Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Un trimestre en Passant Ephéméride
Mars
Mercredi 10 : Les soirs d’obsèques de Nougaro ne sont pas des soirs ordinaires. Déjà, hier, à Toulouse, l’air semblait anormalement sec. Désormais, le verbe se fera un peu moins généreux. Le jazz porte aussi le deuil d’un cousin un peu éloigné : même si Nougaro n’était pas un jazzman, il était de ses plus fidèles zélateurs, authentique Naïf Amoureux.
Jeudi 11 : Attentat à Madrid.
Vendredi 12 : L’Espagne s’interroge sur l’origine des attentats. Hier, le Premier ministre désignait immédiatement l’ETA. À trois jours des élections, si les indépendantistes basques sont coupables, l’union sacrée contre le terrorisme profite au Partido Popular ; si Al Quaeda est à l’origine des attentats, le terrorisme sera certes condamné aussi unanimement, mais la politique irakienne du Premier ministre largement mise en cause. Le dernier rôle d’Aznar : récupérateur de cadavres.
Dimanche 14 : Victoire du PSOE aux élections législatives espagnoles. José Luis Rodriguez Zapatero sera le prochain président du gouvernement. Le retrait annoncé des troupes espagnoles d’Irak, après dénonciation de l’erreur de la guerre, enraye le processus engagé aux Açores entre Bush, Blair et Aznar il y a un an (le 16 mars) et dans le sillage duquel naviguait Silvio Berlusconi.
La fin des prétentions fondée sur le système de vote institué par le Traité de Nice va aussi favoriser l’intégration européenne. Raffer-mir un peu d’une solidarité de la vieille Europe, cette aristocrate décadente vue des States, ne peut pas faire de mal.
Mardi 16 : Je retrouve mes élèves de Supaéro avec un séminaire qui vient sur le terrain du cinéma politique italien des années 70. Rosi, Pietri, Bellochio, Pasolini. Au fait, pourquoi n’y a-t-il plus de cinéma politique ? Si peu en Italie (Calopresti, Moretti : c’est court) ? Moins encore en France malgré la quotidienneté et la diversité des « affaires » ?
C’est le hasard qui a placé ce séminaire prévu de longue date au cœur de l’affaire Battisti, quelque part entre sa libération (2 mars) et l’examen futur de la demande d’extradition qui le vise, et qui me fait faire retour sur l’Italie des « années de plomb ». Ce qui importe va au-delà de la parole de François Mitterrand, du droit d’asile en France, de la solidarité du mundillo du polar, des doutes émis sur la culpabilité, du débat pour savoir si les tribunaux italiens qui l’ont condamné furent d’exception. Ce qu’il faut, c’est convenir que la période fut d’exception. Que la violence des groupes armés d’extrême gauche à laquelle prit part Battisti, d’une intensité inégalée dans un pays européen démocratique, trouve son origine dans un syndrome de facteurs qui relève d’une responsabilité diffuse : répression des mouvements étudiants, combat contre les actions ouvrières, montée en puissance des mobilisations néofascistes dans l’indifférence (pour ne pas dire plus) du pouvoir, textes d’exception (ceux-là incontestés : la loi Reale), initiatives policières et militaires proches de l’état d’urgence sous la houlette du général Della Chiesa, etc. Sans compter tous les compromis pour la survie de la démocratie chrétienne dont celui, dit « historique », d’alliance avec le PCI. La réalité des « années de plomb » dicte la réconciliation au nom d’une cohésion sociale (c’est bien, dans d’autres contextes, ce qui fonde la prescription). Il faut rendre à Cesare ce qui lui appartient. « Libertà va cercado, che è si cara/come sa chi per lei vita rifiuta » (Dante)
Vendredi 19 : Affrontement ethnique au Kosovo. Triste effet retour des épurés qui deviennent épurateurs. Après cinq ans d’entracte, demandez le pogrome ! Gageons que l’administration onusienne n’aura comme seul recours que de s’acheminer vers une séparation serbo-albanaise. Quand une ligne de partage est strictement ethnique, c’est toujours un triste échec.
Lundi 22 : Assassinat du cheikh Ahmad Yassine. La mesure avec laquelle les Etats-Unis réagissent en dit long. L’effacement de l’Europe et l’engagement distant des pays arabes n’ont-ils pas contribué à ouvrir une fenêtre de tir ? Peut-être Miguel Angel Moratinos, un proche du futur Premier ministre espagnol, ancien représentant permanent de l’Union européenne au Proche-Orient pourrait-il aider à relancer une politique européenne bien terne en ce domaine.
