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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Sur la « constitution » de l’Europe Crise et virtualités


Il nous faut reposer la question de savoir comment « constituer » l’Europe, puisque la publication du Projet de Traité Constitutionnel – qui doit être soumis de nouveau à la ratification après les élections du 13 juin – n’a dissipé aucune des controverses et des hésitations sur son contenu et ses effets. Mon intention n’est pas d’en discuter de façon technique, juridique ou politologique, mais dans la perspective que Kant eût appelée « cosmique », c’est-à-dire en combinant la réflexion du citoyen avec celle du philosophe pour dégager la nature des problèmes sous-jacents à l’embarras actuel.



Il ne s’agira donc pas de jouer à confronter les arguments de l’europessimisme et ceux de l’europtimisme, mais de revenir à ce qui hante les discussions sans y être jamais vraiment abordé de front : savoir ce que signifie « constituer » un ensemble politique inexistant, issu de cette constitution même. J’espère ainsi jeter quelque lumière sur les paradoxes de l’actualité. D’un côté, le fait qu’à la veille des élections au suffrage universel du Parlement européen élargi, marquant la fin de la division entre les deux moitiés de l’Europe (bien qu’avec des manques et des inégalités), le comportement des « citoyens de l’Union » semble bien battre tous les records d’indifférentisme2 D’autre part, le fait qu’à peine colmatée la brèche sur laquelle avait échoué la première tentative d’adoption (le conflit sur les procédures de décision en fonction de la population des Etats membres), une autre plus profonde apparaît (le projet du gouvernement Blair d’utiliser le referendum comme moyen de chantage pour obtenir d’ultimes modifications du projet, ou légitimer son rejet). Ce ne sont pas là de simples vicissitudes, mais les symptômes d’une profonde incertitude sur la nature du processus en cours. C’est la dénégation de l’existence d’un « moment constituant » en Europe et des questions de principe qu’il obligerait à affronter.



Parlant de constitution, je prends le terme dans son sens complet, à la fois « matériel » et « formel », dont les débats actuels ont réactivé les implications. Je n’exclus aucune des définitions juridiques, qu’elles se réfèrent à la hiérarchisation des sources du droit dans l’espace européen, à la division et à l’équilibre des « pouvoirs » (dont la tradition issue des révolutions française et américaine faisait l’essence de l’institution politique), ou à la caractérisation du régime politique (d’après une typologie qui apparaît elle-même problématique : car pour pouvoir définir la forme de l’Union européenne ou son régime, il faudrait d’abord avoir répondu à la question de savoir en quel sens elle peut être considérée comme un corps politique). Mais je subordonne toutes ces questions à celle que la Convention n’a cessé de mentionner, pour n’en donner finalement qu’une présentation restrictive et formelle : celle de la « citoyenneté ». C’est en définissant une forme de citoyenneté qu’un texte juridique acquiert la portée d’une constitution. Et c’est, inversement, en fondant des institutions et des règles sociales (ou comme disent les juristes, des « normes ») qu’une collectivité de citoyens acquiert la fonction d’un « pouvoir constituant ».



Il en résulte que les caractéristiques de la « citoyenneté européenne » en germe dans le processus actuel forment le critère ultime pour évaluer sa portée juridique et politique. Elles doivent être examinées sous l’angle des droits et des pouvoirs qu’elles font émerger plutôt que sous l’angle des statuts qu’elle confèrent. Ce qui fera ou non de la « constitution de l’Europe » un processus durable, ce n’est pas qu’elle rattache le titre de citoyen à un échelon supra-national (fédéral, confédéral, etc.), mais c’est le contenu nouveau qu’elle donnera à l’idée même de citoyenneté, le progrès qu’elle réalisera (ou non) par rapport à des figures antérieures du citoyen, ajoutant en quelque sorte « un nouveau chapitre » à son histoire. Avant de se demander qui est ou sera « citoyen de l’Union européenne », il faut commencer par se demander quel est la substance politique de la citoyenneté nouvelle instituée dans l’UE.



