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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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L’occasion


Il n’a pas été prévenu au guichet, il apprend trop tard pour organiser autrement son voyage que le train qu’il a choisi ne peut arriver à l’heure. Il n’y aura plus beaucoup de lumière ou même il fera déjà tout à fait nuit. Le contrôleur a donné la nouvelle, vieille déjà de deux jours, après le passage de la frontière : un pont s’est effondré, le train n’arrivera pas au milieu de l’après-midi. A la crue d’une rivière – il a beaucoup plu la semaine précédente –, à la violence du courant, les piliers d’un pont n’ont pas résisté, depuis deux jours cette rupture de la voie ordinaire contraint à un long détour.

L’attente devient pénible, comme si elle détruisait le but de son voyage, comme si son désir d’arriver changeait de nature : il voyage avec, à présent, pour seul désir que le voyage finisse. Comme s’il n’attendait plus que ce soulagement, la lassitude le met dans l’état de quelqu’un qui aurait perdu le droit de demander plus et d’obtenir plus. En outre, le chauffage du wagon ne marche qu’à moitié.

Il est sur le point de se décourager, il est en train de se dire : « J’ai froid, j’ai soif, je suis fatigué, je boude, je laisse mon aventure se gâcher, le froid m’empêchera de me ressaisir, pourtant bouder n’est pas la solution », quand il arrive enfin, au bout de dix-sept heures de train au lieu de douze.

La petite gare, en rase campagne, à distance d’un groupe de bâtiments industriels, est très animée, pendant quelques minutes a été très animée, c’est déjà fini, les arrivants et ceux qui les accueillaient se sont égayés rapidement. Il ne reste plus que lui, le voyageur solitaire, sur le gravier devant la porte principale de la gare, à la tombée du jour. Le chef de gare propose de le conduire jusqu’à T., mais plus tard, il a encore à faire. Le voyageur solitaire l’en remercie, contemple les lumières de la ville là-bas, sur la butte, et puis retourne dans la gare, faiblement chauffée elle aussi, où il se fatigue d’attendre. Il prie le chef d’appeler un taxi.

La clef de la villa se trouve au restaurant Anzolla. Le taxi passe sous une autoroute, l’échangeur est désert, c’est encore la campagne, surtout à droite de la route vers la ville, mais de l’autre côté des treillages métalliques délimitent des enclos : des aires de stationnement, désertes aussi, devant des usines et des hangars.

La route arrive vite au bas d’une butte, et au milieu des maisons récentes, mais déjà sales – et qui n’ont jamais été belles, à en juger d’après leur médiocre architecture –, le taxi ne prend pas longtemps pour gravir les zigzags qui mènent au centre.

A l’Anzolla, personne ne connaît la villa Diramando. Pourtant, ils ont la clef : au patron du restaurant qui comprend plus ou moins le français, il dit qu’il a une lettre du propriétaire l’autorisant à prendre la clef. Il ne cherche pas à préciser que c’est une lettre du fils, il n’a pas envie de dire que le père est mort, il le dira un autre jour le cas échéant, d’ailleurs on ne lui demande pas de voir la lettre. Le nouveau patron ne connaît pas la villa Diramando ; en revanche au-dessus du restaurant il y a quatre chambres, dont les peintures viennent d’être refaites, le patron propose à l’étranger d’en prendre une. Il s’agit d’un nouveau patron, et même il est ici depuis peu de temps, dit le chauffeur.

« Mais l’ancien patron a sûrement laissé les clefs, regardez dans les tiroirs. » Le patron part à la cuisine, tandis que le serveur, un gamin, fouille rapidement sous le comptoir, sans rien trouver.

Il a remis la lettre en poche, il se tient debout entre le comptoir et une table où une fille d’une dizaine d’années dîne avec un homme d’environ quarante ans. A trois ou quatre reprises, elle pouffe de rire, et son père ou son oncle ou le vieil ami qui a probablement été celui de ses parents avant d’être le sien, sourit.