Dimanche 28 : Victoire sans précédent de la Gauche aux élections régionales. De la Gauche ?
Soirée « télectorale » au cours de laquelle Daniel Bilalian se fait remettre en place par Marie-Georges Buffet, interrompue d’un péremptoire : « ça va, on a compris ! ». Voici le présentateur qui coupe son invité (symptôme Fogiel) au prix de la goujaterie (complexe Ardisson), insupporté par un discours pourtant formaté pour un plateau de télévision ! Le dérapage de Bilalian est l’aveu inconscient de ce qu’est l’information sur la chaîne qu’il représente : une logorrhée répétitive, un commentaire pléonastique, une vacuité de l’intelligence. Voici, sur l’instant, la meilleure raison de supprimer la redevance : ne plus être racketté pour émarger au salaire de Bilalian.
Décès de Peter Ustinov. Je laisse ses Poirot, son Néron, pour son adaptation de Billy Budd. Là, un Terence Stamp solaire portait sur ses épaules le poids de l’injustice et de l’inhumanité.
Mardi 30 : Parvis de la gare Matabiau (Toulouse). Derrière moi, un groupe de jeunes (16-18 ans) et une voix : « Font chier tous ces clodos ! » (NB : zonard, punks…). Donc : « Font chier tous ces clodos à faire la manche ! Si au moins ils jonglaient ! ». C’est vrai, quoi : qu’ils jonglent, jouent d’un instrument, se foutent à poil ! Accrochent le bras pourrissant d’un pendu sur leur corps pour feindre la maladie (le mendiant du Temple vu par Ambroise Paré) ! Ce qu’ils veulent. Mais qu’ils se donnent en spectacle pour mériter une « p’tite pièce » ! À peine sevrés d’être ados et déjà miliciens dans l’âme !
Mardi 30 : Il y aura donc un nouveau gouvernement Raffarin au lendemain d’une cuisante défaite électorale. Surseoir : garder un Premier ministre comme convaincre Alain Juppé de différer son désengagement de la vie publique. Stratégie de l’assiégé qui fait tenir les barbacanes. Après un septennat marqué politiquement par l’échec rapide de la dissolution et par l’accumulation des affaires aux épilogues douteux (immunité, non-lieux), tout se passe comme si un processus de déréliction, à peine interrompu par la surprise du 21 avril et son contrecoup aux législatives, se poursuivait : faillite de l’UMP dans sa prétention à devenir un parti fédérateur de la droite et une machine électorale, condamnation d’Alain Juppé, rejet sans appel de la majorité présidentielle.
Mercredi 31 : Il faut m’expliquer les subtilités de ce que la presse nomme « la jurisprudence Balladur ». Un ministre mis en examen (et alors présumé innocent) doit démissionner, mais une fois condamné (et donc reconnu coupable) peut être nommé ministre par le Premier ministre auquel il avait remis sa démission. C’est le cas de Renaud Donnedieu de Vabres après sa condamnation dans l’affaire du financement du Parti Républicain.
Avril
Mardi 6 : Le conseil municipal de Barcelone se prononce pour la suppression de la corrida. Le vote promeut l’identité catalane contre le « spectacle national » espagnol. Il faut militer pour l’interdiction du foie
gras en France, mes frères, car, depuis la découverte en Égypte d’une statuette d’oie troussée de la VIe Dynastie et des dessins d’éviscération de volailles dans la Vallée de Nobles, il est acquis que le palmipède engraissé est une injure à l’identité du Landais et du Périgourdin !
Mercredi 7 : Dix ans après le début de l’extermination des Tutsis, les commémorations débutent à Kigali. Les ébauches de contrition de la communauté internationale permettent d’esquiver la réalité du régime rwandais actuel. Commémorer ne nous absout pas des fautes passées, et moins encore des présentes.
Lundi 12 : El Emigrante s’est fait la malle. La France ne connaît pas Juanito Valderrama, compositeur d’El Emigrante. De la race des Chacón, Pepe Marchena ou Manuel Vallejo, il était l’homme des cantes de Levante. Être en Espagne quand meurt Valderrama fait porter son regard loin vers Espartinas, près de Séville, par-delà les sierras et les snobs.
