Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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par Naomi Klein
Imprimer l'articleVirez le roi du divertissement !
Le mois dernier, malgré mes réticences, j’ai rejoint le camp des « Tout sauf Bush ». C’est un « Bush in a Box »1 qui a eu raison de moi, un gag que mon frère a offert à mon père pour ses 66 ans. Le « Bush in a box » est une silhouette en carton du 43e président des États-Unis accompagnée d’une série de bulles de dialogue adhésives où sont reproduits les « bushismes » habituels : « nos enfants est-il bien éduqué ? », « Ils m’ont mésentestimé » – bref une babiole anti-Bush sans surprise, en vente à Wal-Mart [hypermarché à petits prix, N.D.T.] et fabriquée en Malaisie.
Pourtant, « Bush in a Box » m’a mise au désespoir. Non parce que le président Bush est un idiot, ce que je savais déjà, mais parce qu’il fait de nous des idiots. Ne vous méprenez pas : mon frère est un type extraordinairement brillant, il dirige un groupe de réflexion qui publie des articles de politique substantiels sur les inconvénients de l’exploitation des ressources destinée à l’exportation et le caractère illusoire des économies réalisées au détriment de l’aide sociale. Si jamais j’ai une question sur les taux d’intérêt ou les caisses d’émission2, c’est d’abord lui que j’appelle. Mais « Bush in a Box » offre un joli résumé du niveau d’analyse émanant de la gauche en ce moment... On connaît le refrain : la Maison Blanche a été prise d’assaut par un groupe de fanatiques véreux qui sont soit fous, soit stupides, soit les deux. Votez Kerry pour rendre sa santé mentale au pays.
Mais les fanatiques aux côtés de Bush, à la Maison Blanche, ne sont ni fous, ni stupides, ni particulièrement véreux. Non, ils servent les intérêts des grandes entreprises qui les ont mis au pouvoir avec une efficacité impitoyable. Leur intrépidité ne vient pas de ce qu’ils représentent une nouvelle race de fanatiques, mais de ce que l’ancienne race se retrouve dans un climat politique récemment libéré de toute contrainte.
Nous savons cela, même s’il y a, dans le mélange d’ignorance, de piété et d’arrogance présent chez Bush, quelque chose qui déclenche chez les progressistes un état auquel je suis venue à penser en termes d’aveuglement « bushien ». Quand il frappe, il nous fait perdre de vue tout ce que nous savons en matière de politique, d’économie et d’histoire, pour nous concentrer sur les personnalités, certes étranges, des habitants de la Maison Blanche. Se repaître de diagnostics psychologiques sur la relation dénaturée entre le père et le fils, ou les ventes florissantes de boules de gomme Bush à 1$25 sont au nombre des autres effets secondaires.
Il faut que cesse cette folie, et le moyen le plus rapide est d’élire John Kerry, non parce qu’il sera différent mais parce que justement, dans la plupart des domaines clés (l’Irak, « la guerre contre la drogue », le conflit israélo-palestinien, le libre-échange, les impôts sur les entreprises), il sera tout aussi désastreux. La principale différence sera que, pendant que Kerry poursuivra ces politiques brutales, il paraîtra intelligent, sain d’esprit et ennuyeux au possible. Voilà pourquoi j’ai rejoint le camp « Tout sauf Bush » : seul un raseur comme Kerry aux commandes nous permettra enfin de mettre un terme aux élucubrations sur la santé mentale du président et de nous tourner vers les vrais problèmes.
La plupart des lecteurs de The Nation sont déjà bien ancrés dans le camp « Tout sauf Bush », convaincus que l’heure n’est pas choisie pour pointer les ressemblances entre les deux partis contrôlés par les grandes entreprises. Je ne suis pas d’accord : nous devons regarder en face ces ressemblances décevantes, et nous demander si nous avons plus de chances de vaincre une offensive libérale menée par Kerry ou par Bush.
