Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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Cancun, ou l’effondrement de l’offensive néolibérale
Cancun, on n’a pas seulement assisté à une bataille géopolitique de plus, mais surtout à l’enterrement de l’offensive néolibérale commencée dans les années 1970. Pour mieux comprendre la portée de cet événement, il nous faut revenir quelque trente ans en arrière.
Les années 1970 constituent un tournant dans deux cycles de l’économie-monde capitaliste. D’un côté, elles marquent le début d’une longue stagnation, la phase B d’un cycle Kondratieff, dont nous ne sommes toujours pas sortis. D’un autre côté, elles marquent le moment où l’hégémonie américaine commença à décliner. Lors des périodes de stagnation de l’économie-monde, on observe une chute du taux de profit à un niveau extrêmement bas, du fait d’une concurrence accrue dans les industries de pointe, qui engendre une surproduction. En découlent deux types de batailles géo-économiques : d’une part, une lutte entre les différents centres de l’accumulation capitaliste (les Etats-Unis, l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’est asiatique) pour faire supporter aux autres le fardeau de faibles taux de profit. C’est ce que j’appelle « exporter le chômage », et c’est ce qui se produit depuis trente ans, au cours desquels l’Europe (dans les années 1970), puis le Japon (dans les années 1980), et enfin les Etats-Unis (à la fin des années 1990), l’emportèrent successivement dans cette lutte.
La seconde bataille géo-économique oppose, quant à elle, le centre et la périphérie, le Nord et le Sud, le Nord tâchant de reprendre au Sud tous les menus gains qu’il avait réussi à faire pendant la phase A du cycle Kondratieff, entre 1945 et 1970 environ. Tout le monde sait bien que l’Amérique Latine, l’Afrique, l’Europe de l’Est et l’Asie du Sud connurent, dans l’ensemble, de piètres performances après 1970. La seule région du Sud qui ait relativement réussi est l’Asie de l’Est et du Sud-Est, du moins jusqu’à la crise financière de la fin des années 1990. Mais il est inévitable qu’une région de la périphérie s’en sorte dans les périodes de récession, puisqu’elle doit accueillir les relocalisations des industries déclinantes du centre.
Durant cette période difficile où les capitalistes essayaient à tout prix de maintenir leur revenu, en partie grâce à des délocalisations de la production, mais surtout par la spéculation financière, ces mêmes capitalistes se lancèrent dans ce que l’on peut appeler une contre-offensive contre les gains accumulés par le Sud et par les classes ouvrières du Nord pendant la phase A du cycle Kondratieff. C’est ce qu’on appela le « néolibéralisme ». Sur le plan politique, cette contre-offensive se traduisit avant tout par la transformation du Parti Conservateur anglais et du Parti Républicain américain, jusqu’alors composés de Keynésiens modérés, en partie de féroces défenseurs des remèdes douteux de Milton-Friedman. En cela, les années Thatcher au Royaume-Uni et les années Reagan aux Etats-Unis représentèrent un virage à droite de la politique, tant au niveau national qu’international, mais aussi et surtout la transformation des structures de leurs propres partis, qui entraîna le basculement du point d’équilibre des forces politiques intérieures du centre vers un centre-droit très à droite. La nouvelle politique conservatrice s’évertua à réduire toutes les sources d’augmentation des coûts de production : les salaires, l’internalisation des coûts destinée à diminuer les dommages sur l’environnement, les prélèvements publics assurant le financement de l’Etat Providence.
Les différents pays du Nord tentèrent de coordonner cette politique en créant une gamme de nouvelles institutions, en particulier la Commission Trilatérale, le G-7 et le Forum Economique Mondial de Davos. La politique économique prônée fut appelée le « Consensus de Washington ». Attirons l’attention, tout d’abord, sur le fait que le Consensus de Washington prit la place de ce qu’on appelait le « développementalisme ». Celui-ci avait régné sur la politique économique mondiale durant toute la période précédente (à la fin des années 60, l’ONU avait même proclamé que les années 70 seraient « la décennie du développement »). L’hypothèse de départ du développementalisme était que tout pays pouvait se développer à condition que l’Etat y mène des politiques appropriées, et l’horizon de cette théorie était celui d’un monde composé d’états tous à peu près semblables, et tous à un niveau de richesse comparable. Bien entendu, le développementalisme conduisait à l’échec, ne pouvait que conduire à l’échec, et cette triste réalité devint claire aux yeux de tous à l’aube de la décennie 70.