Mardi 13 : À 1 800 mètres dans la Sierra de Urbión, la poudreuse intacte renvoie une luminosité un peu irréelle quand le soleil finit par percer les nuages. Ici, on ne randonne pas. On obtient du ciel une patente pour fouler une terre qu’aucune souillure ne peut atteindre. L’Espagne. La ligne de crêtes au-dessus de Brieva de Cameros, le sourire de Cristina à Samaniego, le vin de Remírez de Ganuza : soyez bénis.
Samedi 17 : L’assassinat d’Abdelaziz al-Rantissi confirme la stratégie engagée par Israël en éliminant le Cheikh Yassine il y a moins d’un mois. Il ne s’agit pas seulement de viser le Hamas avant le retrait annoncé de la Bande de Gaza. Il s’agit aussi de délégitimer le Fatah de Yasser Arafat en exacerbant le ressentiment des partisans du Hamas pour que ceux-ci deviennent incontrôlables. Après la stratégie de la terre brûlée, celle de l’embrasement des territoires ?
Mercredi 21 : Profitant d’un déjeuner avec des acteurs de l’économie numérique, Jean-Pierre Raffarin annonce qu’il va « chatter » sur le Net avec les français. Ainsi que le disait Péguy, « le triomphe des démagogies est passager, mais leurs ruines sont éternelles ».
Lundi 26 : Même les travelos ont du vague à l’âme. Georgette pleure Hubert Selby Jr. David Pujadas n’est même pas fichu de donner sans faute le titre de son roman le plus connu. Une part de compassion déserte ce monde. Les téléspectateurs du 20h s’en foutent. Selby : « nous sommes tous les artisans de notre propre emprisonnement ».
Jeudi 29 : Conférence de presse de Jacques Chirac deux jours avant l’élargissement de l’Union européenne : « cette Europe, qui est notre héritage et notre patrimoine commun, demeure plus que jamais une chance pour nous et pour notre avenir ». Et l’appel de Cochin contre « le parti de l’étranger » ?
Invité d’un colloque sur la censure à l’Uni-versité Montesquieu Bordeaux IV, Yves Boisset raconte. Autorisé par le ministère de la Défense à tourner des scènes de L’affaire Dreyfus dans une caserne, il est convoqué par l’officier qui commande la place. Celui-ci marque sa désapprobation, mais indique qu’il obéira aux ordres, et rien qu’aux ordres. Puis, sur la foi d’un ami (militaire sous les ordres duquel Boisset a servi en Algérie), il interpelle le réalisateur : « on m’a dit de vous que vous êtes un honnête homme ; […] alors, vous n’allez pas me dire que le juif était innocent ! ».
Mai
Mardi 4 : Les photos des sévices infligés aux prisonniers irakiens prolifèrent. Les corps nus empilés devant les tortionnaires et les prisonniers dévêtus tenus en laisse par un garde-chiourme en uniforme rappellent Salò ou les 120 Journées de Sodome (Pasolini). Il y était dit : « il n’y a rien de plus contagieux que le mal ». L’épidémie est en marche, brothers !
Mercredi 5 : Interview de George W. Bush sur Al-Arabya et Al-Hourra. Les tortures infligées aux prisonniers irakiens ne montrent pas le visage de l’Amérique que le président connaît. Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld avait trouvé le qualificatif qui convenait : unamerican ; le mot même utilisé jadis pour désigner ceux que visait la Commission des activités antiaméricaines chère au sénateur McCarthy. Il est de plus en plus difficile de ne pas désespérer de l’Amérique derrière les Etats-Unis.
Le ministre de la Culture, après avoir entretenu l’image d’un homme à l’écoute, fait sa déclaration annoncée sur l’intermittence. Un fonds de soutien aux exclus, et rien de plus pour sortir de l’impasse du conflit.
