Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
par Hélène Mohone
Imprimer l'articleCette nuit j’ai rêvé de Mademoiselle Pogany
Cette nuit j’ai rêvé de Mademoiselle Pogany.
Si pur le visage de Mademoiselle Pogany. Et les hurlements des chiens…
J’ai rêvé que les rues de Craiova avaient si froid que le visage de Mademoiselle Pogany gelait sur la ville dans un halo d’or. Elle souriait très mystérieusement au-dessus de ma tête, face aux murs sombres du Théâtre National.
La beauté de Mademoiselle Pogany est puissante et fragile, une aile d’oiseau dans le gel hivernal. Elle pourrait sourire, de ce doux sourire d’enfant, fortuit, presque accidentel.
Une hirondelle précoce, cette Mademoiselle Pogany. Et le corps féroce, duvet du bas-ventre, de Vlad.
Une hirondelle d’or cette Mademoiselle Pogany, reflétant mon visage dans la pureté de son éclat. A la fois moi et Mademoiselle Pogany, ensemble, face à face, l’espace écarquillé du rêve…
Le corps de Vlad l’ouvre et le ferme.
Dans les salles du musée de Craiova, Mademoiselle Pogany s’efface pierre, bronze, marbre. Jamais chair, Mademoiselle Pogany, ni sueur, ni cri, ni hanches forcées. Juste le visage et le presque buste, virginité idéale de Mademoiselle Pogany. Pas trop larges les hanches, ventre affaissé des maternités. Glaire des rancœurs.
Elle disparaît dans la délicate mouvance d’un arrondi parfait. Son front, pleinement, vient buter doucement contre la presque ossature des sourcils. Ses cheveux, en mourant sur sa nuque, font une boucle tendre. Une aile d’oiseau, cette Mademoiselle Pogany.
Et le corps de Vlad, blond et massif comme une cathédrale.
Le visage de Mademoiselle Pogany, pur comme un ruisseau. Une eau vive, chaude et froide. Légère, légère cette Mademoiselle Pogany.
Le sexe de Vlad est lourd comme un glaive.
Mademoiselle Pogany n’a pas d’âge. Elle est si jeune et si vieille aussi. Elle vit mille vies derrière ses yeux clos et ce regard muet qui se regarde muer dit chut à la lumière, au cri, à la marche, aux rideaux rouges du musée, aux gens pressés qui veulent eux aussi un peu de Mademoiselle Pogany. Ce regard clos témoigne d’une autre vie que Mademoiselle Pogany ranime.
Le corps de Vlad, lui, nu, brûle de mille duretés en moi.
Mademoiselle Pogany tient le monde à l’intérieur, très fermé. Elle le tient entier derrière ses paupières baissées. Elle n’exprime rien de plus que ce qu’elle est. Elle se tait.
Vlad en moi a une fureur solide qui fait peur.
Pas les reins serrés dans la robe mouillée, Mademoiselle Pogany. Elle ne mordille pas les poils, ni les oreilles. Elle brille très précieusement, mêlée au silence bleuté des fontaines antiques et au rouge chatoyant des rêves, à pleines mains, des jeunes filles.
Le corps de Vlad brise mes os et ma seule volonté d’y échapper est de m’y soumettre entière, les yeux ouverts.
Mademoiselle Pogany repose sa joue gauche sur ses doigts joints. Un doux penchement, une caresse vestale et pourtant joyeuse. Elle est d’un secret, d’une absence, d’un émerveillement aussi.
Le corps de Vlad laisse tomber le bruit de la mer dans la chambre où je plie, à genoux.
Mademoiselle Pogany ruisselle, petite eau vive, effleurement d’une ferveur si menue.
Dans les couloirs du Théâtre National où Mademoiselle Julie pèse de toute sa rage déchirée contre le corps de Jean, Vlad dit : « Je vais à Constanta ». Il dit : « Qu’est-ce que tu veux ». Je crie : « Je veux que tu m’aimes ».
Mademoiselle Julie plie devant l’homme qui se moque d’elle, qui a pesé sur son orgueil toute la nuit et la regarde s’abaisser, ramper, laper la flaque d’amertume, le désir des jambes, des bras, du sexe de Jean, qui dans la cuisine rit de sa bouche violente comme un rictus, rit violemment de sa demande de corps, de sueur, de pesanteur. Se moque de cette femme qui veut de lui sa peau, ses poils, la moiteur de ses fesses, les muscles de ses cuisses, ses hanches à l’écartement des rives.
Le corps de Vlad. « Je pars à Constanta ».
Jean décapite l’oiseau de Mademoiselle Julie avec le rasoir.
Un autre oiseau croise au ciel, exquis et mutique. Une hirondelle d’or, cette Mademoiselle Pogany. Eternellement voletant dans le sommeil de sa jeunesse.
