Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
entretien de Toni Negri par Leneide Duarte-Plon
Imprimer l'articleComprendre la violence du pouvoir
Le Passant Ordinaire : Beaucoup ont vu dans la guerre d’invasion de l’Irak une action dirigée contre l’ONU. L’ONU aura-t-elle encore un rôle et lequel dans un monde où les Etats-Unis se permettent de faire des « guerres préventives » ?
Antonio Negri : Non, moi je n’ai jamais vraiment pensé qu’il s’agissait d’une guerre contre l’ONU. Pour moi, et indépendamment des prétextes invoqués pour la justifier, la guerre en Irak a toujours eu l’apparence d’un coup d’État. Un coup d’État qui avait des implications complexes : par exemple contre l’Europe, contre l’euro – contre l’idée d’un espace européen à la fois financier, commercial, monétaire, politique susceptible de remettre en cause un ordre mondial jusque là centré sur les Etats-Unis. La guerre en Irak, c’est la façade visible d’une nouvelle guerre froide, cette fois-ci entre les Etats Unis et l’Europe. Et cela ne peut pas se comprendre sans le scénario impérial. Pour revenir à l’ONU : la fonction de l’ONU était probablement déjà épuisée avant la guerre. L’ONU a été totalement incapable de faire respecter un nombre infini de résolutions concernant le conflit israélo-palestinien. Elle n’a pas su intervenir dans les génocides les plus effroyables. La structure est morte depuis longtemps, son efficacité est désormais nulle, il faut bien le reconnaître. L’ONU est une organisation de nations – quel sens peut-elle encore avoir dans un contexte désormais totalement mondialisé ?
Quel sera le futur pour les nations sans l’ONU ?
Je ne prédis hélas pas le futur ! Peut-être aura-t-on la victoire des forces démocratiques au niveau global, c’est-à-dire le renversement de la ligne actuellement mise en œuvre par le gouvernement américain, la construction d’un ordre global impérial dans lequel la reconstruction des Nations unies aurait du sens – tout en sachant que cela ne serait plus l’Union de nations au sens strict…
Ce qui est actuellement visible, c’est que le monde est traversé par des forces démocratiques puissantes : ce sont elles qui pourront décréter la fin du pouvoir des nations, de l’égoïsme des élites capitalistes, des intérêts du capital… La nouvelle organisation mondiale devra être une organisation démocratique des multitudes et non des Etats-nations.
Quand vous avez écrit Empire, les États-Unis n’avaient pas encore vécu le 11 septembre 2001. En quoi cet attentat a-t-il changé la donne géopolitique ?
Effectivement, les E.-U. n’avaient pas encore vécu le 11 septembre. Mais je crois que l’administration américaine avait déjà établi un nouveau programme d’anticipation de la guerre qui passait dans tous les cas par la définition d’une capacité d’intervention dans le monde entier et par un programme qui tenait compte de la constitution de l’Empire. Je considère le 11 septembre comme quelque chose qui est advenu au sein d’un contexte qui avait déjà largement été anticipé, et qui a suscité une réaction que l’on peut considérer comme un véritable coup d’État. Le 11 septembre est en soi une chose horrible, c’est évident. Mais j’ai tendance à croire que les E.-U. en ont fait l’occasion d’un coup d’État à l’échelle mondiale. C’est-à-dire en réalité l’occasion de résoudre le vrai problème qui se posait à eux : qui commandera sur l’Empire ?
Qui s’emparera de la souveraineté dans l’Empire ?
Dans votre livre vous dites que l’Empire n’est pas américain : « L’Empire est simplement capitaliste : c’est l’ordre du capital collectif cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle ».
L’Empire que nous avons cherché à décrire après en avoir analysé la constitution et le fonctionnement n’est pas les États-Unis. Et on ne peut pas réduire l’Empire à l’impérialisme américain, même si celui-ci y participe évidemment. Ce qui est en revanche vrai, c’est que l’enjeu actuel à l’échelle de l’Empire, c’est un nouveau type de souveraineté. Et les États-Unis essaient de se l’approprier, d’où l’intérêt d’une guerre préventive – ou, hélas, effective – sans fin à l’échelle mondiale. C’est au sein du capitalisme que s’affrontent les forces qui cherchent à mettre la main sur le pouvoir impérial : comme dans l’Antiquité, les monarques et les aristocraties s’affrontent. Les deux premières guerres mondiales étaient encore essentiellement des guerres entre Etats-nations. Aujourd’hui, l’Empire n’est ni le bien ni le mal, c’est une autre structure mondiale – une structure qui a définitivement enterré la vieille structure des pouvoirs, des prérogatives et des frontières nationales. L’espace n’est plus le même. Et les guerres, réelles ou virtuelles, de basse ou de haute intensité, ne sont plus les mêmes. Mais les morts et la souffrance ressemblent a ce qu’ils ont toujours été : une barbarie.
