Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
La justice ordinaire
Cul de sac du mépris socialLundi, c’est jour des CI à la correctionnelle, les Comparutions Immédiates, la délinquance du week-end, celle qui pue l’alcool, la misère et partant la violence qui s’achève au violon, dégrisée au petit matin vraiment blême. Quelques heures au trou, une première pour la plupart et on se retrouve devant un tribunal, avec un(e) avocat(e) commis(se) d’office, un monde presque exclusivement féminin, pour juger pratiquement que des hommes. La salle se remplit, les familles des prévenus, serrées sur les banquettes, les parties civiles, rares, seules ou à deux, les uns et les autres se jetant des regards en biais. Une demi-douzaine de retraités, habitués des audiences font des commentaires à peine retenus, ils viennent sans doute conforter là leur penchant pour Le Pen. Instantanés de la vie comme elle va.
La Cour ! Veuillez-vous lever.
Beaucoup de femmes, en effet : présidente, assesseuses, procureure, greffière, huissière, cheveux courts, mine renfrognée, elles affichent une attention ennuyée. Au parterre, des jeunes femmes, blondes, cheveux longs, avocates débutantes commises d’office, avec des talents variés – c’est quitte ou double pour le prévenu.
Franck, 26 ans, s’est fait ramasser par la patrouille à 5h du mat, samedi en ville. Cuité. Avec un beau palmarès de casse automobile, 3 pare-brise, des vitres, de la tôle froissée, une dizaine de tas de ferraille a senti passer sa colère éthylique. « Ouais. Non. » Le bougre fait service minimum, il ira même inventer une histoire d’agression et de fuite paniquée sur les toits des voitures. Ciné du petit matin dans sa tête de gamin en glissade vers la marginalité. Mécanicien auto, tout a foutu le camp, son boulot, son appart, sa copine. « Pas un délinquant d’habitude » plaidera l’avocate, « il faut plutôt l’aider que l’envoyer en prison » comme le réclame la proc. Franck n’ira pas en prison, il sera libéré à l’audience, doté d’une curieuse peine : la suppression de son permis de conduire pendant 6 mois. Pour venger les bagnoles molestées peut-être ! Les voies de la justice sont quelquefois impénétrables.
Yvan, grande perche quadragénaire, bacchantes brunes, cheveux tirés en arrière et longue queue de cheval. Lui aussi vient de passer la nuit en taule, pour une histoire d’ivresse et de bagnole.
Maçon intérimaire la semaine, portier de boîte le week-end, incapable de refuser un verre aux clients, il lui faut bien toute la largeur de la route quand il rentre chez lui au petit matin. Mais ce jour-là, pas de chance, un jeune homme transporte en urgence sa compagne à la maternité et devant eux, cet énergumène avec sa vieille 4 L pourrie qui zigue et qui zague. Appel de phares, tentative de passer, rien n’y fait jusqu’à ce que le zigue stoppe au travers d’un zag. Engueulade et beignet sur la tronche balancé par le futur jeune père furax. Et le manège redémarre mais à rôles inversés, la 4 L derrière, poursuivant et poussant la voiture maternité. ça se termine aux urgences où le futur prévenu rend sa gifle au futur papa.
Au tribunal, il reconnaît tout et regrette. La présidente : « Vous avez un problème avec l’alcool. » Lui : « C’est à croire que oui. Mais je bois jamais seul, toujours avec des amis. Et puis, il fallait bien que je rentre chez moi. »
« Comportement scandaleux ! Achar-nement jusqu’à la maternité ! » la proc est en colère, sans doute l’histoire de l’accouchement imminent.
Qu’en savait-il, lui qui voulait simplement rendre la gifle ?
« Il vient de l’assistance publique, il n’a pas eu de parents. Il a une forte personnalité et aussi le sens des valeurs et du respect. Mais personne ne lui a permis d’apprendre qu’il fallait tendre l’autre joue. » Son avocate se bat bien. Difficile contre un casier déjà fourni, ivresse, vol et dégradation, violence légère. Il écope de 4 mois ferme et d’une obligation de soins pour son penchant alcoolique.
