Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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Enzo Traverso
La pensée disperséeIl faudra un jour, écrit Enzo Traverso1, « relire l’histoire du XXe siècle à travers le prisme de l’exil ». En effet, l’exil (social, politique, intellectuel) joue un rôle déterminant dans l’accentuation du processus, toujours ininterrompu par ailleurs, d’« unification culturelle de la planète ». Les exilés, « voyageurs » certes contraints, expérimentent cependant concrètement, au jour le jour, en éprouvant d’intenses moments de détresse mais aussi parfois de vrais instants de bonheur, « la découverte et…
l’enrichissement découlant de leur rencontre avec une réalité nouvelle ». Simultanément, soucieux de sauvegarder leur culture menacée par l’errance subie, ces « vagabonds qui ont perdu leur monde », en la « greffant sur d’autres cultures… en bâtissant un monde capable de reconnaître son unité dans sa diversité », deviennent des passeurs, d’authentiques « citoyens du monde » annonçant ici et maintenant, en défiant le tragique réel existant, l’avènement d’un « monde utopique sans frontières ». Enzo Traverso observe par exemple à ce propos que l’héritage culturel et les recherches des intellectuels allemands qui fuyèrent le nazisme et qui s’installèrent, définitivement ou provisoirement, aux Etats-Unis influencèrent indirectement, par « enchaînement » et « accumulation de strates », les débats théoriques outre-Atlantique (dans le domaine de l’histoire littéraire ou dans celui des Gender Studies entre autres).
En publiant La pensée dispersée, ouvrage rassemblant de très fortes études sur quelques « figures de l’exil judéo-allemand » (Theodor W. Adorno, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Joseph Roth), Enzo Traverso inaugure avec passion et rigueur un tel projet. Tout en signalant que pour certains de ces « juifs non juifs », qui refusent tout nationalisme et qui s’identifient « à une communauté humaine universelle », l’aventure s’apparente à une « succes story hollywoodienne », l’auteur, faisant allusion à la misère (qui n’est jamais seulement économique) provoquée par le déracinement vécu par la plupart (sans oublier, note-t-il, que quelques-uns, tel Walter Benjamin à Port-Bou, y perdirent la vie), insiste avec pertinence sur la difficulté d’être de ceux qui vivent, selon la puissante formule proposée par Adorno, une « vie mutilée ».
Pratiquant un art de l’arrêt sur image(s) révélateur et revendiquant une approche intégrant la « discordance des temps », Enzo Traverso nous incite à découvrir quelques fragments de l’itinéraire intellectuel de ces parias et à comprendre leur vision de leur « condition d’exilés » (en analysant subtilement les fines observations sur la vie de bohème, sur le cosmopolitisme, sur l’exterritorialité et sur l’acosmie qu’ils déclinent au sein de leurs considérations théoriques ou de leurs œuvres littéraires). Il nous permet également de prendre en considération ce qu’il nomme le « privilège épistémologique de l’exil ». Autrement dit, ces étrangers, de par leur situation décalée, se situant à la fois dans et hors de la société qui les accueille, ont la capacité, comme l’indiquait déjà Georg Simmel en définissant l’étranger comme « l’hôte qui reste », de développer « une vision critique, anticonformiste, qui échappe aux conventions et aux idées reçues ». Ce sont précisément ces regards marginaux que Enzo Traverso s’efforce de capter en décryptant quelques échanges épistolaires, qui lui paraissent révéler les aléas de destinées singulières et favoriser un déchiffrement clairvoyant des « énigmes d’une époque ». En fait, pour l’auteur, relire leur correspondance est un moyen privilégié pour saisir le désarroide ces « hommes sans monde », tout en dévoilant leur compréhension lucide des menaces immédiates (« Lors de la deuxième guerre mondiale, ce sont surtout les exilés qui ont vu et pensé Auschwitz », remarque-t-il) et leur vision de l’à-venir possible (mais incertain) du monde.