Que la construction européenne soit caractérisée à cet égard par une grande incertitude, dans laquelle, selon les points de vue, on est tenté de lire les symptômes d’une crise pratiquement insurmontable ou ceux d’une ouverture et d’une productivité permanente, c’est devenu un lieu commun. Je crois les deux aspects intimement mêlés. Si lourdes de conséquences que soient certaines décisions déjà prises, les choses ne sont pas encore tranchées. On n’a pas mesuré les effets que peut produire le seul fait d’avoir officialisé le nom d’une « Europe des citoyens » et non pas seulement d’une « Europe des Etats », pour peu qu’une « vertu » s’en empare (comme aurait dit Machiavel), et si les circonstances s’y prêtent. Mais je pense aussi que la conjoncture (essentiellement marquée par le défi de l’élargissement à l’Est, et par le tournant de la politique mondiale, où la question qui passe au premier plan est celle des distributions de la puissance globale et des clivages idéologiques inhérents à la mondialisation) aiguise toutes les contradictions. Je me propose de les regrouper autour de quatre « apories », à la fois au sens de problèmes sans solution et au sens de potentialités encore inconnues.



Aporie de la souveraineté du peuple



La première est celle de la souveraineté du peuple. Une école de juristes et de philosophes a soutenu que la construction d’une entité politique supra-nationale était grevée d’illégitimité en raison de l’impossibilité de « trouver le peuple européen », aussi bien du point de vue de sa définition que de son existence empirique3. Une autre a critiqué dans cette thèse la survivance d’une conception « théologique » de la politique, et a tenté de substituer à la source de légitimité (et de risque) que représente la souveraineté populaire un perfectionnement des garanties de l’Etat de droit. Mais cette question est bien plus concrètement impliquée dans l’organisation des pouvoirs qu’a développée l’Europe communautaire et que le projet de traité constitutionnel est venu sanctionner au prix de quelques aménagements (notamment en ce qui concerne l’accroissement du rôle du Parlement européen, désormais associé à l’œuvre législative sur un pied d’égalité avec le Conseil, et donc formellement « démocratisé »).



Il s’agit d’un régime de « division des pouvoirs » très particulier, dont on se plaît souvent à souligner les difficultés pratiques, mais dont il importe surtout de comprendre la fonction. Quelle que soit en effet la façon dont on la caractérise au regard des catégories traditionnelles (fédération, confédération, subsidiarité, etc.), l’UE est contradictoirement ce qu’on pourrait appeler un super-Etat faible. En tant que super-Etat, élevé au-dessus des Etats nationaux et de leurs appareils bureaucratiques propres, le système européen incarne un degré de centralisation et d’autonomie par rapport à la « représentation » des populations qui a très peu d’équivalents dans l’histoire. Mais dans le même temps, par sa faiblesse, il se prive des moyens d’imposer des politiques d’« intérêt général » aux corps intermédiaires ou aux intérêts de groupes sociaux, de régions, de tendances idéologiques ou de communautés culturelles « particulières », que ce soit par la méthode autoritaire qui fait intervenir le pouvoir de contrainte et de conviction de l’Etat, ou bien par la méthode populaire reposant sur des mouvements sociaux capables d’entraîner la société civile et d’aboutir à la formation d’une volonté majoritaire.



La constitution de ce super-Etat faible a un ressort que la Constitution met en pleine lumière : c’est le partage des attributions traditionnelles de la souveraineté entre le niveau européen et le niveau national, de telle façon qu’une politique à chaque fois ne puisse être menée que par la réunion aléatoire de pouvoirs de décision et d’experts situés de part et d’autre. L’exemple le plus clair de cette stratégie est constitué par la répartition des leviers de la puissance économique entre le pôle monétaire situé au niveau européen (et préservé de toute atteinte à la politique de stabilité qu’il est officiellement chargé de mettre en œuvre par les statuts de la BCE) et le pôle budgétaire et fiscal entièrement maintenu au niveau des Etats membres.