A propos du Forum Social Mondial de Porto Alegre vous avez dit au journal Le Monde : « C’est un moment fondamental dans la construction d’un contre-Empire. Il y a des années que je n’avais pas vu dans un mouvement social une telle capacité et une telle intelligence à comprendre la violence du pouvoir et à préparer continuellement et de manière si imprévisible des stratégies de luttes nouvelles et inventives. » Dans cette perspective, comment percevez-vous le gouvernement du PT au Brésil, que vous avez visité récemment ?
Je trouve que le PT représente quelque chose de totalement imprévisible. Imprévisible, parce qu’il s’agissait d’un gouvernement de gauche traditionnel qui se fondait sur des forces de gauche tout aussi traditionnelles. Et pourtant ce qui a été fait, c’est un effort énorme d’innovation, d’invention et d’expérimentation politique. Le PT a immédiatement commencé à parler au niveau global, c’est quelque chose d’extrêmement important. Personne ne s’y attendait. Mon jugement sur la politique du gouvernement de Lula est absolument positif. Il est évident que les problèmes du Brésil – et plus généralement ceux de l’Amérique latine, sont énormes, et que ce n’est pas en quelques mois que l’on pourra les résoudre. Mais il est tout aussi évident que la seule manière de les résoudre est de chercher une solution au niveau global. Dans ces pays, la révolution n’est pas possible : elle n’était pas possible en Union soviétique, alors en Amérique latine… Ce serait complètement stupide d’imaginer un futur révolutionnaire pour des pays comme le Brésil ou l’Argentine ;
et je suis très fâché avec certaines couches de la gauche locale qui n’ont absolument pas compris ce que cherchait à faire Lula, ce que cherche à faire Kirchner. On a l’impression qu’ils ont perdu toute faculté critique. Comprendre la décision du gouvernement argentin de ne pas payer la dette, voilà ce qui est important ! Comprendre que cela n’aurait pas été possible sans l’appui du gouvernement brésilien. Com-prendre que pour bloquer Cancùn, c’est-à-dire un projet impérial violent et injuste, il fallait obtenir l’alliance de l’Inde et de la Chine – et là encore, c’est à travers Lula que cela a été possible.
Donc vous approuvez à 100% la politique extérieure de Lula ?
Je ne serais pas capable de vous dire grand chose sur sa politique intérieure, parce
que je ne connais pas ses positions et ses réalisations aussi bien qu’en politique étrangère ; mais je crois fermement que les problèmes du Brésil sont insolubles à moins que la communauté internationale fasse un véritable effort. On n’en a pas fini avec l’esclavagisme – parce que le Brésil, hélas, est encore un pays esclavagiste, un pays où la couleur de la peau détermine la vie des hommes –, et on n’en finira pas si l’on n’en passe pas par une convergence très large de forces politiquement nouvelles. J’ai l’impression que le gouvernement de Lula se meut sur ce terrain.
Que voulez-vous dire quand vous dites que le Brésil est un pays esclavagiste ?
A Brasilia, on ne m’a fait rencontrer qu’un seul Noir. Et c’était Gilberto Gil…
Les Noirs ne sont pas encore à égalité avec les Blancs…
Les Noirs représentent 70% de la population, n’est-ce pas ? Il n’existe pas de discrimination positive pour entrer à l’université. Ils n’ont rien. Ils vivent dans la misère. Jamais une révolution n’a tenté de s’allier aux Noirs. Les E.-U. ont eu des mouvements noirs, pas le Brésil. La gauche brésilienne a très bonne conscience. Elle n’y pense pas, elle évite d’y penser. Elle peut être tout ce qu’on veut, mais elle ne s’est jamais ouverte aux mouvements black.
Vous avez été en Argentine au cours de votre voyage en Amérique du Sud en octobre-novembre. Comment avez-vous perçu l’Argentine et la société civile après la grande crise qui a ruiné le pays ?