En lieu et place du développementalisme, le Consensus de Washington décréta que le monde était entré dans une ère de « globalisation ». La globalisation, c’était le triomphe du libre-échange, la réduction drastique du rôle économique de l’Etat et, par-dessus tout, l’élimination de tous les obstacles étatiques à la libre circulation des marchandises et du capital. Le Consensus de Washington décida que le rôle principal des gouvernements, en particulier ceux du Sud, était de mettre fin aux illusions du développementalisme et d’accepter l’ouverture sans restrictions de leurs frontières. Mrs Thatcher claironna qu’ils n’avaient pas le choix. Elle assénait : TINA – There Is No Alternative (Il n’y a pas d’alternative). TINA signifiait que si un gouvernement ne se pliait pas aux nouvelles exigences, il serait sanctionné, d’abord par le marché mondial, ensuite par les institutions internationales.
On n’a pas jusqu’ici accordé suffisamment attention au fait que c’est au début des années 70 que les institutions internationales commencèrent à jouer un rôle important dans ces luttes géo-économiques. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale furent chargés de mettre en application le Consensus de Washington, avec le plus grand zèle. Ils purent jouer ce rôle car les pays du Sud, touchés de plein fouet par la stagnation de l’économie-monde, étaient à court de capitaux et devaient ainsi avoir un recours constant à des prêteurs étrangers pour équilibrer leur balance des paiements négative. Le FMI imposa des conditions drastiques aux prêts qu’il octroyait, conditions qui imposaient en général de réduire considérablement les services sociaux à l’intérieur du pays, et qui donnait priorité absolue au remboursement de la dette extérieure.
Dans les années 1980, une étape supplémentaire fut franchie. L’idée d’une Organi-sation Mondiale du Commerce avait été discutée dès les années 40. Mais elle avait achoppé sur les profondes dissensions entre les centres d’accumulation du capital. Dans les années 80, c’est la conviction partagée par tous les pays du Nord qu’une telle organisation pourrait se montrer fort utile pour imposer le Consensus de Washington, qui permit à l’idée de prendre forme. Théoriquement, l’OMC prône l’ouverture des frontières, l’élargissement d’un marché mondial libre de toute entrave. Le problème, c’est que le Nord n’a jamais vraiment voulu cela. Le Nord voulait que les pays du SUD ouvrent leurs frontières, mais il ne voulait assurément pas ouvrir les siennes en contrepartie.
Une fois que les Etats-Unis eurent créé l’ALENA (l’Accord de Libre Echange Nord-Americain) et que l’Europe de l’Ouest eut progressé dans la constitution de sa propre union économique, les pays du Nord décidèrent qu’il était temps de faire avancer le programme de l’OMC. La rencontre de Seattle en 1999 fut choisie à cette fin. Mais les pays du Nord avaient trop tardé. Les ravages économiques du Consensus de Washington (augmentation du chômage, dégradation de l’environnement, disparition de l’autonomie alimentaire) engendrèrent un mouvement de contestation à l’ampleur inattendue qui parvint à rassembler une multitude de groupes différents, des anarchistes aux écologistes, en passant par les syndicats. Et la réunion de leurs contestations mit à mal la rencontre de Seattle. A quoi il convient d’ajouter que lors de cette rencontre, les E.-U. et l’Europe de l’Ouest étaient en conflit à cause de leurs politiques protectionnistes réciproques. Ainsi, Seattle déboucha sur un échec.
Deux événements majeurs survinrent à ce stade. Le premier est la création du Forum Social Mondial (FSM), qui organisa ses trois premières rencontres à Porto Alegre et constitua un « mouvement des mouvements » contre le néolibéralisme, le Consensus de Washington et le Forum de Davos. Jusqu’à ce jour, sa réussite est remarquable. Les attentats du 11 septembre constituent le second événement à la suite duquel Bush proclama sa doctrine de la guerre préventive et unilatérale contre quiconque serait désigné comme « terroriste » par le gouvernement américain.
Le premier effet du 11 septembre fut un soutien mondial massif dans la lutte contre le « terrorisme ». C’est dans ce contexte que se déroula à Doha la rencontre suivante de l’OMC, au cours de laquelle les pays du Nord purent imposer à un Sud momentanément intimidé l’acceptation d’un accord visant à discuter de nouveaux traités, destinés à ouvrir les frontières économiques mondiales à un degré sans précédent. Ces traités devaient être signés à Cancun en 2003.