Cette situation contre-productive du point de vue de l’efficacité comporte un bénéfice politique nullement « secondaire » qui en explique aussi la permanence et le perfectionnement constant. Plus la construction européenne s’élargit et s’intensifie, plus elle localise le pouvoir réel, non au « centre » ou à la « périphérie », mais au point même d’articulation entre les institutions communautaires et les institutions nationales. C’est donc en ce point (largement invisible et inaccessible aux citoyens) que s’est installée la classe politique de l’Union, dont l’existence dépend toujours étroitement d’un « enracinement » national, mais qui se présente en même temps comme une classe d’intermédiaires indispensables entre les deux niveaux de « compétence » politique. Elle y entretient évidemment un rapport beaucoup plus étroit avec le « lobbying » des puissances économiques qu’avec la représentation populaire. Et surtout elle bloque toute résolution du problème que pose le « fédéralisme » de type nouveau que la construction européenne a mis à l’ordre du jour : celui d’une nouvelle modalité de la représentation, réalisant dans le cadre d’une construction pluri-nationale une innovation comparable à ce que fut, à l’époque des « révolutions bourgeoises », l’institution de la souveraineté du peuple unitaire4.



Aporie de l’identité européenne



La seconde aporie est celle de l’identité européenne. Elle est indissociable de celle des « frontières » de l’Europe, engagées dans une expansion sans fin apparente, codifiée par les règles de candidature et les conditions d’admission. Ce procès est en réalité d’une grande complexité puisqu’il va de pair avec l’existence de modalités d’appartenance renforcée ou, au contraire, affaiblie, qui démultiplient la notion de frontière : appartenance ou non à la zone euro, souscription ou non aux accords de Schengen sur la surveillance policière, inclusion dans l’aire géographique de l’UE sans adhésion, appartenance au Conseil de l’Europe ou à l’OTAN mais non à l’UE, etc. Il est arrivé au point où la question de l’européanité de certains pays limitrophes et des « critères » de cette identité forme un abcès de fixation des débats idéologiques, exposé aux pressions extérieures (USA à propos de la Turquie…) comme aux manœuvres de politique intérieure (xénophobie des mouvements « populistes »).



Il importe ici de prendre conscience du fait que la question des « frontières de l’Europe » est une question séculaire, indissociable des figures de « l’équilibre européen », et sujette à de constantes variations. Il y a toujours eu des conceptions restrictives et des conceptions extensives de la « petite » et de la « grande Europe ». Mais surtout la question de l’identité et des limites a toujours été surdéterminée par la façon dont les intérêts mondiaux des nations européennes en recoupait les problèmes intérieurs, en matière de religion, d’économie, de colonisation, de puissance militaire. De sorte qu’il est tout aussi impossible de définir l’identité européenne de façon exclusive que de façon non-exclusive. Une décision politique, par définition provisoire, et même réversible, n’y changera rien5.



Ce qui fait par exemple la difficulté (indéniable) d’envisager l’incorporation de la Turquie à l’Union européenne, ce n’est pas l’incompatibilité d’essence entre une nation de culture musulmane et des nations de tradition judéo-chrétienne, c’est plutôt le fait que l’Union souhaite préserver le plus longtemps possible les décalages entre niveaux de vie qui permettent d’importer une main d’œuvre à bon marché venant de son voisinage immédiat. Et c’est le fait que l’intégration de la Turquie conférerait aux émigrés turcs un statut de citoyens à part entière à l’intérieur de l’UE (donc aussi, à terme, un surcroît de légitimité à la demande de citoyenneté émanant de l’ensemble des Musulmans établis en Europe). Ce qui fait la résistance de la Grande Bretagne à s’intégrer complètement à l’UE, mais aussi sa préoccupation constante de ne pas en être exclue, c’est le « particularisme » culturel et notamment juridique qui la distingue du « continent », mais surtout le caractère indissoluble des liens qui l’associent au reste du monde « anglo-saxon », issu de son ancien empire colonial, et aux USA6.