On a vu surgir avec la crise une sorte d’insurrection. Le gouvernement Kirchner a réussi à ouvrir un dialogue avec les forces populaire, et c’est sur cette base qu’il a
pu demander de l’aide aux pays capitalistes centraux tout en réussissant à maintenir
une certaine ouverture démocratique à l’intérieur du pays. Et quand je parle d’ouverture démocratique, je ne parle pas seulement de la représentation politique traditionnelle mais des mouvements, de la capacité exceptionnelle des « piqueteros » et des autres, des assemblées, des organisations de quartiers et de villages, à construire un autre discours et d’autres pratiques politiques au sein de la société argentine.
Je crois que la seule possibilité de sortir de tout cela, c’est la construction du Mercosud, la construction d’une unité politique entre un certain nombre de grands pays – l’Argentine, le Brésil, les pays andins. Les Andes sont importantes : là aussi, il me semble qu’il est en train de se passer une véritable révolution sociale, extrêmement profonde, à partir de certaines revendications des Natifs. C’est peut être la première fois que les Indios osent s’élever contre les oligarchies locales.
Vous parlez de la Bolivie ?
Je parle de la Bolivie, de la Colombie… L’élection du maire de Bogotà est un signal important. Mais je parle aussi de l’Uruguay, du Paraguay, du Pérou, et même de
l’Équateur : il y a là des mouvements qui sont très intéressants, même s’ils sont évidemment encore fragiles et moins visibles que ceux du Brésil ou de l’Argentine. On
en revient au début de cet entretien, c’est-à-dire à Lula. Lula a interprété un tournant
historique essentiel : ce n’est pas simplement le représentant d’une gauche traditionnelle, plus ou moins interne à la société civile, et qui suit une conception très pragmatique de la démocratie. C’est quelqu’un qui a compris que des luttes et des mouvements sociaux sont en train de se jouer, qu’une transformation sociale profonde est en train de se produire, et que cela ne concerne pas seulement le Brésil et l’Argentine mais toute l’Amérique du Sud – qui refuse désormais de n’être que le lieu où les Américains viennent faire leurs sales affaires, et qui demande une dignité politique et sociale qui lui a toujours été refusée.
Comment Lula peut-il réussir un vrai
gouvernement de gauche et suivre en bon élève les recettes du FMI, presque en otage du FMI ?
Le Brésil est trop loin de l’Italie pour qu’il m’appartienne de le dire – je n’y ai fait qu’un voyage d’un mois… Mais je suis sûr que tous les gouvernements d’Amérique latine finiront par apprendre de Lula ce que signifie faire une politique active et devenir un véritable acteur politique sur la scène internationale. Arrêter d’être des victimes, redevenir des hommes capables de s’exprimer, de décider de leurs propres vies et du sort de leur pays : ce n’est que de cela qu’il s’agit, et pourtant c’est un changement énorme. Certains appellent cela une révolution.
Dans L’Europe, l’Amérique, la guerre, le philosophe Etienne Balibar réfléchit aux possibilités d’une Europe qui ferait contre-poids à la puissance américaine. L’Amérique a-t-elle une prétention de souveraineté universelle outre un projet impérialiste comme prétend Etienne Balibar ?
Oui, je crois que les E.-U. ont une prétention de souveraineté universelle mais à partir d’un projet qui demeure impérialiste. C’est pour cela que la construction de l’Europe est essentielle. L’Europe doit être ouverte, elle ne doit pas se penser comme super-nation. Elle doit au contraire choisir la voie du fédéralisme – un fédéralisme ouvert qui ne cherche pas à unifier et réduire les diversités, la puissance des singularités, sous le joug d’une unité étatique et souveraine. En somme, un pluralisme réel, la fédération de singularités consistantes. Je crois vraiment que le projet européen peut constituer une ouverture politique importante sur le monde et se transformer en une sorte d’« experimentum » : une sorte d’essai de gouvernement démocratique d’un type nouveau.
A votre avis, en quelles termes pourra s’effectuer une refonte des institutions et du droit international ?
Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un nouveau droit international. Il y aura un droit impérial, intérieur à l’Empire. Il faut un droit démocratique et cosmopolite réel, un droit dont le but ne soit pas de maintenir et d’assurer la coexistence pacifique des nations, mais de construire une démocratie globale sous la pression des groupes démocratiques qui existent au sein même de l’Empire.