Mais là encore, Cancun arriva trop tard. En effet, entre Doha et Cancun survinrent l’invasion de l’Irak et ses conséquences, qui retournèrent l’opinion mondiale contre les E.-U. et mirent en avant les limites importantes de la puissance militaire américaine. Dans la même période, la mobilisation mondiale pour la paix renforça considérablement les forces issues de Porto Alegre, qui furent ainsi en position d’exercer une forte pression sur les pays du Sud pour qu’ils ne cèdent pas.
A Cancun, les forces plus ou moins unies du Nord voulurent imposer leur programme d’ouverture des frontières du Sud à leurs propres marchandises et capitaux, tout en maintenant la protection de la propriété intellectuelle du Nord (les brevets) contre la dilution et le non-respect. Mais le Sud organisa une résistance. Le Brésil prit la tête d’un groupe de 21 pays (dont l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) qui, globalement, exigèrent en échange l’ouverture des frontières du Nord à leurs propres produits agricoles et industriels. Dans cette bataille, le Groupe des 21, qui représentait des « puissances de moyenne envergure », obtint le soutien de pays plus pauvres, particulièrement de pays africains. Dans la mesure où le Nord n’était pas prêt, pour des raisons de politique intérieure, à faire au Sud de sérieuses concessions, le Sud ne varia pas de position. On se trouva donc dans une impasse.
Tout le monde y voit une victoire politique pour les états du Sud. Nul doute cependant que cette victoire est due à la conjugaison de deux facteurs : la faiblesse géopolitique des E-U. et la vigueur des forces de Porto Alegre. L’OMC est bel et bien morte. Elle survivra sur le papier comme nombre d’autres institutions internationales, mais elle n’aura plus aucun poids.
Les E.-U. espèrent rétablir la situation en agissant de façon unilatérale. Mais ils verront qu’il ne sera pas aisé d’amener des pays importants du Sud à signer des accords de libre-échange trop inégaux. Le Sud va dorénavant continuer à affronter le FMI et la Banque mondiale. D’ailleurs, cette offensive a déjà commencé, et l’audacieux défi lancé au FMI par le président argentin Nestor Kirchner a prouvé qu’une telle tactique pouvait être payante. Et sous peu le terme de « néolibéralisme » sera relégué parmi les folies quasi oubliées d’un temps révolu.
Les années 1970 constituent un tournant dans deux cycles de l’économie-monde capitaliste. D’un côté, elles marquent le début d’une longue stagnation, la phase B d’un cycle Kondratieff, dont nous ne sommes toujours pas sortis. D’un autre côté, elles marquent le moment où l’hégémonie américaine commença à décliner. Lors des périodes de stagnation de l’économie-monde, on observe une chute du taux de profit à un niveau extrêmement bas, du fait d’une concurrence accrue dans les industries de pointe, qui engendre une surproduction. En découlent deux types de batailles géo-économiques : d’une part, une lutte entre les différents centres de l’accumulation capitaliste (les Etats-Unis, l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’est asiatique) pour faire supporter aux autres le fardeau de faibles taux de profit. C’est ce que j’appelle « exporter le chômage », et c’est ce qui se produit depuis trente ans, au cours desquels l’Europe (dans les années 1970), puis le Japon (dans les années 1980), et enfin les Etats-Unis (à la fin des années 1990), l’emportèrent successivement dans cette lutte.
La seconde bataille géo-économique oppose, quant à elle, le centre et la périphérie, le Nord et le Sud, le Nord tâchant de reprendre au Sud tous les menus gains qu’il avait réussi à faire pendant la phase A du cycle Kondratieff, entre 1945 et 1970 environ. Tout le monde sait bien que l’Amérique Latine, l’Afrique, l’Europe de l’Est et l’Asie du Sud connurent, dans l’ensemble, de piètres performances après 1970. La seule région du Sud qui ait relativement réussi est l’Asie de l’Est et du Sud-Est, du moins jusqu’à la crise financière de la fin des années 1990. Mais il est inévitable qu’une région de la périphérie s’en sorte dans les périodes de récession, puisqu’elle doit accueillir les relocalisations des industries déclinantes du centre.