Je ne me fais pas d’illusions sur l’écoute dont bénéficiera la gauche dans une Maison Blanche Kerry/Edwards. Mais il n’est pas inutile de se souvenir que c’est sous Bill Clinton, que les forces progressistes occidentales ont de nouveau attiré notre attention sur les systèmes : la globalisation des entreprises, et même (diantre !) le capitalisme et le colonialisme. Nous avons commencé à comprendre l’empire moderne non comme le fait d’une seule nation, si puissante soit-elle, mais comme un système global d’états, d’institutions et d’entreprises internationales interdépendants, compréhension qui nous a permis de réagir en constituant des réseaux mondiaux, du Forum Social Mondial à Indymedia3. Les dirigeants « inoffensifs » qui débitent des platitudes libérales tout en saccageant l’aide sociale et en privatisant la planète doivent nous inciter à mieux identifier ces systèmes et à bâtir des mouvements suffisamment agiles et intelligents pour les combattre. Une fois Mr. Boule de Gomme expulsé de la Maison Blanche, les progressistes devront à nouveau se montrer incisifs, et cela ne peut qu’être positif.
Certains avancent que l’extrémisme de Bush a un effet bénéfique, puisqu’il unit le monde entier contre l’empire américain. Mais un monde uni contre les États-Unis ne l’est pas forcément contre l’impérialisme. Sous leurs beaux discours, la France et la Russie ne se sont opposées à l’invasion de l’Irak que parce qu’elle menaçait leurs propres plans pour contrôler le pétrole irakien. Avec Kerry au pouvoir, les dirigeants européens ne seront plus en mesure de cacher leurs desseins impérialistes derrière le trop facile lynchage de Bush, évolution déjà visible dans l’odieuse position du candidat démocrate sur l’Irak. En effet, Kerry déclare que nous devons donner « à nos amis et alliés une voix et un rôle significatifs dans la gestion des affaires irakiennes », sans exclure un « accès équitable aux contrats de reconstruction qui pèsent des milliards de dollars. Cela implique aussi de les laisser prendre part à la remise sur pied de la lucrative industrie pétrolière en Irak. » Oui, c’est vrai : les problèmes irakiens seront résolus avec l’aide d’autres envahisseurs étrangers, la France et l’Allemagne se voyant accorder un poids plus important, et une plus grande part du butin de guerre. Mais des Irakiens, il n’est nullement question, ni de leur droit à avoir « une voix significative » dans la gestion de leur propre pays, sans parler de leur droit à contrôler leur pétrole et à se voir confier une part de la reconstruction.
Sous un gouvernement Kerry, l’illusion réconfortante d’un monde uni contre l’agression impérialiste s’évanouira, et dévoilera la lutte pour le pouvoir qui constitue le vrai visage de l’empire moderne. Nous devrons aussi renoncer à l’idée qu’évincer un seul homme ou renverser un empire de type « romain » résoudra la totalité, ou même un seul, de nos problèmes. Oui, cela ouvre la voie à des débats politiques plus complexes, mais cela a aussi l’avantage d’être vrai. Si nous sortons Bush du tableau, nous perdrons un ennemi galvanisant, mais nous pourrons nous concentrer sur les véritables politiques qui sont à l’œuvre dans la transformation de tous nos pays.
L’autre jour, dans une conversation avec un ami de The Nation, je tempêtais contre le soutien éhonté de Kerry au mur d’apartheid en Israël, ses attaques gratuites contre le président vénézuélien Hugo Chávez et son lourd passé de défenseur du libre échange. « Ouais, a acquiescé mon ami. Mais lui au moins, il croit en l’Évolution ! »4
Moi aussi : en l’évolution nécessaire de nos mouvements progressistes. Or, cela ne se fera que lorsque nous nous serons débarrassés des magnets pour frigo, des gags sur Bush, quand nous aurons repris notre sérieux. Et cela ne se fera que lorsque nous nous serons débarrassés du roi du divertissement.
Alors, Tout sauf Bush. Et qu’on se remette au travail.
Pourtant, « Bush in a Box » m’a mise au désespoir. Non parce que le président Bush est un idiot, ce que je savais déjà, mais parce qu’il fait de nous des idiots. Ne vous méprenez pas : mon frère est un type extraordinairement brillant, il dirige un groupe de réflexion qui publie des articles de politique substantiels sur les inconvénients de l’exploitation des ressources destinée à l’exportation et le caractère illusoire des économies réalisées au détriment de l’aide sociale. Si jamais j’ai une question sur les taux d’intérêt ou les caisses d’émission2, c’est d’abord lui que j’appelle. Mais « Bush in a Box » offre un joli résumé du niveau d’analyse émanant de la gauche en ce moment... On connaît le refrain : la Maison Blanche a été prise d’assaut par un groupe de fanatiques véreux qui sont soit fous, soit stupides, soit les deux. Votez Kerry pour rendre sa santé mentale au pays.
Mais les fanatiques aux côtés de Bush, à la Maison Blanche, ne sont ni fous, ni stupides, ni particulièrement véreux. Non, ils servent les intérêts des grandes entreprises qui les ont mis au pouvoir avec une efficacité impitoyable. Leur intrépidité ne vient pas de ce qu’ils représentent une nouvelle race de fanatiques, mais de ce que l’ancienne race se retrouve dans un climat politique récemment libéré de toute contrainte.
Nous savons cela, même s’il y a, dans le mélange d’ignorance, de piété et d’arrogance présent chez Bush, quelque chose qui déclenche chez les progressistes un état auquel je suis venue à penser en termes d’aveuglement « bushien ». Quand il frappe, il nous fait perdre de vue tout ce que nous savons en matière de politique, d’économie et d’histoire, pour nous concentrer sur les personnalités, certes étranges, des habitants de la Maison Blanche. Se repaître de diagnostics psychologiques sur la relation dénaturée entre le père et le fils, ou les ventes florissantes de boules de gomme Bush à 1$25 sont au nombre des autres effets secondaires.
Il faut que cesse cette folie, et le moyen le plus rapide est d’élire John Kerry, non parce qu’il sera différent mais parce que justement, dans la plupart des domaines clés (l’Irak, « la guerre contre la drogue », le conflit israélo-palestinien, le libre-échange, les impôts sur les entreprises), il sera tout aussi désastreux. La principale différence sera que, pendant que Kerry poursuivra ces politiques brutales, il paraîtra intelligent, sain d’esprit et ennuyeux au possible. Voilà pourquoi j’ai rejoint le camp « Tout sauf Bush » : seul un raseur comme Kerry aux commandes nous permettra enfin de mettre un terme aux élucubrations sur la santé mentale du président et de nous tourner vers les vrais problèmes.
La plupart des lecteurs de The Nation sont déjà bien ancrés dans le camp « Tout sauf Bush », convaincus que l’heure n’est pas choisie pour pointer les ressemblances entre les deux partis contrôlés par les grandes entreprises. Je ne suis pas d’accord : nous devons regarder en face ces ressemblances décevantes, et nous demander si nous avons plus de chances de vaincre une offensive libérale menée par Kerry ou par Bush.
Je ne me fais pas d’illusions sur l’écoute dont bénéficiera la gauche dans une Maison Blanche Kerry/Edwards. Mais il n’est pas inutile de se souvenir que c’est sous Bill Clinton, que les forces progressistes occidentales ont de nouveau attiré notre attention sur les systèmes : la globalisation des entreprises, et même (diantre !) le capitalisme et le colonialisme. Nous avons commencé à comprendre l’empire moderne non comme le fait d’une seule nation, si puissante soit-elle, mais comme un système global d’états, d’institutions et d’entreprises internationales interdépendants, compréhension qui nous a permis de réagir en constituant des réseaux mondiaux, du Forum Social Mondial à Indymedia3. Les dirigeants « inoffensifs » qui débitent des platitudes libérales tout en saccageant l’aide sociale et en privatisant la planète doivent nous inciter à mieux identifier ces systèmes et à bâtir des mouvements suffisamment agiles et intelligents pour les combattre. Une fois Mr. Boule de Gomme expulsé de la Maison Blanche, les progressistes devront à nouveau se montrer incisifs, et cela ne peut qu’être positif.