Dans la revue The New Republic, le journaliste Andrew Sullivan a écrit que la principale puissance qui bénéficiera de la réussite de la construction européenne sera la France. Les Américains veulent-ils en fait casser la France pour casser l’Europe ?
Il est plus qu’évident que les E.-U. font tout pour détruire l’Europe, en réalité cela fait 50 ans qu’ils essaient d’en empêcher la construction. Récemment, dans le New York Times, ils se réjouissaient davantage de la faillite du projet de constitution européenne que de la capture de Saddam… Par ailleurs, il est vrai que la France cherche à représenter l’Europe et se comporte avec une certaine arrogance – elle l’a toujours fait, elle le fait également pour l’Europe –, mais je ne crois pas que ce soit une solution. L’Europe est un projet plus complexe et plus vaste que la seule réalité de la France. On ne peut pas s’en tenir au classique affrontement entre nations souveraines.
Et vous croyez que les Américains vont réussir à casser le projet européen ?
Je ne sais pas, mais effectivement, s’il n’y a pas un mouvement qui ressemble à celui qu’indique Etienne Balibar, c’est-à-dire un mouvement démocratique radical – pas seulement en Europe mais partout dans le monde –, il est possible qu’ils y parviennent.
Votre parcours est dramatiquement lié à l’histoire contemporaine de votre pays, l’Italie. Comment appréciez-vous le gouvernement actuel et le devenir de ce pays ?
Berlusconi représente une expérience extrêmement intéressante du point de vue de la science politique ! L’Italie possède une histoire qui a été populiste, fasciste – elle a inventé le fascisme – et aujourd’hui elle est en train d’inventer le populisme médiatique. Berlusconi, c’est cela : un homme de télévision qui dirige un pays à partir de ses télévisions, à partir de la gestion de l’information, à partir de techniques de marketing, de gestion de l’image – à commencer par la sienne. Mais la santé du pays est bien autre chose : le climat social est en ébullition, les gens vivent mal. L’Italie, aujourd’hui, c’est l’un des pays où les luttes – ouvrières, citoyennes, sociales – sont à nouveau les plus fortes ; un pays où l’on trouve des programmes d’organisation post-socialistes importants et larges. Je suis donc à la fois très pessimiste sur la situation politique du pays, et assez optimiste devant des mouvements populaires de protestation qui tendent à devenir de plus en plus vastes.
Antonio Negri : Non, moi je n’ai jamais vraiment pensé qu’il s’agissait d’une guerre contre l’ONU. Pour moi, et indépendamment des prétextes invoqués pour la justifier, la guerre en Irak a toujours eu l’apparence d’un coup d’État. Un coup d’État qui avait des implications complexes : par exemple contre l’Europe, contre l’euro – contre l’idée d’un espace européen à la fois financier, commercial, monétaire, politique susceptible de remettre en cause un ordre mondial jusque là centré sur les Etats-Unis. La guerre en Irak, c’est la façade visible d’une nouvelle guerre froide, cette fois-ci entre les Etats Unis et l’Europe. Et cela ne peut pas se comprendre sans le scénario impérial. Pour revenir à l’ONU : la fonction de l’ONU était probablement déjà épuisée avant la guerre. L’ONU a été totalement incapable de faire respecter un nombre infini de résolutions concernant le conflit israélo-palestinien. Elle n’a pas su intervenir dans les génocides les plus effroyables. La structure est morte depuis longtemps, son efficacité est désormais nulle, il faut bien le reconnaître. L’ONU est une organisation de nations – quel sens peut-elle encore avoir dans un contexte désormais totalement mondialisé ?
Quel sera le futur pour les nations sans l’ONU ?
Je ne prédis hélas pas le futur ! Peut-être aura-t-on la victoire des forces démocratiques au niveau global, c’est-à-dire le renversement de la ligne actuellement mise en œuvre par le gouvernement américain, la construction d’un ordre global impérial dans lequel la reconstruction des Nations unies aurait du sens – tout en sachant que cela ne serait plus l’Union de nations au sens strict…
Ce qui est actuellement visible, c’est que le monde est traversé par des forces démocratiques puissantes : ce sont elles qui pourront décréter la fin du pouvoir des nations, de l’égoïsme des élites capitalistes, des intérêts du capital… La nouvelle organisation mondiale devra être une organisation démocratique des multitudes et non des Etats-nations.