Franck, 23 ans, en contrat CES dans sa commune, balayage des rues, entretien. Il est en taule depuis 20 jours, pour une histoire de cuite et de dégradation dans la salle communale du village. Bon prince, l’adjoint au maire est venu le soutenir : « une connerie, on va l’aider à retrouver du travail. » « L’alcool, un problème récurrent » défend son avocat, 10 canettes de bière par jour. Un mois ferme, presque purgé par 20 jours de préventive, et une obligation de soin contre l’alcoolisme. « Je t’aime » jette-t-il à sa compagne, une grande brune en larmes, assise au premier rang. « Moi aussi, je t’aime » renvoie-t-elle dans un sanglot. Un ange passe.
Aurèle, 33 ans, est roumain. Il s’est fait prendre la main dans le sac au supermarché. Un pantalon et des fruits, soit une valeur de 13,84 euros. Il ne lève quasiment pas le nez de ses chaussures pour marmonner des réponses dans l’oreille de l’interprète. En situation irrégulière, sans travail, ni logement, il survit en France depuis deux ans, de foyers en caravanes, bien déterminé à rester ici. Chez lui, un village près de Timisoara, il n’y a rien à faire pour ce mécanicien auto de 33 ans. « Je suis désolé de ce que j’ai fait, mais je veux pas repartir, je souhaite un asile. » La suite ne lui sera pas traduite, ni les deux mois de prison ferme réclamés par la proc, ni les tentatives timides de son avocate de le défendre. La traductrice reviendra plus tard pour lui apprendre qu’il écope bien de deux mois de prison ferme et qu’il est donc maintenu en détention. Il paraît que c’est le tarif pour la situation irrégulière, pas pour un vol de 13 euros…
Nicolas, 32 ans, une armoire à glace qui s’empâte, intérimaire, en prison depuis 3 semaines, est poursuivi pour violence sur son épouse. 10 ans de vie commune qui partent en vrille, un quotidien où les noms d’oiseaux et les coups sifflent au-dessus de la tête des trois garçons du couple. Les voici à nouveau face à face, contraints d’étaler leur rancœur en public, chacun tentant de défendre sa dignité. Peine perdue. On saura tout des insultes : « Casse-toi, salope, va te faire niquer ailleurs. » Des menaces quand elle envisage le divorce : « Si tu me quittes, je te tue. » Des coups : « un coup de pied normal, quoi ! » Des tentatives de médiations qui n’ont rien arrangé. Et enfin tout de cet ultime samedi soir où Nicolas, qui avait bu un peu plus que de coutume a violemment jeté sa femme dehors. Elle finira la nuit dans un foyer d’aide aux victimes et lui en cellule.
« M., un dernier mot ? offre la présidente. « Je demande le divorce, ça va ! Maintenant, j’ai compris. »
« Il faut trouver une solution pour ménager une vie plus paisible aux 3 garçons » estime la proc. Nicolas restera en prison pour deux mois. Il lui sera ensuite interdit de mettre les pieds dans la commune ou vit sa famille.
10 mn pour (contre !) Aurèle, 27 pour Nicolas, une moyenne de18 mn par affaire, 4 réquisitions de prison ferme, deux sursis. Parmi les six « clients » de cette audience, 3 se déclarent intérimaires (c’est moins humiliant que précaires sans doute), 2 sont sans travail, le dernier est en CES.
Mardi, audience spécialisée stup, présidée par une femme. Salle comble au début, des scolaires, les papis, pas mieux que la veille. L’un d’eux juge « la présidente pas assez expéditive »… Le rôle, registre où sont portées les affaires, est très chargé, la majorité des prévenus comparaît libre pour des faits qui datent de plusieurs mois, voire de plusieurs années, à l’exception de quelques comparutions immédiates.
