Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Xavier Daverat
Imprimer l'articleLast action heroes
C’est peut-être le mot le plus emblématique des Etats-Unis : Action ! Mot-clef du cinéma, bien sûr : action, mouvement. Movie, pour le dire en V.O., a plus d’allure que « séquences animées d’images sonorisées ou non » selon la périphrase de notre Code de la propriété intellectuelle. Figures de redoublement : films d’action, films qui focalisent sur un déplacement (road movies) ; films dans lesquels la dépense corporelle s’exaspère, de Robert Aldrich à Abel Ferrara ou, pour parler d’interprètes, de James Cagney à Joe Pesci. Pastiche : Droopy garde son prisonnier auquel il a intimé l’ordre de ne pas bouger ; quand celui-ci s’échappe, fait le tour du monde en quelques poignées de secondes d’un cartoon, il l’accueille d’une réplique : « you moved ».
Le jazz, aussi. Hier, Jackie McLean intitulait Action ! un disque s’ouvrant en marche forcée au travers d’harmonies déterminées en cours de route. Aujourd’hui, Henry Threadghill baptise Make a Move une formation qui, d’un faux tango déhanché aux vraies convulsions d’une guitare, se meut avec une belle assurance libertaire. Le jazz au plus près du corps, depuis son allure syncopée et ses occurrences physiologiques (du swing à la transe) jusqu’à la manifestation d’implications du corps imitées (growl, cri…) ou réelles (respirations, mugissements, bruits divers du glissement des doigts sur les cordes ou des fermetures des clefs). Tout ce que voudraient estomper certaines formes de la tradition musicale classique / contemporaine ou qu’elles tiendraient pour fautes (justesse, attaques, timbres…). Seuls les ploucs disent « musique de jazz ». Il faut dire « le jazz », bien sûr, non pas tant pour l’imposer comme genre en refusant tout effet de mise à distance, mais pour jeter dans l’action ce précipité consubstantiel de son existence même.
Le cinéma. Le jazz. Deux fondations artistiques américaines (malgré les Lumière ou Méliès). Le rock. Une image : Jeff Daniels se réappropriant à tue-tête Chip Taylor via les Troggs (« Wild thing, I think you move me / But I wanna know for sure / So come on, hold me tight / You move me »), bourré, dans la décapotable lancée à vive allure (Jonathan Demme, Something wild, 1986). Le rap. Ice-T parlant de faction (L’Affiche, juin 1996, n° 35) pour lier faits (facts) et création de l’imagination (fiction), mot dans lequel on lit l’action factieuse qui tend à provoquer des troubles. L’action painting et son primat du geste. Les comics, dont les super héros s’hypostasient dans l’action.
Ces formes d’expression typiquement américaine ajointent toujours l’action et la vie, le mouvement et le désir, l’action et le désir, au travers de chaque mouvement, même infime, qu’il soit dit « effort » (Hobbes), « conatus » (Spinoza) ou « clinamen » (Lucrèce). Elles dévoilent en même temps un peu de ce que Heidegger nommait Gestaltung, ou imposition d’une figure, d’un style, cette empreinte fortement marquée d’une esthétique que s’approprie le créateur dans l’acte même de créer.
Pouvait-on attendre moins d’un Nouveau Monde fondé sur l’émigration, la ruée (Go West, young man ! ou goldrush) ? D’une société qui se veut parousie des aspirations des autres sociétés au motif qu’elle matérialise, et croit réaliser toutes les utopies (quel autre pays aurait osé proposer dans sa déclaration d’Indépendance The Pursuit of Happiness) ? Et d’où procède l’incapacité de l’Amérique à admettre que l’on puisse critiquer son action : quiconque dans la vieille Europe prend ses distances, émet des réserves à l’égard de ce que l’Amérique entreprend, renie farouchement ses propres aspirations, que la société de l’action est en passe de réaliser… Voyez comme certain cinéma de consommation représente le président en action man, pilote de chasse d’Independence Day (Roland Emmerich, 1996) ou combattant aux allures de barbouze d’Air Force One (Wolfgang Petersen, 1997). Un chef d’Etat enlevé quelques heures par ses services de sécurité pour être mis à l’abri, un 11 septembre, peut-il rivaliser ?