Ce livre, qui nous replonge dans l’histoire tourmentée du XXe siècle, alors qu’il était « minuit dans le siècle » selon l’expression de Victor Serge, n’est pas uniquement mémorial. Il résonne étrangement avec notre temps, alors que, dans un contexte différent, des hommes, des femmes et des enfants sont massivement confrontés à l’épreuve de l’exil. Très justement, Enzo Traverso considère ainsi que le monument érigé en souvenir de Walter Benjamin près de la frontière espagnole « rappelle à sa façon, les milliers de sans-papier qui meurent chaque année en essayant de rejoindre les côtes espagnoles, souvent en fuite de pays africains ravagés par les guerres et la violence, ou les milliers de clandestins dont on ramasse les cadavres sur les côtes du sud de l’Italie, fuyant, eux, d’autres guerres, d’autres fascismes » !
l’enrichissement découlant de leur rencontre avec une réalité nouvelle ». Simultanément, soucieux de sauvegarder leur culture menacée par l’errance subie, ces « vagabonds qui ont perdu leur monde », en la « greffant sur d’autres cultures… en bâtissant un monde capable de reconnaître son unité dans sa diversité », deviennent des passeurs, d’authentiques « citoyens du monde » annonçant ici et maintenant, en défiant le tragique réel existant, l’avènement d’un « monde utopique sans frontières ». Enzo Traverso observe par exemple à ce propos que l’héritage culturel et les recherches des intellectuels allemands qui fuyèrent le nazisme et qui s’installèrent, définitivement ou provisoirement, aux Etats-Unis influencèrent indirectement, par « enchaînement » et « accumulation de strates », les débats théoriques outre-Atlantique (dans le domaine de l’histoire littéraire ou dans celui des Gender Studies entre autres).
En publiant La pensée dispersée, ouvrage rassemblant de très fortes études sur quelques « figures de l’exil judéo-allemand » (Theodor W. Adorno, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Joseph Roth), Enzo Traverso inaugure avec passion et rigueur un tel projet. Tout en signalant que pour certains de ces « juifs non juifs », qui refusent tout nationalisme et qui s’identifient « à une communauté humaine universelle », l’aventure s’apparente à une « succes story hollywoodienne », l’auteur, faisant allusion à la misère (qui n’est jamais seulement économique) provoquée par le déracinement vécu par la plupart (sans oublier, note-t-il, que quelques-uns, tel Walter Benjamin à Port-Bou, y perdirent la vie), insiste avec pertinence sur la difficulté d’être de ceux qui vivent, selon la puissante formule proposée par Adorno, une « vie mutilée ».
Pratiquant un art de l’arrêt sur image(s) révélateur et revendiquant une approche intégrant la « discordance des temps », Enzo Traverso nous incite à découvrir quelques fragments de l’itinéraire intellectuel de ces parias et à comprendre leur vision de leur « condition d’exilés » (en analysant subtilement les fines observations sur la vie de bohème, sur le cosmopolitisme, sur l’exterritorialité et sur l’acosmie qu’ils déclinent au sein de leurs considérations théoriques ou de leurs œuvres littéraires). Il nous permet également de prendre en considération ce qu’il nomme le « privilège épistémologique de l’exil ». Autrement dit, ces étrangers, de par leur situation décalée, se situant à la fois dans et hors de la société qui les accueille, ont la capacité, comme l’indiquait déjà Georg Simmel en définissant l’étranger comme « l’hôte qui reste », de développer « une vision critique, anticonformiste, qui échappe aux conventions et aux idées reçues ». Ce sont précisément ces regards marginaux que Enzo Traverso s’efforce de capter en décryptant quelques échanges épistolaires, qui lui paraissent révéler les aléas de destinées singulières et favoriser un déchiffrement clairvoyant des « énigmes d’une époque ». En fait, pour l’auteur, relire leur correspondance est un moyen privilégié pour saisir le désarroide ces « hommes sans monde », tout en dévoilant leur compréhension lucide des menaces immédiates (« Lors de la deuxième guerre mondiale, ce sont surtout les exilés qui ont vu et pensé Auschwitz », remarque-t-il) et leur vision de l’à-venir possible (mais incertain) du monde.
Ce livre, qui nous replonge dans l’histoire tourmentée du XXe siècle, alors qu’il était « minuit dans le siècle » selon l’expression de Victor Serge, n’est pas uniquement mémorial. Il résonne étrangement avec notre temps, alors que, dans un contexte différent, des hommes, des femmes et des enfants sont massivement confrontés à l’épreuve de l’exil. Très justement, Enzo Traverso considère ainsi que le monument érigé en souvenir de Walter Benjamin près de la frontière espagnole « rappelle à sa façon, les milliers de sans-papier qui meurent chaque année en essayant de rejoindre les côtes espagnoles, souvent en fuite de pays africains ravagés par les guerres et la violence, ou les milliers de clandestins dont on ramasse les cadavres sur les côtes du sud de l’Italie, fuyant, eux, d’autres guerres, d’autres fascismes » !
(1) Paris, Léo Scheer Ed., 2003, 218 pages.