Accéder au site du Passant Ordinaire L'Hypothèse démocratique
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican
  Go !   

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Chantier Musil

Un sens du possible
Un cri, un râle rauque et lancinant déchire le silence de la nuit artificielle. Puis, les mots viennent ; ceux de Robert Musil, éructés par François Verret. Au travers de cette projection voisée et grondante, ils diffusent un bulletin météo du début du siècle dernier promettant « une belle journée ». Le contraste est brûlant ; il nous prévient que plus rien ne peut être saisi simplement, que la quiétude n’est pas d’actualité. Ainsi débute Chantier Musil, une lecture de L’homme sans qualité (Der Mann ohne Eigenschaften) de R. Musil, mise en scène par F. Verret. Celui-ci n’a pas oublié sa formation d’architecte et, avec la complicité de la scénographe Claudine Brahem, structure l’espace de la scène à l’aide d’une charpente métallique, qui délimite une succession de plans superposés et décalés libérant des aires à géométrie variable. Deux écrans captent les œuvres ciné-mécaniques de Vincent Fortemps1, qui, présent devant son banc de lumière, fait défiler des rhodoïds maculés de noir. Il gratte, frotte, mutile la matière. Les lux propulsent frénétiquement les images monochromes, nées de l’engagement actif du plasticien, dans la construction de l’architecture scénique. Elles contextualisent le décor, situent les actions, habitent les lieux avec force et conviction. En se positionnant, discrètement en harmonie ou violemment en rupture, elles participent au déploiement du propos de F. Verret. Le chorégraphe s’empare librement de l’œuvre de l’écrivain autrichien qui, selon lui, « n’a ni centre ni fin ». Cependant, la fiction romanesque de R. Musil se déroule durant les années 1913 et 1914 et a été rédigée entre le début des années 20 et la fin des années 30. C’est précisément, et paradoxalement, cet ancrage dans une réalité historique forte et signifiante qui lui donne une potentialité de sens contemporaine. Les débuts de siècle ne se ressemblent pas. Néanmoins, l’actualité de la pièce est évidente. « L’histoire bégaie-t-elle et jusqu’à quel point ? » interroge F. Verret.

Ulrich, le héros de R. Musil, semble traverser une existence liée au rythme aléatoire de ses actes qu’il lui plait de considérer comme des « essais ». Au travers du prisme de sa pensée, il soumet à l’enten-dement du lecteur une palette d’instants de vies marqués par les angoisses et les désirs, les incertitudes et les espérances, les échecs et les réussites des personnages qui jalonnent son cheminement. Pour F. Verret, ces fragments proposent « des images discontinues ou lacunaires », qui font que « la linéarité du récit est, sans doute, brisée ». Ce morcellement n’est pas sans incidence sur la progression de l’histoire qui « ne peut plus être faîte à partir d’un point de vue unique ». La complexité du réel est donc repérée « à partir de perspectives narratives et de positions discursives qui se relativisent mutuellement ». La conclusion d’une telle analyse, sur laquelle prennent appui les intentions du metteur en scène, pourrait relever d’une posture post-moderne. Mais, si F. Verret revendique une écriture qui doit « rendre compte d’une dispersion indéfiniment ouverte » et est susceptible de dévoiler la « dislocation définitive de la réalité », son œuvre est suffisamment énigmatique pour laisser advenir, consciemment ou non, en germes, des lignes de fuite qui esquissent d’éventuelles issues.

L’aire de jeu imposante et omniprésente, à l’image des contraintes qu’impose la métropole moderne à l’homme ou des lieux qui condamnent ce dernier à l’enfermement (asile, prison…), encadre et segmente un univers déshumanisé. Les corps, malgré tout (manifestation ultime de résistance), en prennent possession, l’investissent timidement, l’explorent courageusement. Agressés par ses violentes mutations, et prenant conscience progressivement des limites imposées, ils s’y frottent et ils s’y cognent. Chacun des protagonistes exprime ainsi, mentalement, émotionnellement et corporellement son propre rapport contradictoire au réel.

F. Verret sait utiliser, au profit d’une fresque vivante, les spécificités du jeu corporel de chaque interprète. Mathurin Bolze (déjà présent dans Kaspar Konzert, 1998), privé de ses agrès de prédilection – cette surface à la dureté différée qu’est le trampoline – met en œuvre son expérience de l’apesanteur. Son personnage s’agite au sein de l’espace étréci qui lui est assigné. Maintenu dans une pseudo suspension, il s’empêtre dans un état où le poids des choses et la masse des contraintes l’oppressent et réglementent ses faits et gestes. Dimitri Jourde, quant à lui, également issu du CNAC (Centre National des Arts du Cirque), développe une approche du sol plus entière, contaminée par le hip-hop, qui imprime au mouvement une force exploitable dans une projection du corps dans l’espace. Ainsi, son personnage, inscrit en opposition au précédent, est-il happé par l’urgence, touché par la frénésie de l’action. La seule protagoniste féminine, interprétée par Irma Omerzo, a une présence plus décalée qui glisse d’un plan à l’autre. Elle semble échapper à la foule, qui rode en filigrane. A la manipulation imprimée à un mannequin de chiffon, elle répond par une imitation, geste pour geste, mélancolique. Cependant, exaltée par une sourde révolte, elle se jette dans un combat ambigu, avec cette contrefaçon d’humanoïde, dans lequel se côtoient l’amour et la folie.

La dimension critique du projet de F. Verret réside, d’une part, dans le traitement que chacun des artistes donne à son personnage, dans sa mise en perspective corporelle, en soi. Mais aussi, d’autre part, dans la fébrilité qui naît de la prise de conscience de l’enfermement. Une des scènes finales, dans laquelle, musiciens (Fred Frith, Jean-Pierre Drouet), plasticien et danseurs heurtent désespérément des poings et des pieds la froideur métallique de la structure sonorisée, témoigne de leur impuissance à déranger le désordre ordonné de la société qui tend à tout encercler et administrer, au profit de quelques-uns, négligeant les identités plurielles et solidaires du plus grand nombre. Cette énergie contenue s’échappe spasmodiquement. Elle imprime un tremblement aux images lancées sur les écrans, au relief sonore envahissant, aux corps revendiqués et aux voix gutturales qui égrènent des bris d’existence. La portée utopique de Chantier Musil s’affirme dans cet ébranlement du réel qu’accentuent les ruptures qui rythment le spectacle et les failles qui déconstruisent les corps. N’est-elle pas légitimée par la proposition de R. Musil selon laquelle, « s’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible » ?

(1) Nous pouvons retrouver une série de ces dessins dans Vincent Fortemps, Chantier Musil (coulisse), Bruxelles, Editions Frémok, 2003, 176 pages, 28 €.

© 2000-2024 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire