Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Noam Chomsky
Imprimer l'articleDe l’Amérique centrale à l’Irak
Le principe d’universalité est un truisme moral qui ne devrait pas prêter à controverse : on doit appliquer à soi-même les mêmes critères que ceux que l’on applique aux autres – si ce n’est des critères plus stricts encore. La plupart du temps, cependant, s’ils peuvent le faire en toute impunité, certains états méprisent les truismes moraux, car ce sont justement ces états qui fixent les règles du jeu.
C’est notre droit de nous déclarer, et nous seuls, exonérés du principe d’universalité. Et c’est ce que nous faisons, constamment. Chaque jour en apporte de nouvelles illustrations.
Le mois dernier, par exemple, John Negroponte est parti pour Bagdad en tant qu’ambassadeur des États-Unis, à la tête de la plus grande mission diplomatique au monde, avec pour objectif de transférer la souveraineté aux Irakiens, ce qui achèverait la « mission messianique » de Bush d’introduire la démocratie au Moyen-Orient et dans le monde – du moins, c’est ce qui nous a été solennellement affirmé.
Mais tout le monde devrait garder à
l’esprit les sinistres antécédents de Negroponte : ce dernier a appris son métier d’ambassadeur au Honduras dans les années 80, pendant la phase reaganienne d’un grand nombre d’occupants de Washington, quand la première guerre contre le terrorisme fut déclarée en Amérique centrale et au Moyen-Orient.
En avril, Carla Anne Robbins, du Wall Street Journal, a évoqué le titre de Proconsul Moderne à propos de Negroponte et de sa mission en Irak. Au Honduras, Negroponte était surnommé « le proconsul », un titre donné aux puissants administrateurs pendant la période coloniale. Là-bas, il a dirigé la seconde plus grande ambassade d’Amérique latine, avec la plus grande antenne de la CIA au monde à cette époque – bien que le Honduras ne fût pas un atout majeur dans le jeu des forces mondiales.
Robbins fait remarquer que Negroponte a été pointé du doigt par les organisations de défense des droits de l’homme pour avoir « couvert des abus de la part de militaires honduriens » – un euphémisme pour désigner la terreur d’état à grande échelle – « afin de garantir le flot d’aide des États-Unis » vers ce pays clé, qui servait de « base pour la guerre souterraine de Reagan contre le gouvernement Sandiniste du Nicaragua ».
Cette guerre souterraine fut lancée après que la révolution Sandiniste eut pris le contrôle du Nicaragua. Les États-Unis déclaraient redouter que le Nicaragua ne se transforme en un Cuba de l’Amérique centrale. Au Honduras, la mission du proconsul Negroponte était de superviser les bases militaires où une armée de mercenaires (les Contras) était entraînée, équipée, puis envoyée renverser les Sandinistes.
En 1984, le Nicaragua réagit en état respectueux de la loi en portant le cas devant la Cour internationale de justice à La Haye. Celle-ci ordonna aux États-Unis de mettre un terme à « l’usage illégal de la force » – en termes crus, au terrorisme international – à l’encontre du Nicaragua et à payer des dommages substantiels. Mais Washington ignora la cour, puis posa son veto à deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui confirmaient le jugement et appelaient tous les états à se soumettre à la loi internationale.
Le raisonnement du conseiller en droit du département d’état, Abraham Sofaer, était le suivant : puisqu’on ne peut pas compter sur la majeure partie du monde pour partager nos idées, on doit « se réserver le pouvoir de choisir » les formes d’action appropriées et ce qui relève de « la juridiction domestique des États-Unis, telle qu’elle est définie par les États-Unis eux-mêmes » – dans ce cas, les actions au Nicaragua que la cour avait condamnées.
Le non-respect du décret de la cour par Washington et son arrogance affichée à l’encontre de la communauté internationale ont peut-être un rapport avec la situation actuelle en Irak. La campagne du Nicaragua s’est soldée par la mise en place d’une démocratie assistée, au coût incalculable. Les morts civiles ont été estimées en dizaines de milliers – proportionnellement, un tribut à la guerre « considérablement plus important que le nombre de morts américains pendant la guerre de sécession et toutes les guerres du XXe siècle combinées », affirme Thomas Carothers, un historien majeur de la démocratisation de l’Amérique centrale.
Carothers adopte la perspective d’un érudit autant que celle d’un homme de l’intérieur, puisqu’il a travaillé au département d’état de l’administration Reagan pendant les programmes de « perfectionnement de la démocratie » en Amérique centrale. Les programmes de l’ère Reagan étaient « sincères » bien qu’ils fussent « un échec », selon Carothers, Washington ne tolérant que des « formes de changement démocratique limitées, impulsées d’en haut, qui ne remettaient pas en cause les structures traditionnelles du pouvoir avec lesquelles les États-Unis étaient alliés depuis longtemps. »
C’est un refrain historique familier dans la poursuite d’une certaine vision de la démocratie, qu’apparemment les Irakiens ont compris, même si nous nous refusons à le faire. Aujourd’hui le Nicaragua est le deuxième pays le plus pauvre du continent américain (derrière Haïti, autre cible majeure des interventions américaines au XXe siècle). Près de 60% des enfants nicaraguayens de moins de deux ans souffrent d’anémie pour cause de malnutrition – pour ne citer qu’un exemple macabre de ce qui est salué comme une victoire de la démocratie.
L’administration Bush assure qu’elle va apporter la démocratie en Irak, en utilisant le même fonctionnaire « expérimenté » qu’en Amérique centrale. Pendant les
oraux de confirmation de Negroponte, la campagne de terrorisme international au Nicaragua a été brièvement mentionnée mais jugée de peu d’importance, en raison, probablement, de notre superbe mépris du principe d’universalité.
Quelques jours après la prise de fonction de Negroponte, le Honduras a retiré son petit contingent d’Irak. C’était peut être une coïncidence. Ou peut-être que le Honduras garde quelques souvenirs de l’époque où Negroponte était là-bas, et que nous préférons oublier.
C’est notre droit de nous déclarer, et nous seuls, exonérés du principe d’universalité. Et c’est ce que nous faisons, constamment. Chaque jour en apporte de nouvelles illustrations.
Le mois dernier, par exemple, John Negroponte est parti pour Bagdad en tant qu’ambassadeur des États-Unis, à la tête de la plus grande mission diplomatique au monde, avec pour objectif de transférer la souveraineté aux Irakiens, ce qui achèverait la « mission messianique » de Bush d’introduire la démocratie au Moyen-Orient et dans le monde – du moins, c’est ce qui nous a été solennellement affirmé.
Mais tout le monde devrait garder à
l’esprit les sinistres antécédents de Negroponte : ce dernier a appris son métier d’ambassadeur au Honduras dans les années 80, pendant la phase reaganienne d’un grand nombre d’occupants de Washington, quand la première guerre contre le terrorisme fut déclarée en Amérique centrale et au Moyen-Orient.
En avril, Carla Anne Robbins, du Wall Street Journal, a évoqué le titre de Proconsul Moderne à propos de Negroponte et de sa mission en Irak. Au Honduras, Negroponte était surnommé « le proconsul », un titre donné aux puissants administrateurs pendant la période coloniale. Là-bas, il a dirigé la seconde plus grande ambassade d’Amérique latine, avec la plus grande antenne de la CIA au monde à cette époque – bien que le Honduras ne fût pas un atout majeur dans le jeu des forces mondiales.
Robbins fait remarquer que Negroponte a été pointé du doigt par les organisations de défense des droits de l’homme pour avoir « couvert des abus de la part de militaires honduriens » – un euphémisme pour désigner la terreur d’état à grande échelle – « afin de garantir le flot d’aide des États-Unis » vers ce pays clé, qui servait de « base pour la guerre souterraine de Reagan contre le gouvernement Sandiniste du Nicaragua ».
Cette guerre souterraine fut lancée après que la révolution Sandiniste eut pris le contrôle du Nicaragua. Les États-Unis déclaraient redouter que le Nicaragua ne se transforme en un Cuba de l’Amérique centrale. Au Honduras, la mission du proconsul Negroponte était de superviser les bases militaires où une armée de mercenaires (les Contras) était entraînée, équipée, puis envoyée renverser les Sandinistes.
En 1984, le Nicaragua réagit en état respectueux de la loi en portant le cas devant la Cour internationale de justice à La Haye. Celle-ci ordonna aux États-Unis de mettre un terme à « l’usage illégal de la force » – en termes crus, au terrorisme international – à l’encontre du Nicaragua et à payer des dommages substantiels. Mais Washington ignora la cour, puis posa son veto à deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui confirmaient le jugement et appelaient tous les états à se soumettre à la loi internationale.
Le raisonnement du conseiller en droit du département d’état, Abraham Sofaer, était le suivant : puisqu’on ne peut pas compter sur la majeure partie du monde pour partager nos idées, on doit « se réserver le pouvoir de choisir » les formes d’action appropriées et ce qui relève de « la juridiction domestique des États-Unis, telle qu’elle est définie par les États-Unis eux-mêmes » – dans ce cas, les actions au Nicaragua que la cour avait condamnées.
Le non-respect du décret de la cour par Washington et son arrogance affichée à l’encontre de la communauté internationale ont peut-être un rapport avec la situation actuelle en Irak. La campagne du Nicaragua s’est soldée par la mise en place d’une démocratie assistée, au coût incalculable. Les morts civiles ont été estimées en dizaines de milliers – proportionnellement, un tribut à la guerre « considérablement plus important que le nombre de morts américains pendant la guerre de sécession et toutes les guerres du XXe siècle combinées », affirme Thomas Carothers, un historien majeur de la démocratisation de l’Amérique centrale.
Carothers adopte la perspective d’un érudit autant que celle d’un homme de l’intérieur, puisqu’il a travaillé au département d’état de l’administration Reagan pendant les programmes de « perfectionnement de la démocratie » en Amérique centrale. Les programmes de l’ère Reagan étaient « sincères » bien qu’ils fussent « un échec », selon Carothers, Washington ne tolérant que des « formes de changement démocratique limitées, impulsées d’en haut, qui ne remettaient pas en cause les structures traditionnelles du pouvoir avec lesquelles les États-Unis étaient alliés depuis longtemps. »
C’est un refrain historique familier dans la poursuite d’une certaine vision de la démocratie, qu’apparemment les Irakiens ont compris, même si nous nous refusons à le faire. Aujourd’hui le Nicaragua est le deuxième pays le plus pauvre du continent américain (derrière Haïti, autre cible majeure des interventions américaines au XXe siècle). Près de 60% des enfants nicaraguayens de moins de deux ans souffrent d’anémie pour cause de malnutrition – pour ne citer qu’un exemple macabre de ce qui est salué comme une victoire de la démocratie.
L’administration Bush assure qu’elle va apporter la démocratie en Irak, en utilisant le même fonctionnaire « expérimenté » qu’en Amérique centrale. Pendant les
oraux de confirmation de Negroponte, la campagne de terrorisme international au Nicaragua a été brièvement mentionnée mais jugée de peu d’importance, en raison, probablement, de notre superbe mépris du principe d’universalité.
Quelques jours après la prise de fonction de Negroponte, le Honduras a retiré son petit contingent d’Irak. C’était peut être une coïncidence. Ou peut-être que le Honduras garde quelques souvenirs de l’époque où Negroponte était là-bas, et que nous préférons oublier.