Du coup, le seul énoncé d’une « volonté gouverneuriale » offre la victoire. La Californie, lieu par excellence de promesse, d’idéalisation, n’était-elle pas prête à tomber dans les bras de qui, à l’écran (last action hero) comme dans son parcours (émigré, self made man), a jeté son corps dans la lutte jusqu’à en porter les stigmates sur une carcasse « body buildée » ? Sourions, avec l’élégance racée ou la condescendance qui sied au Vieux Continent ! Mais que vaut-il mieux ? La candeur de croire à un aboutissement au travers des simulacres ? Ou notre clairvoyance dans l’énoncé d’utopies, en forme de progrès ou d’égalité, qui peuvent au mieux dessiner un horizon d’attente toujours renouvelé ou au pire entretenir la nostalgie ?
Le jazz, aussi. Hier, Jackie McLean intitulait Action ! un disque s’ouvrant en marche forcée au travers d’harmonies déterminées en cours de route. Aujourd’hui, Henry Threadghill baptise Make a Move une formation qui, d’un faux tango déhanché aux vraies convulsions d’une guitare, se meut avec une belle assurance libertaire. Le jazz au plus près du corps, depuis son allure syncopée et ses occurrences physiologiques (du swing à la transe) jusqu’à la manifestation d’implications du corps imitées (growl, cri…) ou réelles (respirations, mugissements, bruits divers du glissement des doigts sur les cordes ou des fermetures des clefs). Tout ce que voudraient estomper certaines formes de la tradition musicale classique / contemporaine ou qu’elles tiendraient pour fautes (justesse, attaques, timbres…). Seuls les ploucs disent « musique de jazz ». Il faut dire « le jazz », bien sûr, non pas tant pour l’imposer comme genre en refusant tout effet de mise à distance, mais pour jeter dans l’action ce précipité consubstantiel de son existence même.
Le cinéma. Le jazz. Deux fondations artistiques américaines (malgré les Lumière ou Méliès). Le rock. Une image : Jeff Daniels se réappropriant à tue-tête Chip Taylor via les Troggs (« Wild thing, I think you move me / But I wanna know for sure / So come on, hold me tight / You move me »), bourré, dans la décapotable lancée à vive allure (Jonathan Demme, Something wild, 1986). Le rap. Ice-T parlant de faction (L’Affiche, juin 1996, n° 35) pour lier faits (facts) et création de l’imagination (fiction), mot dans lequel on lit l’action factieuse qui tend à provoquer des troubles. L’action painting et son primat du geste. Les comics, dont les super héros s’hypostasient dans l’action.
Ces formes d’expression typiquement américaine ajointent toujours l’action et la vie, le mouvement et le désir, l’action et le désir, au travers de chaque mouvement, même infime, qu’il soit dit « effort » (Hobbes), « conatus » (Spinoza) ou « clinamen » (Lucrèce). Elles dévoilent en même temps un peu de ce que Heidegger nommait Gestaltung, ou imposition d’une figure, d’un style, cette empreinte fortement marquée d’une esthétique que s’approprie le créateur dans l’acte même de créer.
Pouvait-on attendre moins d’un Nouveau Monde fondé sur l’émigration, la ruée (Go West, young man ! ou goldrush) ? D’une société qui se veut parousie des aspirations des autres sociétés au motif qu’elle matérialise, et croit réaliser toutes les utopies (quel autre pays aurait osé proposer dans sa déclaration d’Indépendance The Pursuit of Happiness) ? Et d’où procède l’incapacité de l’Amérique à admettre que l’on puisse critiquer son action : quiconque dans la vieille Europe prend ses distances, émet des réserves à l’égard de ce que l’Amérique entreprend, renie farouchement ses propres aspirations, que la société de l’action est en passe de réaliser… Voyez comme certain cinéma de consommation représente le président en action man, pilote de chasse d’Independence Day (Roland Emmerich, 1996) ou combattant aux allures de barbouze d’Air Force One (Wolfgang Petersen, 1997). Un chef d’Etat enlevé quelques heures par ses services de sécurité pour être mis à l’abri, un 11 septembre, peut-il rivaliser ?
Du coup, le seul énoncé d’une « volonté gouverneuriale » offre la victoire. La Californie, lieu par excellence de promesse, d’idéalisation, n’était-elle pas prête à tomber dans les bras de qui, à l’écran (last action hero) comme dans son parcours (émigré, self made man), a jeté son corps dans la lutte jusqu’à en porter les stigmates sur une carcasse « body buildée » ? Sourions, avec l’élégance racée ou la condescendance qui sied au Vieux Continent ! Mais que vaut-il mieux ? La candeur de croire à un aboutissement au travers des simulacres ? Ou notre clairvoyance dans l’énoncé d’utopies, en forme de progrès ou d’égalité, qui peuvent au mieux dessiner un horizon d’attente toujours renouvelé ou au pire entretenir la nostalgie ?