A Craiova, strada A. Ion Cuza, sur la scène du Théâtre National, les répétitions de Mademoiselle Julie, les parfums de feu et de sang de la Saint-Jean.
Je reste seule dans la salle de répétition où Mademoiselle Julie se suicide. Elle se taillade les poignets ou se tranche la gorge avec la même voracité que la balle traversant le cœur d’Hedda Gabler. Je reste avec le cadavre de Mademoiselle Julie.
Le corps de Vlad ne voit pas la guerre autour de lui. Il voile les nuits, le tintement des sources, la chaux vive des larmes, la saveur du sperme.
La comédienne, elle, s’est relevée. Elle laisse l’empreinte de la détresse de Mademoiselle Julie sur la scène. Elle est ivre et son amant trop jeune la soutient pour sortir de scène.
Dans le silence de la salle où Mademoiselle Julie vient de mourir comme le fera Hedda Gabler, je deviens folle d’autre chose qui se refuse. Qui s’éloigne. Qui ne remplit plus la chambre, le lit à une place, la bouche, le sexe, les cheveux, les mains et tout à s’emmêler.
Mademoiselle Pogany brille dans la noirceur de la salle. Elle reflète une vague, un battement, une dissolution. Une grâce d’oiseau, cette Mademoiselle Pogany. « Maïastra » au ciel, œuf d’or pour un nid d’or d’où naîtra un poussin d’or. Les enfants rêvant, une branche verte à la main, au vol scintillant d’un oiseau mythique, roses et jasmin d’un printemps décisif.
Cette nuit j’ai rêvé de Mademoiselle Pogany.
Elle brillait dans le noir d’une grâce incertaine et définitive.
Hélène Mohone*
* Poétesse, dramaturge. Elle est notamment l’auteur du Cœur cannibale, William Blake & Co, 2003.
Si pur le visage de Mademoiselle Pogany. Et les hurlements des chiens…
J’ai rêvé que les rues de Craiova avaient si froid que le visage de Mademoiselle Pogany gelait sur la ville dans un halo d’or. Elle souriait très mystérieusement au-dessus de ma tête, face aux murs sombres du Théâtre National.
La beauté de Mademoiselle Pogany est puissante et fragile, une aile d’oiseau dans le gel hivernal. Elle pourrait sourire, de ce doux sourire d’enfant, fortuit, presque accidentel.
Une hirondelle précoce, cette Mademoiselle Pogany. Et le corps féroce, duvet du bas-ventre, de Vlad.
Une hirondelle d’or cette Mademoiselle Pogany, reflétant mon visage dans la pureté de son éclat. A la fois moi et Mademoiselle Pogany, ensemble, face à face, l’espace écarquillé du rêve…
Le corps de Vlad l’ouvre et le ferme.
Dans les salles du musée de Craiova, Mademoiselle Pogany s’efface pierre, bronze, marbre. Jamais chair, Mademoiselle Pogany, ni sueur, ni cri, ni hanches forcées. Juste le visage et le presque buste, virginité idéale de Mademoiselle Pogany. Pas trop larges les hanches, ventre affaissé des maternités. Glaire des rancœurs.
Elle disparaît dans la délicate mouvance d’un arrondi parfait. Son front, pleinement, vient buter doucement contre la presque ossature des sourcils. Ses cheveux, en mourant sur sa nuque, font une boucle tendre. Une aile d’oiseau, cette Mademoiselle Pogany.
Et le corps de Vlad, blond et massif comme une cathédrale.
Le visage de Mademoiselle Pogany, pur comme un ruisseau. Une eau vive, chaude et froide. Légère, légère cette Mademoiselle Pogany.
Le sexe de Vlad est lourd comme un glaive.
Mademoiselle Pogany n’a pas d’âge. Elle est si jeune et si vieille aussi. Elle vit mille vies derrière ses yeux clos et ce regard muet qui se regarde muer dit chut à la lumière, au cri, à la marche, aux rideaux rouges du musée, aux gens pressés qui veulent eux aussi un peu de Mademoiselle Pogany. Ce regard clos témoigne d’une autre vie que Mademoiselle Pogany ranime.
Le corps de Vlad, lui, nu, brûle de mille duretés en moi.
Mademoiselle Pogany tient le monde à l’intérieur, très fermé. Elle le tient entier derrière ses paupières baissées. Elle n’exprime rien de plus que ce qu’elle est. Elle se tait.
Vlad en moi a une fureur solide qui fait peur.
Pas les reins serrés dans la robe mouillée, Mademoiselle Pogany. Elle ne mordille pas les poils, ni les oreilles. Elle brille très précieusement, mêlée au silence bleuté des fontaines antiques et au rouge chatoyant des rêves, à pleines mains, des jeunes filles.
Le corps de Vlad brise mes os et ma seule volonté d’y échapper est de m’y soumettre entière, les yeux ouverts.