On n’en conclura pas que la « vraie Europe », à terme, intégrerait la Turquie et se débarrasserait de l’Angleterre7. Mais que nous avons atteint les limites d’applicabilité du modèle classique des identités et des frontières, dans lequel la différence entre espaces intérieurs et extérieurs recoupe l’opposition entre la politique et la diplomatie (ou la guerre), ou encore – selon la théorie privilégiée par Carl Schmitt – permet de neutraliser les antagonismes dans l’espace intérieur, en projetant la conflictualité de la politique sur la figure de « l’ennemi extérieur ». C’est pourquoi, dans des travaux antérieurs, j’ai voulu attirer l’attention sur la façon dont la construction européenne actuelle, en tant que processus d’inclusion, se double d’un processus d’exclusion, qui finit par créer l’équivalent d’un apartheid, déterminant à l’intérieur des frontières de l’UE une différence de droits et de reconnaissance, dont la justification est fournie après-coup par des mythes « identitaires »8.



Aporie des droits fondamentaux



La troisième aporie qui devient manifeste est relative aux droits fondamentaux incorporés à la « constitution de citoyenneté » de l’UE. Elle est au cœur du débat sur le caractère démocratique de la construction européenne. J’ai soutenu que l’Europe serait plus démocratique que ses composantes nationales ou ne serait pas viable. Si l’Europe politique ne représente pas un « progrès » dans l’histoire de la constitutionnalisation des droits fondamentaux9, elle ne présentera pas d’intérêt aux yeux de ses propres ressortissants, c’est-à-dire de la « multitude » des citoyens et des résidents des différentes nations européennes. Mais de ce point de vue le bilan est extraordinairement inégal, en dépit de l’incorporation au projet de Constitution de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée en 2000 au Sommet de Nice, laquelle ne fait qu’accuser davantage les contradictions10.



Le sens de la constitutionnalisation des droits de l’homme, donc de leur transformation en « droits fondamentaux » inscrits dans la définition de la citoyenneté, c’est de traduire de façon contraignante, au niveau des institutions, les avancées historiques des mouvements d’émancipation et des luttes pour la reconnaissance des deux valeurs fondamentales : l’égalité et la liberté (l’absence de discrimination et l’élimination des pouvoirs arbitraires indépendants du contrôle des citoyens). C’est aussi de garantir les conditions sociales permettant aux individus de participer à la vie politique comme des acteurs autonomes, également libres de leurs choix (ce que, retrouvant à sa façon une vieille notion de la philosophie politique, enjeu de débats entre les conceptions oligarchiques et démocratiques de la représentation, l’économiste et philosophe Amartya Sen a résumé dans la notion de « capacité »)11. Il importe moins ici de répartir les « droits fondamentaux » en catégories ou « générations » (droits-libertés et droits-créances, droits civils, politiques et sociaux, etc.), que de se demander ce que représente une formulation par rapport au mouvement historique de « l’invention démocratique » (Claude Lefort) et à ses enjeux actuels. On relèvera, à cet égard, dans les textes qui nous sont proposés, une hésitation symptomatique, une régression caractérisée, un déni lourd de conséquences, et une lacune flagrante.



Hésitation : celle qui concerne l’égalité des sexes. Sans doute, alors que les « déclarations des droits » antérieures se contentaient de dénoncer les discriminations fondées sur le sexe (comme sur la race, la religion, la nationalité d’origine), le projet de Constitution inscrit-il l’égalité entre hommes et femmes parmi les objectifs de l’UE, en précisant qu’elle doit être « assurée dans tous les domaines ». Mais il n’en fait pas une valeur, opposable aux pays et aux sociétés qui ne la respectent pas (presque tous…). Et bien qu’il autorise à déroger au « principe d’égalité » pour « avantager le sexe sous-représenté » dans différents domaines, il ne décrit pas la situation réelle comme une domination masculine qui doit être corrigée pour libérer les femmes de la violence et de l’exploitation domestique, et leur conférer l’égalité professionnelle et politique.



Régression : celle qui concerne les droits sociaux, et notamment les droits du travail. Le mouvement historique du XXe siècle en Europe, sous-tendu par les luttes du monde ouvrier et le développement de ce que j’ai appelé ailleurs la « démocratie conflictuelle »12, est allé de l’assistance à la définition de droits universels à l’éducation, à la protection contre le chômage, à la santé, etc., et aux moyens correspondants. La Charte sociale européenne de 1961 n’a pas été reprise dans le projet de Constitution, qui régresse par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler le « modèle social européen ». Il est vrai que celui-ci pose des problèmes, en raison notamment de la façon dont il associe les droits sociaux à un statut de travailleur salarié aujourd’hui transformé et précarisé, mais des propositions alternatives existent pour maintenir l’universalité des droits sociaux et faire reculer l’exclusion, dont aucune n’a été retenue ici13.



