais son inefficacité immédiate n’a été qu’à la mesure de notre refus d’aller jusqu’au bout de nos possibilités : nous nous sommes heurtés à l’écueil des examens et à la confrontation possible avec les parents d’élèves. Nous avons refusé l’opposition, cherchant à tout prix l’alliance des parents, de l’opinion publique et le compromis.
Ou il faudrait être plus inventif comme l’ont été les intermittents du spectacle :
combien de plaintes d’enseignants n’avons-nous pas entendues qui voyaient dans le spectaculaire le nouveau modèle de la grève (et surtout d’une grève indolore peut-être), comme si la seule manifestation dans le spectacle pouvait être efficace. Il est même paradoxal que la grève du spectacle se soit retrouvée retournée dans l’imaginaire des enseignants comme l’idéal d’une grève spectaculaire. Il nous faut peut-être promouvoir un mode mineur de la grève qui se retire de la présence pleine du spectacle, de la présence spectaculaire.
Finalement la déclaration péremptoire de son inefficacité immédiate est plutôt l’aveu de l’ignorance de la puissance dynamique de la grève, de son historicité, le symptôme d’une volonté d’en finir avec la grève spectrale et de la conjurer. Dans de telles déclarations peut s’inscrire la question du débouché politique de la grève4 : la grève aurait échoué car elle ne pouvait trouver aucun relais, aucune traduction politique puisque aucun parti de gauche n’était en mesure de porter ses revendications. Mais la recherche du débouché constitue en même temps sa faillite et son manque de croyance en son propre dynamisme : la question du débouché était la ligne de fuite de la grève où elle cessait d’être elle-même, le débouché n’étant que la captation de la grève par le pouvoir ou les institutions, la reprise des assignations strictes entre le travail contraint et la liberté.
Une invention à venir :
la grève des examens ?
Pourtant il nous faut inventer. Et peut-être la décision inventive devrait concerner les examens, là où se joue le sens social de notre profession, là où toute la société, dans laquelle la connaissance a pris une valeur sociale plus grande, se reflète, là où s’exprime la demande sociale pour le savoir : déjà en juin, un groupe d’enseignants avaient proposé la « surnotation »5 du bac. La grève des examens doit être envisagée et discutée parmi les enseignants mais aussi parmi les parents d’élèves. Les discussions doivent être la préparation à la grève imminente, à son accueil dans l’horizon de son efficacité sociale en transformant la grève des cours et de la transmission du savoir en une grève de l’examen, c’est-à-dire de la sélection par le savoir : « Avec la surnotation, il sera aussi question désormais d’une autre responsabilité, libérée du modèle de la cogestion et du carcan de l’idéologie du travail. Reste donc à savoir quel sera l’espace politique de ceux qui mettent en avant cette nouvelle responsabilité envers les élèves, qui pensent que se joue là quelque chose d’essentiel au niveau subjectif et productif et que dans ce nœud tient l’avenir de l’école. C’est dire que le terrain de l’évaluation et des examens est désormais un espace politique où se joueront à la fois les formes et le contenu du mouvement de lutte dans l’école. »6 La question politique passe par le savoir, hors de l’école (dans une société où le contrôle du travail passe par un contrôle des compétences et une formation tout au long de la vie) et à l’école, et il est de notre responsabilité que d’interroger la position politique de notre propre savoir. Cette « nouvelle responsabilité » appelle une décision, encore aujourd’hui impensable dans le monde enseignant où le savoir reste trop souvent le lieu non interrogé d’une « autorité ».