Dimanche 9 : Conversion de l’UMP sous influence de Nicolas Sarkozy à la cause d’un référendum sur la Constitution européenne. C’est la même démarche que celle de Tony Blair : le référendum devient l’otage de tactiques politiciennes. À ceci près que le chef du gouvernement britannique lie l’annonce de sa volte-face à des échéances électorales, promettant la consultation après les législatives en espérant bénéficier à cette occasion de son effet d’annonce… Pour Nicolas Sarkozy, il s’agit seulement de prendre le contre-pied de Jacques Chirac. On comprend pourquoi ce dernier a gardé Jean-Pierre Raffarin Premier ministre : nommer Nicolas Sarkozy eut été connaître une nouvelle cohabitation…
Samedi 15 : Nájera. Une communiante comme on n’en fait plus porte respectueusement son bouquet (de lys évidemment) à Santa María la Real. Au bord du Rio Najerilla, un groupe d’adolescentes arbore des T-shirts aux allusions copulatoires liées au mariage princier à venir ; l’une d’entre elles arbore à la ceinture une bite de plastique d’environ un mètre. Quand la timide communiante croise la muse priapique, l’Espagne de la Monarchie et de la République peuvent cohabiter.
Lundi 17 : Hier, sur le front de l’intermittence, Renaud Donnedieu de Vabres a lâché du lest : décision sur la situation des femmes enceintes, réintégration dans leurs droits des exclus, discussions avec l’UNEDIC dans les dix jours, perspective d’un nouveau système d’indemnisation d’ici le 1er janvier 2005. Aujourd’hui, la CFE-CGC, signataire du protocole du 26 juin 2003 sur l’assurance chômage des intermittents, déclare ne pas être aux ordres du ministre de la Culture, que les partenaires sociaux ne peuvent se voir imposer une décision de l’État, et que Renaud Donnedieu de Vabres assumera seul le financement des mesures qu’il prend. Le feuilleton devient un soap opera.
Je reçois en avant-première les deux volumes des CD de Marc Berthoumieux, « Jazz/No Jazz ». D’outre-tombe, Nougaro chante L’Espérance en l’homme, sur des paroles de son cru. Valse jazz tempo medium : « Au cours d’une vie qui fut mouvementée, dans un siècle où l’horreur battit ses records »… Certes. Et Nougaro vient déjà de manquer quelques épisodes croustillants du siècle suivant.
Mardi 18 : Que pouvions-nous attendre du plan annoncé pour la Sécurité sociale ? D’un ministre tout juste nommé qui tarde à démissionner de son mandat de maire, craignant d’être le membre d’un gouvernement éphémère ? Voici une préparation de rebouteux dont tous les composants sont connus : prélèvement sous forme de provisoire qui dure, euro symbolique pour la responsabilisation (euphémisation de la culpabilité), promotion du générique, généraliste référent, etc. : rien n’est neuf. Souvenez-vous : le 1 % Giscard pour la Sécu, le « ticket modérateur d’ordre public »… Notre système de santé ne méritait-il pas un vrai pacte social ?
Mercredi 19 : L’hystérie pédophile a frappé. L’érection (si l’on peut dire) de l’enfant en victime emblématique du crime le plus odieux alliée au tout sécuritaire comme mot d’ordre font durement déraper le processus judiciaire au bout de trois années d’instruction. L’adulte incarcéré depuis trois ans n’est évidemment qu’une victime collatérale.
Jeudi 20 : Noces de sang. On voit les images d’obsèques suite au raid sur le village irakien de Makr al-Dib. Si l’on se souvient des interventions en Afghanistan il y a deux ans, c’est la seconde fois que l’armée américaine fait un carnage au cours d’un mariage. Qui a dit que la famille était sacrée aux States ?
Montfort-en-Chalosse bat Mielan-Rabastens par 42 à 10 et remporte le Challenge de l’Espoir. L’événement est dérisoire et magnifique. Hier soir à Goetteborg, l’application stricte d’un règlement passe pour un vol ; aujourd’hui, dans un chef-lieu de canton, le geste viril, même illicite, relève de l’éthique. Le rugby est grand par ce qu’il déclenche de ferveur, d’émotion, de parole, de litres de bières, de connerie autour du terrain, de plans sur la comète.
Vendredi 21 : On annonce que l’armée israélienne s’est retirée de la partie de la Bande de Gaza qui jouxte la frontière égyptienne, après un nettoyage sanglant et destructeur. Aucun des tunnels par lesquels les armes palestiniennes étaient censées transiter n’a été découvert. C’est à se demander si ce n’est pas dans ces tunnels que les armes de destruction massive irakiennes sont cachées. Peut-être est-ce pour cela que les États-Unis n’ont pas fait échec à l’adoption de la résolution de l’ONU condamnant l’opération.