Durant cette période difficile où les capitalistes essayaient à tout prix de maintenir leur revenu, en partie grâce à des délocalisations de la production, mais surtout par la spéculation financière, ces mêmes capitalistes se lancèrent dans ce que l’on peut appeler une contre-offensive contre les gains accumulés par le Sud et par les classes ouvrières du Nord pendant la phase A du cycle Kondratieff. C’est ce qu’on appela le « néolibéralisme ». Sur le plan politique, cette contre-offensive se traduisit avant tout par la transformation du Parti Conservateur anglais et du Parti Républicain américain, jusqu’alors composés de Keynésiens modérés, en partie de féroces défenseurs des remèdes douteux de Milton-Friedman. En cela, les années Thatcher au Royaume-Uni et les années Reagan aux Etats-Unis représentèrent un virage à droite de la politique, tant au niveau national qu’international, mais aussi et surtout la transformation des structures de leurs propres partis, qui entraîna le basculement du point d’équilibre des forces politiques intérieures du centre vers un centre-droit très à droite. La nouvelle politique conservatrice s’évertua à réduire toutes les sources d’augmentation des coûts de production : les salaires, l’internalisation des coûts destinée à diminuer les dommages sur l’environnement, les prélèvements publics assurant le financement de l’Etat Providence.
Les différents pays du Nord tentèrent de coordonner cette politique en créant une gamme de nouvelles institutions, en particulier la Commission Trilatérale, le G-7 et le Forum Economique Mondial de Davos. La politique économique prônée fut appelée le « Consensus de Washington ». Attirons l’attention, tout d’abord, sur le fait que le Consensus de Washington prit la place de ce qu’on appelait le « développementalisme ». Celui-ci avait régné sur la politique économique mondiale durant toute la période précédente (à la fin des années 60, l’ONU avait même proclamé que les années 70 seraient « la décennie du développement »). L’hypothèse de départ du développementalisme était que tout pays pouvait se développer à condition que l’Etat y mène des politiques appropriées, et l’horizon de cette théorie était celui d’un monde composé d’états tous à peu près semblables, et tous à un niveau de richesse comparable. Bien entendu, le développementalisme conduisait à l’échec, ne pouvait que conduire à l’échec, et cette triste réalité devint claire aux yeux de tous à l’aube de la décennie 70.
En lieu et place du développementalisme, le Consensus de Washington décréta que le monde était entré dans une ère de « globalisation ». La globalisation, c’était le triomphe du libre-échange, la réduction drastique du rôle économique de l’Etat et, par-dessus tout, l’élimination de tous les obstacles étatiques à la libre circulation des marchandises et du capital. Le Consensus de Washington décida que le rôle principal des gouvernements, en particulier ceux du Sud, était de mettre fin aux illusions du développementalisme et d’accepter l’ouverture sans restrictions de leurs frontières. Mrs Thatcher claironna qu’ils n’avaient pas le choix. Elle assénait : TINA – There Is No Alternative (Il n’y a pas d’alternative). TINA signifiait que si un gouvernement ne se pliait pas aux nouvelles exigences, il serait sanctionné, d’abord par le marché mondial, ensuite par les institutions internationales.
On n’a pas jusqu’ici accordé suffisamment attention au fait que c’est au début des années 70 que les institutions internationales commencèrent à jouer un rôle important dans ces luttes géo-économiques. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale furent chargés de mettre en application le Consensus de Washington, avec le plus grand zèle. Ils purent jouer ce rôle car les pays du Sud, touchés de plein fouet par la stagnation de l’économie-monde, étaient à court de capitaux et devaient ainsi avoir un recours constant à des prêteurs étrangers pour équilibrer leur balance des paiements négative. Le FMI imposa des conditions drastiques aux prêts qu’il octroyait, conditions qui imposaient en général de réduire considérablement les services sociaux à l’intérieur du pays, et qui donnait priorité absolue au remboursement de la dette extérieure.
Dans les années 1980, une étape supplémentaire fut franchie. L’idée d’une Organi-sation Mondiale du Commerce avait été discutée dès les années 40. Mais elle avait achoppé sur les profondes dissensions entre les centres d’accumulation du capital. Dans les années 80, c’est la conviction partagée par tous les pays du Nord qu’une telle organisation pourrait se montrer fort utile pour imposer le Consensus de Washington, qui permit à l’idée de prendre forme. Théoriquement, l’OMC prône l’ouverture des frontières, l’élargissement d’un marché mondial libre de toute entrave. Le problème, c’est que le Nord n’a jamais vraiment voulu cela. Le Nord voulait que les pays du SUD ouvrent leurs frontières, mais il ne voulait assurément pas ouvrir les siennes en contrepartie.