Ni le patron ni le serveur n’ont rien trouvé. « Tant pis, j’entrerai sans clef » dit le voyageur, l’étranger, le nouveau venu, impatient de continuer jusqu’à la demeure inconnue qu’il veut découvrir. Encore faut-il trouver l’endroit, près d’un vieux pont romain, à quelques kilomètres de la ville.

Il y a sur une petite rivière deux ponts parallèles, l’un sur lequel on circule, et l’autre, désaffecté, qui peut-être est romain, ou a été romain, mais aux environs de ces deux ponts une villa, non, le chauffeur ne voit pas, elle doit en réalité en être assez loin, il ne sait où, mais il a un frère qui connaît les noms de presque tous les lieux-dits de la région.

Le frère, un garagiste, est dans la cour entre le garage et sa maison, avec deux femmes, et leur parle de mars et de bougainvilliers, il a l’intention de planter en mars des arbres et des fleurs. Il en parle dans la pénombre, à quelques mètres de la seule lampe, sur la façade de la maison, éclairant la cour.

« Diramando » lui dit quelque chose, un hameau, quelques maisons basses à côté d’une propriété inoccupée. « C’est ça » dit l’étranger, soudain réjoui et enthousiaste. « Sûrement ça ! »

Dans le taxi, sa chaussure écrase quelque chose : une boîte d’allumettes, qu’il ramasse et met en poche. Sur la route, à travers la campagne, ils ne croisent personne, ne dépassent personne. Combien de temps va-t-il passer ici ? Il n’a rien décidé d’avance. Pendant longtemps n’a-t-il pas à plusieurs reprises refusé des occasions de vivre autrement ? Des occasions d’au moins partir, des occasions d’au moins essayer autre chose ? Le taxi s’arrête au pied d’un chemin carrossable, qui monte en pente douce, entre deux vilains bâtiments, jusqu’à un portail.

Il a payé, il descend. C’est de la folie, dans ce lieu isolé, sans la clef. Les phares changent d’orientation, la voiture s’éloigne, s’arrête un peu plus loin, comme attendant que Théo change d’avis et crie pour le rappeler, mais il n’a pas crié, ne crie pas, la voiture repart, et bientôt les galeries de lumière que les phares creusaient dans la nuit disparaissent. Il reste seul avec les ombres et un seul bruit, celui qu’il fait lui-même en marchant sur la terre sèche et dure, entre un vilain mur de parpaings modernes et un hangar largement ouvert au vent, la façade du côté du chemin se réduisant à quelques piliers de pierres.

La porte de la propriété était à l’origine une grille, mais des plaques de fer boulonnées derrière les barreaux l’ont rendue opaque. A la place de la serrure, il y a un trou, de la grosseur d’un poing, traversé par une chaîne dont un autre maillon occupe le trou plus petit percé dans l’autre vantail. Il colle un œil entre la chaîne et l’autre coté, en forme de croissant, du trou le plus large : la silhouette de la villa Diramando, en gros un rectangle couché aux angles supérieurs écornés, est plus noire que la nuit et se découpe sur elle. C’est comme un temple.

Il sent battre ce cœur que d’habitude il n’entend même pas. Il regarde cette silhouette et ne veut voir qu’elle. Il y réussit presque, tout s’efface, sauf son cœur et sa respiration, et surtout cette masse encore à quelque distance de lui : plus il admire cette masse noire, plus il sent son corps insister. Il la voit sans la voir, la détachant du ciel, mais ne détachant à l’intérieur de cette forme aucun détail d’un autre, malgré l’impatience de tout son corps à voir et s’approcher.

Il faudrait des outils, et solides, pour forcer le cadenas fermant la chaîne. Il cherche une autre ouverture. Derrière la charrette, le vieux tracteur, et les bottes de paille qui encombrent le hangar, une porte fermée par quelques tours de fil de fer communique avec la propriété. Il dénoue sans peine le fil de fer, plus rien ne l’empêche d’aller vers Diramando.