La grève messianique
La puissance de la grève est sa capacité de suspension : suspension des oppositions entre la grève et le travail, suspension du temps de la présence selon cette temporalité en suspens de la grève et suspension, à travers cette nouvelle responsabilité, des normes professionnelles reconnues (même les grèves catégorielles affirment l’égalité de différentes catégories professionnelles, et toute grève est prise dans une logique de diffusion au reste du corps social). L’imminence de la grève, qui creuse le travail de l’intérieur et l’annule dans l’étrange mesure de son maintien, est sa « vocation messianique »7 : l’appel de la grève, plus que l’appel à la grève, révoque toutes les professions ou catégories professionnelles sans aucun contenu spécifique que la seule exigence d’invention. L’efficacité de la grève est l’inefficience des divisions mondaines professionnelles de l’ordre du travail. Lors des grèves du printemps, c’est d’une certaine manière cette dimension messianique de la grève comme altérité du monde du travail organisé et aussi de l’ordre juridique institué qui s’est exprimée dans la réaffirmation absolue du droit de grève, alors que le gouvernement menaçait ce droit par les « mises en demeure ». Certes cette revendication, éminemment paradoxale, d’un droit absolu de la grève contredit la notion de droit, puisqu’il n’y a de droit que déterminé8, comme se sont d’ailleurs empressé de le réaffirmer toutes les puissances gouvernementales et aussi syndicales dans le rappel des autres droits (« droit à l’examen », « droits des usagers
du service public ») opposés au « droit de grève », mais elle fait signe vers son sens politique, exprimé là encore paradoxalement dans le slogan d’une « grève générale » : comme « droit absolu », la grève est alors une action politique pure.
Contrairement à ce que disait autrefois un responsable politique, s’inscrivant dans la logique de l’ordre du travail institué (et d’un certain travail de l’ordre) : « il faut savoir finir une grève », l’important est de ne pas savoir finir une grève ou plutôt, et plus justement, de savoir ne pas finir une grève…
(1) Nous pouvons faire un parallèle avec le mouvement de mai 68 dont Maurice Blanchot disait en décembre de la même année qu’il devait « chercher à s’exprimer par une lutte principalement sociale, une lutte toujours collective intéressant toutes les catégories opprimées, mobilisant toute l’énergie populaire – où tout doit donc être fait pour que s’articulent jusqu’à la rupture les conflits que la société moderne a toujours dérobés et qui sont désormais la réalité publique quotidienne », Ecrits politiques, Editions Léo Scheer, p. 141.
(2) Stéphane Sirot, spécialiste de l’histoire de la grève en France, Libération, vendredi 13 juin 2003. Le double reproche à faire à l’historien est celui de l’annonce anticipée de la fin de la grève en ce 13 juin.
(3) La parole libérée se retourne contre la parole dirigeante qui ne dirige plus mais gouverne par la persuasion pseudo-philosophique, par le détournement de la voie humaniste de l’échange amical des idées (dans sa fameuse Lettre à ceux qui aiment l’école dont nous avons aimé le retour à l’envoyeur comme un geste de responsabilité et non d’autodafé), par la force, le mensonge, la répression et la sanction : en un mot, par un certain discours du sauveur (« sauver les retraites »,
« sauver l’école », « sauver les élèves », « sauver les otages pris par des terroristes »…), par un certain « dict » du salut qui n’est rien d’autre que celui de la « dictature ». Cette libération de la parole a été aussi la chance de ce mouvement, libérant les enseignants de la tentation, malheureusement toujours présente en chacun, d’une parole de pouvoir et de sa « réaction » sur l’autorité confondue avec le pouvoir.
(4) « Parmi les autres syndicats qui étaient dans le mouvement, la volonté d’une confrontation avec la politique du gouvernement a manqué. Les journées d’action étalées sur deux mois devaient permettre « l’extension » du mouvement : échec. Le 13 mai, nous étions deux millions dans la rue, avec une participation significative du privé. Le lendemain, de nombreux cheminots et agents de la RATP reconduisirent la grève. Les directions syndicales s’y opposèrent. Pourtant, c’est à ce moment-là que nous étions les plus forts. La grève générale devenait une possibilité réelle. [Je souligne] Oui, mais une grève générale victorieuse sur les retraites aurait entraîné une crise politique. L’absence de « débouché politique» crédible à gauche a-t-elle conduit directions syndicales et partis de gauche à tout faire pour éviter l’affrontement ? » Besancenot, Libération, 11 juillet 2003 ; si nous sommes séduit par l’idée d’une « grève permanente » et d’une « gauche de la grève », nous résistons encore à l’idée d’un parti de la grève (« La France a besoin d’un parti de la grève »), doutant encore que la vieille forme du parti soit la forme correspondant à cette grève appelée (surtout que l’appel émane en plus de la France).