Une fois que les Etats-Unis eurent créé l’ALENA (l’Accord de Libre Echange Nord-Americain) et que l’Europe de l’Ouest eut progressé dans la constitution de sa propre union économique, les pays du Nord décidèrent qu’il était temps de faire avancer le programme de l’OMC. La rencontre de Seattle en 1999 fut choisie à cette fin. Mais les pays du Nord avaient trop tardé. Les ravages économiques du Consensus de Washington (augmentation du chômage, dégradation de l’environnement, disparition de l’autonomie alimentaire) engendrèrent un mouvement de contestation à l’ampleur inattendue qui parvint à rassembler une multitude de groupes différents, des anarchistes aux écologistes, en passant par les syndicats. Et la réunion de leurs contestations mit à mal la rencontre de Seattle. A quoi il convient d’ajouter que lors de cette rencontre, les E.-U. et l’Europe de l’Ouest étaient en conflit à cause de leurs politiques protectionnistes réciproques. Ainsi, Seattle déboucha sur un échec.
Deux événements majeurs survinrent à ce stade. Le premier est la création du Forum Social Mondial (FSM), qui organisa ses trois premières rencontres à Porto Alegre et constitua un « mouvement des mouvements » contre le néolibéralisme, le Consensus de Washington et le Forum de Davos. Jusqu’à ce jour, sa réussite est remarquable. Les attentats du 11 septembre constituent le second événement à la suite duquel Bush proclama sa doctrine de la guerre préventive et unilatérale contre quiconque serait désigné comme « terroriste » par le gouvernement américain.
Le premier effet du 11 septembre fut un soutien mondial massif dans la lutte contre le « terrorisme ». C’est dans ce contexte que se déroula à Doha la rencontre suivante de l’OMC, au cours de laquelle les pays du Nord purent imposer à un Sud momentanément intimidé l’acceptation d’un accord visant à discuter de nouveaux traités, destinés à ouvrir les frontières économiques mondiales à un degré sans précédent. Ces traités devaient être signés à Cancun en 2003.
Mais là encore, Cancun arriva trop tard. En effet, entre Doha et Cancun survinrent l’invasion de l’Irak et ses conséquences, qui retournèrent l’opinion mondiale contre les E.-U. et mirent en avant les limites importantes de la puissance militaire américaine. Dans la même période, la mobilisation mondiale pour la paix renforça considérablement les forces issues de Porto Alegre, qui furent ainsi en position d’exercer une forte pression sur les pays du Sud pour qu’ils ne cèdent pas.
A Cancun, les forces plus ou moins unies du Nord voulurent imposer leur programme d’ouverture des frontières du Sud à leurs propres marchandises et capitaux, tout en maintenant la protection de la propriété intellectuelle du Nord (les brevets) contre la dilution et le non-respect. Mais le Sud organisa une résistance. Le Brésil prit la tête d’un groupe de 21 pays (dont l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) qui, globalement, exigèrent en échange l’ouverture des frontières du Nord à leurs propres produits agricoles et industriels. Dans cette bataille, le Groupe des 21, qui représentait des « puissances de moyenne envergure », obtint le soutien de pays plus pauvres, particulièrement de pays africains. Dans la mesure où le Nord n’était pas prêt, pour des raisons de politique intérieure, à faire au Sud de sérieuses concessions, le Sud ne varia pas de position. On se trouva donc dans une impasse.
Tout le monde y voit une victoire politique pour les états du Sud. Nul doute cependant que cette victoire est due à la conjugaison de deux facteurs : la faiblesse géopolitique des E-U. et la vigueur des forces de Porto Alegre. L’OMC est bel et bien morte. Elle survivra sur le papier comme nombre d’autres institutions internationales, mais elle n’aura plus aucun poids.
Les E.-U. espèrent rétablir la situation en agissant de façon unilatérale. Mais ils verront qu’il ne sera pas aisé d’amener des pays importants du Sud à signer des accords de libre-échange trop inégaux. Le Sud va dorénavant continuer à affronter le FMI et la Banque mondiale. D’ailleurs, cette offensive a déjà commencé, et l’audacieux défi lancé au FMI par le président argentin Nestor Kirchner a prouvé qu’une telle tactique pouvait être payante. Et sous peu le terme de « néolibéralisme » sera relégué parmi les folies quasi oubliées d’un temps révolu.
Traduit de l’anglais par Michaëlla Hénocque-Smart, Esther Ménévis et Mathieu Ros