Il marche au milieu d’une prairie sauvage qui était peut-être une pelouse autrefois, il est assez près maintenant de la maison pour voir vaguement la corniche qui lui semble très haute. Il y a sept ouvertures au rez-de-chaussée, sept fenêtres à l’étage, avec des volets intérieurs. Les espaces entre les fenêtres ont la même largeur que les fenêtres.

Il se souvient des deux valises qu’il a laissées dans le hangar, où il retourne. Revoyant la vieille charrette, il s’y couche, perplexe, entrer par effraction ne sera pas facile, surtout sans les outils adéquats. Quelque chose fait du bruit derrière les bottes de paille, un lapin, un écureuil, un rat, il ne sait pas, il n’a même pas bougé pour regarder.

Il n’a pas ce qu’il faut. Pas question de renoncer cependant. Ne pas s’assoupir. D’ailleurs le froid l’empêcherait de dormir, il ne gèle pas, mais tout de même cela fait de sa propre peau quelque chose de dérangé, de désagréable.

Il se relève et marche à nouveau dans la prairie, avec ses valises qu’il dépose au milieu des broussailles encombrant le seuil de la porte principale.

Il fait le tour de la maison, il y a au coin de la façade arrière une porte plus petite, un chat disparaît dans cette porte.

En mettant la main dans la chatière et en tâtonnant à gauche et à droite, il trouve un loquet et libère le bas de la porte, mais elle est barrée en haut. En tâtonnant de l’autre côté, il sent quelque chose de souple lui frôler la main et la retire précipitamment comme si c’était un animal ou quelqu’un, mais non, mais non, rien ni personne ne lui tombera dessus, il a été surpris, voilà tout. Il tâtonne à nouveau, c’est une corde, il tire dessus et le haut se libère à son tour.

Il se promène au rez-de-chaussée et en ouvre tous les volets. Dans une pièce, il y a le long des murs une série de chaises, comme pour un bal. Les allumettes ramassées dans le taxi l’aident à voir que les autres pièces sont vides.

A l’étage, il y a dans la première chambre un matelas sur un sommier, à même le sol. Les deux suivantes sont vides. Dans la quatrième, un matelas est recouvert d’un tas de vieux vêtements. Quatre grandes chambres. De dehors, la maison semblait énorme, il aurait cru à plus de quatre chambres.

« Le chat ! Quelle chance j’ai eue ! Le chat m’a montré la voie ! » Il se rend compte qu’il parle tout seul, qu’il est en train de dire à haute voix : « La beauté du lieu ! La beauté du lieu ! » Il ne sait rien du paysage, dont il n’a vu que des ombres. La descente depuis la ville, un bout de plaine, et puis la remontée dans des collines. Il n’a pas bien vu non plus les façades. Il dit à haute voix : « La mocheté du lieu ! La mocheté du lieu ! » Il a envie de rire et peut-être même il a ri, mais il a froid, il ne sait pas ce qui fonctionne dans la maison, elle n’a plus été occupée depuis longtemps, il ne sait pas ce qui ne fonctionne pas, se chauffer peut-être ne sera pas facile, il étudiera la question quand il fera jour. Il ne sait pas qui il rencontrera, il ne connaît que quelques mots de la langue du pays, mais il ne regrette rien. Il ne sait pas ce qu’il trouvera comme travail quand il n’aura plus d’argent, mais il ne regrette pas d’avoir accepté. Trop souvent il a refusé des occasions, mais en revanche quand V. lui a dit : « Je te prête cette maison, vas-y quand tu veux… », tout de suite il répondu qu’il acceptait volontiers.

Il traîne le second matelas dans la chambre où se trouve le premier, pose le moins lourd sur l’autre, repart récupérer les vieux vêtements, les fourre entre les deux matelas, s’y glisse lui-même, et attend le sommeil, comprimé par le matelas qui tient lieu d’édredon, et bordé par les chiffons. Il ne sait pas pourquoi, mais il est certain d’avoir bien fait de venir.


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