Déni : celui qui concerne le droit de cité des étrangers (extra-communautaires), en partie inscrit pourtant dans certaines législations nationales au niveau du droit de vote local, mais exclu de la constitution de l’Europe. Par conséquent, elle sanctionne le développement de l’apartheid, ou l’exclusion sociale et politique d’une partie de ses résidents, que je décrivais ci-dessus comme l’envers de la citoyenneté européenne.
Lacune enfin : celle qui concerne, en contrepartie du « droit à l’information » et de la liberté de communication, l’interdiction des monopoles de fait dans le domaine de la culture et des media (ce qu’on appelle quelquefois le « quatrième pouvoir » des Etats modernes), qu’ils aient un caractère privé ou mixte, public-privé (dont l’Italie donne aujourd’hui un exemple extrême). On sait pourtant – depuis les grands débats sur la liberté de la presse – que le pluralisme de l’offre culturelle est la base de la « sphère publique », dont le défaut est tenu pour largement responsable du manque de légitimité des institutions.



Toutes ces déficiences, qui contredisent l’idéal d’une Europe à la pointe de l’invention démocratique, renvoient évidemment pour une part au caractère « libéral » affirmé de la construction européenne. Le projet de Constitution se réfère explicitement à la nécessité de protéger et développer l’économie de marché, avant d’y incorporer certaines garanties d’égalité et de protection sociale : il présente cette analogie formelle avec les anciennes constitutions des « démocraties populaires » de constitutionnaliser un régime socio-économique déterminé. Cette cause est déterminante, mais n’est pas la seule. Il faut lui ajouter un « déficit démocratique » spécifique, ou pour parler plus clairement, une crainte des masses proprement politique, qui se traduit par la réticence à instituer les droits fondamentaux dont dépend la « production » de l’autonomie des citoyens et de leur capacité d’action publique individuelle ou collective.



Aporie du comopolitisme provincial



Enfin une quatrième aporie, à laquelle contribuent toutes les contradictions précédentes, mais qui comporte une dimension spécifique, concerne la place que l’Union européenne s’assigne dans les conflits du monde contemporain, et le rôle international qu’elle peut jouer. Je suis tenté de l’appeler l’aporie du comopolitisme provincial14. Prise entre des projets rivaux de constitution d’une « Europe-puissance », idéalement capable d’équilibrer la force militaire américaine, et de renforcement du « monde occidental » en face des « Autres » (proches- ou extrêmes-) orientaux15, l’UE renonce de fait à jouer un rôle actif dans la formation d’une « citoyenneté du monde », que ce soit au niveau des mouvements populaires constituants, partis d’en bas, ou au niveau des pouvoirs de régulation constitués post-nationaux. Elle proclame la nécessité de réduire les « fractures » qui caractérisent désormais la mondialisation, mais elle ne propose aucune refonte des institutions internationales. Elle ne pose pas, en particulier, le problème de la réforme des Nations unies, de la représentativité de leurs organes dirigeants dont dépend la reconstitution de leur autorité, et de leur capacité de réponse à toutes les formes que revêt aujourd’hui l’exigence de sécurité collective16. Elle inscrit dans ses objectifs le « développement durable », mais ne fait pas du Protocole de Tokyo et d’autres traités relatifs à la protection de l’environnement, qui restent pour l’instant lettre morte, une composante de sa propre constitution. A ses portes, en Palestine, en Tchétchénie, en Algérie, elle ne fait rien non plus pour faire reculer la combinaison anti-politique du militarisme et de l’intervention humanitaire, répétant la même erreur et illustrant la même impuissance qu’à propos de l’ex-Yougoslavie. Elle détruit ainsi son propre héritage d’universalité, dont le monde d’aujourd’hui a un urgent besoin et dont la demande se fait entendre de toute part (y compris d’Amérique du Nord). Il ne faut pas confondre, en effet, la critique nécessaire des illusions d’universalité que l’Europe a complaisamment entretenues en relation avec son projet colonial, avec la dénégation du rôle de médiation ou de traduction que son histoire et son exposition aux influences du monde entier l’appellent à jouer dans la construction d’une nouvelle problématique universaliste, dont dépend en retour sa propre identité politique.