Quand vous avez écrit Empire, les États-Unis n’avaient pas encore vécu le 11 septembre 2001. En quoi cet attentat a-t-il changé la donne géopolitique ?
Effectivement, les E.-U. n’avaient pas encore vécu le 11 septembre. Mais je crois que l’administration américaine avait déjà établi un nouveau programme d’anticipation de la guerre qui passait dans tous les cas par la définition d’une capacité d’intervention dans le monde entier et par un programme qui tenait compte de la constitution de l’Empire. Je considère le 11 septembre comme quelque chose qui est advenu au sein d’un contexte qui avait déjà largement été anticipé, et qui a suscité une réaction que l’on peut considérer comme un véritable coup d’État. Le 11 septembre est en soi une chose horrible, c’est évident. Mais j’ai tendance à croire que les E.-U. en ont fait l’occasion d’un coup d’État à l’échelle mondiale. C’est-à-dire en réalité l’occasion de résoudre le vrai problème qui se posait à eux : qui commandera sur l’Empire ?
Qui s’emparera de la souveraineté dans l’Empire ?
Dans votre livre vous dites que l’Empire n’est pas américain : « L’Empire est simplement capitaliste : c’est l’ordre du capital collectif cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle ».
L’Empire que nous avons cherché à décrire après en avoir analysé la constitution et le fonctionnement n’est pas les États-Unis. Et on ne peut pas réduire l’Empire à l’impérialisme américain, même si celui-ci y participe évidemment. Ce qui est en revanche vrai, c’est que l’enjeu actuel à l’échelle de l’Empire, c’est un nouveau type de souveraineté. Et les États-Unis essaient de se l’approprier, d’où l’intérêt d’une guerre préventive – ou, hélas, effective – sans fin à l’échelle mondiale. C’est au sein du capitalisme que s’affrontent les forces qui cherchent à mettre la main sur le pouvoir impérial : comme dans l’Antiquité, les monarques et les aristocraties s’affrontent. Les deux premières guerres mondiales étaient encore essentiellement des guerres entre Etats-nations. Aujourd’hui, l’Empire n’est ni le bien ni le mal, c’est une autre structure mondiale – une structure qui a définitivement enterré la vieille structure des pouvoirs, des prérogatives et des frontières nationales. L’espace n’est plus le même. Et les guerres, réelles ou virtuelles, de basse ou de haute intensité, ne sont plus les mêmes. Mais les morts et la souffrance ressemblent a ce qu’ils ont toujours été : une barbarie.
A propos du Forum Social Mondial de Porto Alegre vous avez dit au journal Le Monde : « C’est un moment fondamental dans la construction d’un contre-Empire. Il y a des années que je n’avais pas vu dans un mouvement social une telle capacité et une telle intelligence à comprendre la violence du pouvoir et à préparer continuellement et de manière si imprévisible des stratégies de luttes nouvelles et inventives. » Dans cette perspective, comment percevez-vous le gouvernement du PT au Brésil, que vous avez visité récemment ?
Je trouve que le PT représente quelque chose de totalement imprévisible. Imprévisible, parce qu’il s’agissait d’un gouvernement de gauche traditionnel qui se fondait sur des forces de gauche tout aussi traditionnelles. Et pourtant ce qui a été fait, c’est un effort énorme d’innovation, d’invention et d’expérimentation politique. Le PT a immédiatement commencé à parler au niveau global, c’est quelque chose d’extrêmement important. Personne ne s’y attendait. Mon jugement sur la politique du gouvernement de Lula est absolument positif. Il est évident que les problèmes du Brésil – et plus généralement ceux de l’Amérique latine, sont énormes, et que ce n’est pas en quelques mois que l’on pourra les résoudre. Mais il est tout aussi évident que la seule manière de les résoudre est de chercher une solution au niveau global. Dans ces pays, la révolution n’est pas possible : elle n’était pas possible en Union soviétique, alors en Amérique latine… Ce serait complètement stupide d’imaginer un futur révolutionnaire pour des pays comme le Brésil ou l’Argentine ;
et je suis très fâché avec certaines couches de la gauche locale qui n’ont absolument pas compris ce que cherchait à faire Lula, ce que cherche à faire Kirchner. On a l’impression qu’ils ont perdu toute faculté critique. Comprendre la décision du gouvernement argentin de ne pas payer la dette, voilà ce qui est important ! Comprendre que cela n’aurait pas été possible sans l’appui du gouvernement brésilien. Com-prendre que pour bloquer Cancùn, c’est-à-dire un projet impérial violent et injuste, il fallait obtenir l’alliance de l’Inde et de la Chine – et là encore, c’est à travers Lula que cela a été possible.