Elle s’appelle Maïté, elle est jeune, belle, son compagnon, toxico, est en prison. Pour la Saint-Valentin, elle est venue au parloir, mais ce jour-là, en gage d’amour sans doute, elle a tenté de lui apporter une barrette de shit. « Victime d’un amour qui n’a pas lieu d’être » se permet le procureur qui requiert un mois avec sursis, 4 mois décidera le tribunal.
Vincent, jeune Black né au Brésil, 22 ans, tailleur de pierre en intérim, fana de techno et consommateur d’ecstasy, s’est fait arrêter avec une cinquantaine de cachets sur lui. Acheté 5 euros pièce, c’était la conso pour
lui et sa bande de copains à qui il en revendait occasionnellement. Vincent, très franc (naïf ?), a du mal à y voir une infraction. Pas le proc qui, à titre d’avertissement, réclame de la prison ferme et 1000 euros d’amende. Quand la présidente lui demande s’il sait ce que signifie un travail d’intérêt général, Vincent répond « payer ma connerie en travaillant pour vous ». Ricanement de la cour qui lui donnera du sursis et 1000 euros d’amende.
Jérôme, 19 ans, viré de chez son père à sa majorité, ex-cuistot chez MacDo, moitié zonard, amateur de techno, a été arrêté sur le parking de la même boîte que Vincent.
Sur lui, quelques centaines d’euros, quelques cachets d’ecstasy et du cannabis. Assez pour se voir coller l’étiquette de revendeur. « Conso perso » affirme-t-il. O.K. pour l’ecsta, dit la cour, 7 cachetons, ça peut en effet être considéré comme de l’usage personnel, en revanche, 500 euros d’amende pour la résine de cannabis, objet de commerce. Va comprendre !
Avec Olivier, 28 ans et Guy, 52 ans, poursuivis pour violence en réunion, le drame, déjà ancien (novembre 2002), revient en force. Face à eux, leur victime, Jean, le visage portant les cicatrices des coups de cutter reçus au visage et à la gorge : le « marquage » du fils destiné à venger sa mère, veuve, délaissée par son amant. Célibataire, amateur de femmes, aimé d’elles, Jean s’éloigne quand elles s’attachent trop. « Elle l’aimait, il l’aimait pas assez » explique l’avocate de la victime. » « Lucienne était folle amoureuse à en crever », au point de faire une tentative de suicide, confie une amie . C’en fut trop pour Olivier, seul fils et dernier enfant de la famille.« Ma mère, c’est pas un bétail, on s’en sert pas comme ça, ce monsieur prenait les gens pour des putes. » Avec un comparse, il va demander des explications à l’amant, qui n’a pas le temps d’ouvrir la bouche. Roué de coup, le visage et le corps lacérés au cutter ; la terreur le tient encore tremblant aujourd’hui et incapable de prendre la parole. Définitivement balafré, dans l’impossibilité de reprendre son emploi, les images de la scène reviennent chaque nuit. « Il faut lui laver la tête, ce garçon est dans une relation perverse à sa mère, » analyse le procureur. Pour ce qu’il considère comme une tentative de meurtre, il requiert deux ans de prison ferme contre Olivier, 6 mois contre son complice. Ce sera 18 mois dont 6 ferme pour le fils, 6 mois avec sursis pour l’autre.
Tarik, jeune Tunisien sans domicile fixe, ni boulot tout comme son copain Khalid, l’Irakien qui a mal à la tête, tous deux poursuivis pour recel de voiture volée et tentative de vol. Ont-ils pénétré par effraction dans le véhicule où ils cherchaient à dormir ? Ont-ils forcé la portière ? « Je cherchais dormir, pas voler ». Une histoire abracadabrantesque1 qui leur vaudra 5 et 3 mois avec sursis. « Je vous remercie » dit Tarik à la présidente. « Je voudrais qu’on me soigne » implore Khalid.