Toutes ces apories ont pour caractéristique de remettre en question les oppositions traditionnelles de la politique : droit et puissance, politique intérieure et extérieure, politique sociale ou culturelle de masse et institutions gouvernementales représentatives. Plus profondément, elles engagent l’avenir de la démocratie, dont l’idéal régulateur, qui court tout au long de la philosophie politique, fait de la citoyenneté la « vérité » des constitutions. Elles témoignent ainsi à leur façon de l’irréversibilité du processus de construction européenne, ou plutôt du fait que le renversement du cours de ce processus, toujours concevable, ne pourrait prendre aujourd’hui que la forme d’un effondrement du projet démocratique. Je parlais ci-dessus de la « vertu » ou de la capacité d’action et de réflexion collective nécessaire pour écarter une telle perspective et mener à bien le processus de « constitution » de l’Europe, c’est-à-dire pour le refonder. Il se peut qu’une telle vertu ne finisse par se cristalliser que dans l’ombre portée de la catastrophe, dont beaucoup croient lire les signes annonciateurs dans le creusement des inégalités, la folie des entreprises néo-impérialistes ou le retour en force des passions théologico-politiques. Même dans ce cas, cependant, le sursaut ne sera possible qu’à la condition d’avoir pris au préalable la mesure de problèmes qui ne peuvent plus être résolus par la répétition de pratiques de gouvernement et d’encadrement des citoyens devenues inopérantes ou manifestement injustes.

Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, éd. La Découverte, Paris 2003, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, éd. La Découverte, 2001, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, collectif, éd. La Découverte, 1999, et Droit de cité. Culture et politique en démocratie, éd. de l’Aube, 1998.