Donc vous approuvez à 100% la politique extérieure de Lula ?
Je ne serais pas capable de vous dire grand chose sur sa politique intérieure, parce
que je ne connais pas ses positions et ses réalisations aussi bien qu’en politique étrangère ; mais je crois fermement que les problèmes du Brésil sont insolubles à moins que la communauté internationale fasse un véritable effort. On n’en a pas fini avec l’esclavagisme – parce que le Brésil, hélas, est encore un pays esclavagiste, un pays où la couleur de la peau détermine la vie des hommes –, et on n’en finira pas si l’on n’en passe pas par une convergence très large de forces politiquement nouvelles. J’ai l’impression que le gouvernement de Lula se meut sur ce terrain.
Que voulez-vous dire quand vous dites que le Brésil est un pays esclavagiste ?
A Brasilia, on ne m’a fait rencontrer qu’un seul Noir. Et c’était Gilberto Gil…
Les Noirs ne sont pas encore à égalité avec les Blancs…
Les Noirs représentent 70% de la population, n’est-ce pas ? Il n’existe pas de discrimination positive pour entrer à l’université. Ils n’ont rien. Ils vivent dans la misère. Jamais une révolution n’a tenté de s’allier aux Noirs. Les E.-U. ont eu des mouvements noirs, pas le Brésil. La gauche brésilienne a très bonne conscience. Elle n’y pense pas, elle évite d’y penser. Elle peut être tout ce qu’on veut, mais elle ne s’est jamais ouverte aux mouvements black.
Vous avez été en Argentine au cours de votre voyage en Amérique du Sud en octobre-novembre. Comment avez-vous perçu l’Argentine et la société civile après la grande crise qui a ruiné le pays ?
On a vu surgir avec la crise une sorte d’insurrection. Le gouvernement Kirchner a réussi à ouvrir un dialogue avec les forces populaire, et c’est sur cette base qu’il a
pu demander de l’aide aux pays capitalistes centraux tout en réussissant à maintenir
une certaine ouverture démocratique à l’intérieur du pays. Et quand je parle d’ouverture démocratique, je ne parle pas seulement de la représentation politique traditionnelle mais des mouvements, de la capacité exceptionnelle des « piqueteros » et des autres, des assemblées, des organisations de quartiers et de villages, à construire un autre discours et d’autres pratiques politiques au sein de la société argentine.
Je crois que la seule possibilité de sortir de tout cela, c’est la construction du Mercosud, la construction d’une unité politique entre un certain nombre de grands pays – l’Argentine, le Brésil, les pays andins. Les Andes sont importantes : là aussi, il me semble qu’il est en train de se passer une véritable révolution sociale, extrêmement profonde, à partir de certaines revendications des Natifs. C’est peut être la première fois que les Indios osent s’élever contre les oligarchies locales.
Vous parlez de la Bolivie ?
Je parle de la Bolivie, de la Colombie… L’élection du maire de Bogotà est un signal important. Mais je parle aussi de l’Uruguay, du Paraguay, du Pérou, et même de
l’Équateur : il y a là des mouvements qui sont très intéressants, même s’ils sont évidemment encore fragiles et moins visibles que ceux du Brésil ou de l’Argentine. On
en revient au début de cet entretien, c’est-à-dire à Lula. Lula a interprété un tournant
historique essentiel : ce n’est pas simplement le représentant d’une gauche traditionnelle, plus ou moins interne à la société civile, et qui suit une conception très pragmatique de la démocratie. C’est quelqu’un qui a compris que des luttes et des mouvements sociaux sont en train de se jouer, qu’une transformation sociale profonde est en train de se produire, et que cela ne concerne pas seulement le Brésil et l’Argentine mais toute l’Amérique du Sud – qui refuse désormais de n’être que le lieu où les Américains viennent faire leurs sales affaires, et qui demande une dignité politique et sociale qui lui a toujours été refusée.
Comment Lula peut-il réussir un vrai
gouvernement de gauche et suivre en bon élève les recettes du FMI, presque en otage du FMI ?