Angélique, jeune femme du milieu du voyage, poursuivie pour recel de chèque volé et usage. Deux « formules » de 107 et 185 euros de nourriture pour les 4 enfants qu’elle élève seule. Elle vient de rembourser 50 euros. « Comme par hasard, juste avant l’audience » ricane le proc qui réclame 4 mois de prison avec un sursis partiel. « Renvoyez le jugement à plus tard, le temps qu’elle rembourse » propose l’avocate. Banco, répond le tribunal. Renvoi à l’automne.
Il est 21 heures, le Palais est désert. On m’a chouré le rétro et le Sandow sur mon vélo, attaché devant le Palais de justice.
Mercredi, 13h30 : audience à juge unique – un homme – pour des délits a priori moins graves, un peu le tout-venant, jugé aussitôt, sans délibéré, sauf exception.
Nadia, issue du « voyage », six gosses à élever seule et à faire croûter, la débrouille, en particulier un bourrage de carton dans une grande surface, en l’occurrence avec des jouets, c’était les fêtes. Poursuivie pour complicité de vol, un mois ferme réclame le ministère public. Le président renvoie sa décision à huitaine.
Laurent est chauffeur routier, outrage et rébellion : il a mal réagi à un contrôle routier qu’il jugeait injuste. On l’accuse d’un « sales flics ! » qu’il nie. « Je leur ai dit des trucs pour les vexer mais j’ai pas été vulgaire. » « Défaut de jeunesse » plaide son défenseur. Vexer même sans vulgarité, c’est 300 euros d’amende, on ne plaisante pas avec les représentants de l’ordre. Même s’il s’en tire mieux que Paul, absent à l’audience, mal redescendu des mois passés à l’armée dans les Balkans. Il ne renouvelle pas le genre. Les policiers qui l’ont arrêté au volant de sa voiture alors qu’il était sous le coup d’une suspension de permis se font traiter « d’enculés, vas te faire foutre, vous êtes une bande d’enculés » Vulgaire ! 500 euros d’amende et 6 mois avec sursis. Mohamed non plus n’est pas là, lui aussi à traiter les keufs, sérieux : « bande de bâtards, fils de pute, bande d’enculés. » Avec son casier déjà bien fourni, le garçon écope de 3 mois ferme.
La campagne fait irruption dans le prétoire avec ses querelles de voisinage, ses peurs du vol et de l’agression qui font sortir les fusils contre un voisin – les coups partent, en l’air, mais ça se règle devant un juge. Avec ses bagarres de braconniers de civelles dans le Médoc, clef à mollette, lacrimo, fusil de chasse. Trois gaillards sur le même banc des accusés, auxquels manquent sans doute les mots pour s’expliquer, la violence venant combler la lacune. « On était amis avant, on est redevenus amis. » Où on apprend que le braconnage dans la presqu’île du Médoc s’apparente à un sport national comme le fait d’aller littéralement se servir sur la bête dans les prés quand on a une envie de viande. Ce jour-là, c’est une jument, Déesse, qui en a fait les frais, une ardennaise de 8 ans, abattue et dépecée la nuit dans son enclos. Deux mois de prison ferme.
La violence ordinaire, celle du dépit amoureux, de l’enfant écartelé, des menaces à peine voilées à l’audience. Là, c’est René, un papi de 73 ans qui est poursuivi pour avoir un jour craqué devant les insultes et les menaces quotidiennes de son ex-gendre et néanmoins voisin immédiat. Un coup de pistolet à grenaille en l’air pour « l’intimider » Où l’on découvre que cela fait des années que ça dure, que les multiples plaintes n’ont jamais abouti, que les médiations sociales se sont perdues dans les sables. Au final, René est condamné… à la confiscation de son pistolet.
Deux chauffeurs routiers, absents et sans doute sur la route, forcés de partager la même cabine et qui se détestent, plus que cordialement : « je vais défoncer ta gueule de con » assure celui qui est poursuivi pour menaces réitérées. La justice n’ayant pas les moyens d’intervenir dans l’organisation du travail condamne « l’agressif » à 500 euros d’amende.
La vie, la vie comme elle va, le plus souvent mal pour ceux d’en bas.