(1) Le présent texte reprend des éléments qui ont été exposés le 20 mai 2004 à l’Université de Bari (Département de philosophie), le 21 mai 2004 à la réunion « Europa in Movimento » organisée par le réseau « Transform ! Italia » au Teatro dell’orologio de Rome (débat avec Sandro Mezzadra, Fausto Bertinotti, Toni Negri), et le 7 juin 2004 dans le cadre des conférences de l’Unité Formation de la DG Personnel et administration de la Commission européenne (Bruxelles).
(2) A quoi n’est évidemment pas étranger le fait que les classes politiques rivalisent dans la neutralisation des enjeux et le détournement des procédures au profit de manœuvres intérieures (dont fait partie l’idée française de « vote sanction » contre le gouvernement, qui a son équivalent dans plusieurs autres pays).
(3) Voir un excellent résumé de la question par Sergio Dellavalle : « La construction de l’Union européenne : une construction sans peuple ? », in Penser la souveraineté à l’époque moderne et contemporaine, sous la direction de Gian Mario Cazzaniga et Yves Charles Zarka, vol. II, p. 543-562, Edizioni ETS (Pise) et Librairie philosophique J. Vrin (Paris), 2001.
(4) Il est frappant de constater que, de ce point de vue, la construction politique européenne se trouve, non à l’avant-garde des formes de la démocratie politique, mais en retard par rapport aux points extrêmes de son avancée dans le monde : on pense en particulier à l’institution et au rôle déterminant dans la vie politique des pays anglo-saxons (surtout les Etats-Unis) des commissions d’enquête parlementaire aux pouvoirs étendus et à l’autorité indiscutée,
qui peuvent contrôler et rendre publics pratiquement
tous les aspects du fonctionnement de l’appareil d’Etat et des gouvernements.
(5) Les comparaisons de temps et de lieu ne sont pas raison, mais elles ne sont pas inutiles. Si l’on veut se convaincre qu’il n’y a rien de naturel dans la perception des frontières de l’Europe, il suffit de relire les pages d’introduction de l’ouvrage de Keynes, Les Conséquences économiques de la paix, publié en 1920 au moment du Traité de Versailles dont il avait été l’un des négociateurs dans la délégation britannique. Keynes inclut la Russie dans l’espace européen et en exclut l’Angleterre (tout en plaidant pour que l’Angleterre s’investisse dans la reconstruction de l’Europe, en particulier pour éviter – vue prophétique – les conséquences catastrophiques des projets français de démantèlement de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie). Si l’on veut se convaincre qu’il ne faut pas parier aveuglément sur l’irréversibilité d’une construction supra-nationale à partir de la façon dont se présente son « identité », il suffit de se demander qui, jusque dans les années 1980, aurait parié un centime sur l’éclatement de l’URSS, de la Yougoslavie ou de la Tchécoslovaquie…
(6) Ces exemples, naturellement, ne sont pas limitatifs. Plutôt que d’évoquer l’Espagne, à laquelle on pense naturellement en comparaison avec l’Angleterre, je préfère évoquer la France elle-même. On ne réfléchit pas assez au fait que si, par extraordinaire mais non par impossible, elle avait « gagné » la Guerre d’Algérie, une partie importante du Maghreb serait aujourd’hui incluse dans l’UE, comme le sont les Antilles, la Guyane, la Réunion, et d’autres restes de l’empire colonial français. Surtout, on ne se pose pas assez la question de savoir en quel sens la politique et les intérêts néo-coloniaux de la France en Afrique (souvent baptisés « responsabilités historiques » spéciales) et son « mélange » conflictuel avec le Maghreb constituent ipso facto un facteur de non clôture pour l’espace européen et de « dénaturation » pour son identité « propre », sauf à travailler en permanence (et, en fait, sans succès) à maintenir les populations post-coloniales dans l’invisibilité.
(7) Ce dont continuent de rêver certains vieux « gaullistes » ou champions de la résistance à l’impérialisme américain.
(8) E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, Editions La Découverte, Paris 2001. De son côté, Catherine de Wenden (La Citoyenneté européenne, Presses de Science Po, Paris 1997) a attiré l’attention sur la façon dont les élargissements successifs continuent de maintenir « en dehors » une nation surnuméraire qui se situe en fait à l’intérieur de la société euroépenne, la « seizième nation » de l’Europe des 15, aujourd’hui la « vingt-sixième nation » de l’Europe des 25 (et ainsi de suite), constituée par les étrangers résidents permanents et travaillant en Europe depuis plusieurs générations.
(9) Je renvoie ici à l’œuvre fondamentale de Gerald Stourzh sur l’histoire de la « constitutionnalisation des droits
de l’homme » : Wege zur Grundrechtsdemokratie. Studien
zur Begriffs – und Institutionengeschichte des liberalen Verfassungsstaates, Böhlau Verlag, Wien 1989.
(10) On notera sans y insister ici que la « Charte des droits fondamentaux » est incorporée au Traité constitutionnel non pas en position de Préambule ou de norme fondatrice, mais à titre d’explicitation des « valeurs » qui inspirent le fonctionnement de ses institutions et la définition de ses politiques, ce qui fait partie des artifices mis en œuvre pour éviter d’avoir à poser la question (insoluble) de savoir si l’UE est ou non un « Etat ».
(11) voir Inequality Reexamined : trad. fr. Repenser l’inégalité, Editions du Seuil, 2000.
(12) E. Balibar : L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Editions La Découverte, Paris 2003, p. 125 sq.
(13) Voir, par exemple, la discussion de Jean-Marc Ferry, La Question de l’Etat européen, Gallimard, 2000, chap. IV, sur le « revenu de citoyenneté » et les projets alternatifs.
(14) En écho à l’expression provocante de Dipesh Chakrabarty : Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, N.J. : Princeton University Press, 2000.
(15) Quitte à s’y assigner, « de l’intérieur », une fonction de défenseur du droit et de rééquilibrage des politiques économiques et culturelles envers le Tiers-Monde.
(16) Sur ces deux points ,le Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan s’est exprimé en particulier dans le discours prononcé devant l’Assemblée Générale des Nations unies en Août 2003 : cf. United Nations, Report of the Secretary General on the Work of the Organization, General Assembly, Official Records, A/58/1 ; mais les Européens n’ont pas réagi…

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