Le Brésil est trop loin de l’Italie pour qu’il m’appartienne de le dire – je n’y ai fait qu’un voyage d’un mois… Mais je suis sûr que tous les gouvernements d’Amérique latine finiront par apprendre de Lula ce que signifie faire une politique active et devenir un véritable acteur politique sur la scène internationale. Arrêter d’être des victimes, redevenir des hommes capables de s’exprimer, de décider de leurs propres vies et du sort de leur pays : ce n’est que de cela qu’il s’agit, et pourtant c’est un changement énorme. Certains appellent cela une révolution.
Dans L’Europe, l’Amérique, la guerre, le philosophe Etienne Balibar réfléchit aux possibilités d’une Europe qui ferait contre-poids à la puissance américaine. L’Amérique a-t-elle une prétention de souveraineté universelle outre un projet impérialiste comme prétend Etienne Balibar ?
Oui, je crois que les E.-U. ont une prétention de souveraineté universelle mais à partir d’un projet qui demeure impérialiste. C’est pour cela que la construction de l’Europe est essentielle. L’Europe doit être ouverte, elle ne doit pas se penser comme super-nation. Elle doit au contraire choisir la voie du fédéralisme – un fédéralisme ouvert qui ne cherche pas à unifier et réduire les diversités, la puissance des singularités, sous le joug d’une unité étatique et souveraine. En somme, un pluralisme réel, la fédération de singularités consistantes. Je crois vraiment que le projet européen peut constituer une ouverture politique importante sur le monde et se transformer en une sorte d’« experimentum » : une sorte d’essai de gouvernement démocratique d’un type nouveau.
A votre avis, en quelles termes pourra s’effectuer une refonte des institutions et du droit international ?
Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un nouveau droit international. Il y aura un droit impérial, intérieur à l’Empire. Il faut un droit démocratique et cosmopolite réel, un droit dont le but ne soit pas de maintenir et d’assurer la coexistence pacifique des nations, mais de construire une démocratie globale sous la pression des groupes démocratiques qui existent au sein même de l’Empire.
Dans la revue The New Republic, le journaliste Andrew Sullivan a écrit que la principale puissance qui bénéficiera de la réussite de la construction européenne sera la France. Les Américains veulent-ils en fait casser la France pour casser l’Europe ?
Il est plus qu’évident que les E.-U. font tout pour détruire l’Europe, en réalité cela fait 50 ans qu’ils essaient d’en empêcher la construction. Récemment, dans le New York Times, ils se réjouissaient davantage de la faillite du projet de constitution européenne que de la capture de Saddam… Par ailleurs, il est vrai que la France cherche à représenter l’Europe et se comporte avec une certaine arrogance – elle l’a toujours fait, elle le fait également pour l’Europe –, mais je ne crois pas que ce soit une solution. L’Europe est un projet plus complexe et plus vaste que la seule réalité de la France. On ne peut pas s’en tenir au classique affrontement entre nations souveraines.
Et vous croyez que les Américains vont réussir à casser le projet européen ?
Je ne sais pas, mais effectivement, s’il n’y a pas un mouvement qui ressemble à celui qu’indique Etienne Balibar, c’est-à-dire un mouvement démocratique radical – pas seulement en Europe mais partout dans le monde –, il est possible qu’ils y parviennent.
Votre parcours est dramatiquement lié à l’histoire contemporaine de votre pays, l’Italie. Comment appréciez-vous le gouvernement actuel et le devenir de ce pays ?
Berlusconi représente une expérience extrêmement intéressante du point de vue de la science politique ! L’Italie possède une histoire qui a été populiste, fasciste – elle a inventé le fascisme – et aujourd’hui elle est en train d’inventer le populisme médiatique. Berlusconi, c’est cela : un homme de télévision qui dirige un pays à partir de ses télévisions, à partir de la gestion de l’information, à partir de techniques de marketing, de gestion de l’image – à commencer par la sienne. Mais la santé du pays est bien autre chose : le climat social est en ébullition, les gens vivent mal. L’Italie, aujourd’hui, c’est l’un des pays où les luttes – ouvrières, citoyennes, sociales – sont à nouveau les plus fortes ; un pays où l’on trouve des programmes d’organisation post-socialistes importants et larges. Je suis donc à la fois très pessimiste sur la situation politique du pays, et assez optimiste devant des mouvements populaires de protestation qui tendent à devenir de plus en plus vastes.