Mademoiselle Pogany repose sa joue gauche sur ses doigts joints. Un doux penchement, une caresse vestale et pourtant joyeuse. Elle est d’un secret, d’une absence, d’un émerveillement aussi.
Le corps de Vlad laisse tomber le bruit de la mer dans la chambre où je plie, à genoux.
Mademoiselle Pogany ruisselle, petite eau vive, effleurement d’une ferveur si menue.
Dans les couloirs du Théâtre National où Mademoiselle Julie pèse de toute sa rage déchirée contre le corps de Jean, Vlad dit : « Je vais à Constanta ». Il dit : « Qu’est-ce que tu veux ». Je crie : « Je veux que tu m’aimes ».
Mademoiselle Julie plie devant l’homme qui se moque d’elle, qui a pesé sur son orgueil toute la nuit et la regarde s’abaisser, ramper, laper la flaque d’amertume, le désir des jambes, des bras, du sexe de Jean, qui dans la cuisine rit de sa bouche violente comme un rictus, rit violemment de sa demande de corps, de sueur, de pesanteur. Se moque de cette femme qui veut de lui sa peau, ses poils, la moiteur de ses fesses, les muscles de ses cuisses, ses hanches à l’écartement des rives.
Le corps de Vlad. « Je pars à Constanta ».
Jean décapite l’oiseau de Mademoiselle Julie avec le rasoir.
Un autre oiseau croise au ciel, exquis et mutique. Une hirondelle d’or, cette Mademoiselle Pogany. Eternellement voletant dans le sommeil de sa jeunesse.
A Craiova, strada A. Ion Cuza, sur la scène du Théâtre National, les répétitions de Mademoiselle Julie, les parfums de feu et de sang de la Saint-Jean.
Je reste seule dans la salle de répétition où Mademoiselle Julie se suicide. Elle se taillade les poignets ou se tranche la gorge avec la même voracité que la balle traversant le cœur d’Hedda Gabler. Je reste avec le cadavre de Mademoiselle Julie.
Le corps de Vlad ne voit pas la guerre autour de lui. Il voile les nuits, le tintement des sources, la chaux vive des larmes, la saveur du sperme.
La comédienne, elle, s’est relevée. Elle laisse l’empreinte de la détresse de Mademoiselle Julie sur la scène. Elle est ivre et son amant trop jeune la soutient pour sortir de scène.
Dans le silence de la salle où Mademoiselle Julie vient de mourir comme le fera Hedda Gabler, je deviens folle d’autre chose qui se refuse. Qui s’éloigne. Qui ne remplit plus la chambre, le lit à une place, la bouche, le sexe, les cheveux, les mains et tout à s’emmêler.
Mademoiselle Pogany brille dans la noirceur de la salle. Elle reflète une vague, un battement, une dissolution. Une grâce d’oiseau, cette Mademoiselle Pogany. « Maïastra » au ciel, œuf d’or pour un nid d’or d’où naîtra un poussin d’or. Les enfants rêvant, une branche verte à la main, au vol scintillant d’un oiseau mythique, roses et jasmin d’un printemps décisif.
Cette nuit j’ai rêvé de Mademoiselle Pogany.
Elle brillait dans le noir d’une grâce incertaine et définitive.
Hélène Mohone*
* Poétesse, dramaturge. Elle est notamment l’auteur du Cœur cannibale, William Blake & Co, 2003.
Précisions : Mademoiselle Pogany est le titre donné à une dizaine de sculptures (1912-1933) de Constantin Brancusi ayant pour modèle l’artiste hongroise Margit Pogany.
Maïastra, intraduisible en français, du latin magister. L’oiseau d’or, autre œuvre de Brancusi (1912), inspirée d’une légende roumaine.
Mademoiselle Julie, pièce d’August Stringberg.
Hedda Gabler, pièce d’Henrik Ibsen.
Craiova est une ville assez importante de la Roumanie, dans l’Olténie, à une bonne centaine de kilomètres de Tirgu Jiu où se trouvent des œuvres commémoratives du sculpteur pour les morts de 14-18, (La porte du baiser, La table du silence et La colonne sans fin), et qui est la région de naissance de Brancusi.
Maïastra, intraduisible en français, du latin magister. L’oiseau d’or, autre œuvre de Brancusi (1912), inspirée d’une légende roumaine.
Mademoiselle Julie, pièce d’August Stringberg.
Hedda Gabler, pièce d’Henrik Ibsen.
Craiova est une ville assez importante de la Roumanie, dans l’Olténie, à une bonne centaine de kilomètres de Tirgu Jiu où se trouvent des œuvres commémoratives du sculpteur pour les morts de 14-18, (La porte du baiser, La table du silence et La colonne sans fin), et qui est la région de naissance de Brancusi.