(5) Voir le retour sur cette question dans la revue Multitudes, automne 2003, n° 14 « Scier la branche » par Jérôme Ceccaldi, Brian Holmes et François Matheron.
(6) Multitudes, n° 14, « Le monde enseignant en prise directe avec ses vieux démons, Mick Miel, p. 118.
(7) « La vocation messianique est la révocation de toute vocation », Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Rivages, p. 44.
(8) Même si nous ne sommes pas dupes du fait que cette déclaration a correspondu à l’abandon réel par les organisations syndicales de la grève, à l’annonce de sa fin.
(2) Stéphane Sirot, spécialiste de l’histoire de la grève en France, Libération, vendredi 13 juin 2003. Le double reproche à faire à l’historien est celui de l’annonce anticipée de la fin de la grève en ce 13 juin.
(3) La parole libérée se retourne contre la parole dirigeante qui ne dirige plus mais gouverne par la persuasion pseudo-philosophique, par le détournement de la voie humaniste de l’échange amical des idées (dans sa fameuse Lettre à ceux qui aiment l’école dont nous avons aimé le retour à l’envoyeur comme un geste de responsabilité et non d’autodafé), par la force, le mensonge, la répression et la sanction : en un mot, par un certain discours du sauveur (« sauver les retraites »,
« sauver l’école », « sauver les élèves », « sauver les otages pris par des terroristes »…), par un certain « dict » du salut qui n’est rien d’autre que celui de la « dictature ». Cette libération de la parole a été aussi la chance de ce mouvement, libérant les enseignants de la tentation, malheureusement toujours présente en chacun, d’une parole de pouvoir et de sa « réaction » sur l’autorité confondue avec le pouvoir.
(4) « Parmi les autres syndicats qui étaient dans le mouvement, la volonté d’une confrontation avec la politique du gouvernement a manqué. Les journées d’action étalées sur deux mois devaient permettre « l’extension » du mouvement : échec. Le 13 mai, nous étions deux millions dans la rue, avec une participation significative du privé. Le lendemain, de nombreux cheminots et agents de la RATP reconduisirent la grève. Les directions syndicales s’y opposèrent. Pourtant, c’est à ce moment-là que nous étions les plus forts. La grève générale devenait une possibilité réelle. [Je souligne] Oui, mais une grève générale victorieuse sur les retraites aurait entraîné une crise politique. L’absence de « débouché politique» crédible à gauche a-t-elle conduit directions syndicales et partis de gauche à tout faire pour éviter l’affrontement ? » Besancenot, Libération, 11 juillet 2003 ; si nous sommes séduit par l’idée d’une « grève permanente » et d’une « gauche de la grève », nous résistons encore à l’idée d’un parti de la grève (« La France a besoin d’un parti de la grève »), doutant encore que la vieille forme du parti soit la forme correspondant à cette grève appelée (surtout que l’appel émane en plus de la France).
(5) Voir le retour sur cette question dans la revue Multitudes, automne 2003, n° 14 « Scier la branche » par Jérôme Ceccaldi, Brian Holmes et François Matheron.
(6) Multitudes, n° 14, « Le monde enseignant en prise directe avec ses vieux démons, Mick Miel, p. 118.
(7) « La vocation messianique est la révocation de toute vocation », Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Rivages, p. 44.
(8) Même si nous ne sommes pas dupes du fait que cette déclaration a correspondu à l’abandon réel par les organisations syndicales de la grève, à l’annonce de sa fin.