Certains avancent que l’extrémisme de Bush a un effet bénéfique, puisqu’il unit le monde entier contre l’empire américain. Mais un monde uni contre les États-Unis ne l’est pas forcément contre l’impérialisme. Sous leurs beaux discours, la France et la Russie ne se sont opposées à l’invasion de l’Irak que parce qu’elle menaçait leurs propres plans pour contrôler le pétrole irakien. Avec Kerry au pouvoir, les dirigeants européens ne seront plus en mesure de cacher leurs desseins impérialistes derrière le trop facile lynchage de Bush, évolution déjà visible dans l’odieuse position du candidat démocrate sur l’Irak. En effet, Kerry déclare que nous devons donner « à nos amis et alliés une voix et un rôle significatifs dans la gestion des affaires irakiennes », sans exclure un « accès équitable aux contrats de reconstruction qui pèsent des milliards de dollars. Cela implique aussi de les laisser prendre part à la remise sur pied de la lucrative industrie pétrolière en Irak. » Oui, c’est vrai : les problèmes irakiens seront résolus avec l’aide d’autres envahisseurs étrangers, la France et l’Allemagne se voyant accorder un poids plus important, et une plus grande part du butin de guerre. Mais des Irakiens, il n’est nullement question, ni de leur droit à avoir « une voix significative » dans la gestion de leur propre pays, sans parler de leur droit à contrôler leur pétrole et à se voir confier une part de la reconstruction.
Sous un gouvernement Kerry, l’illusion réconfortante d’un monde uni contre l’agression impérialiste s’évanouira, et dévoilera la lutte pour le pouvoir qui constitue le vrai visage de l’empire moderne. Nous devrons aussi renoncer à l’idée qu’évincer un seul homme ou renverser un empire de type « romain » résoudra la totalité, ou même un seul, de nos problèmes. Oui, cela ouvre la voie à des débats politiques plus complexes, mais cela a aussi l’avantage d’être vrai. Si nous sortons Bush du tableau, nous perdrons un ennemi galvanisant, mais nous pourrons nous concentrer sur les véritables politiques qui sont à l’œuvre dans la transformation de tous nos pays.
L’autre jour, dans une conversation avec un ami de The Nation, je tempêtais contre le soutien éhonté de Kerry au mur d’apartheid en Israël, ses attaques gratuites contre le président vénézuélien Hugo Chávez et son lourd passé de défenseur du libre échange. « Ouais, a acquiescé mon ami. Mais lui au moins, il croit en l’Évolution ! »4
Moi aussi : en l’évolution nécessaire de nos mouvements progressistes. Or, cela ne se fera que lorsque nous nous serons débarrassés des magnets pour frigo, des gags sur Bush, quand nous aurons repris notre sérieux. Et cela ne se fera que lorsque nous nous serons débarrassés du roi du divertissement.
Alors, Tout sauf Bush. Et qu’on se remette au travail.
1 – « Jack in the Box » est le nom donné à la farce du diable sauteur surgissant d’une boîte, litéralement « Bush in the box ». N.D.T.
2 – Currency boards en anglais. « Il s’agit de taux de change strictement fixes... La monnaie nationale ne peut être émise que si elle est entièrement adossée à des réserves en devises. » (OCDE). N.D.T.
3 – Collectif de médias indépendants. Existe dans de multiples pays, dont les E.U., la France, l’Allemagne. N.D.T.
4 – Des espèces. N.D.T.
2 – Currency boards en anglais. « Il s’agit de taux de change strictement fixes... La monnaie nationale ne peut être émise que si elle est entièrement adossée à des réserves en devises. » (OCDE). N.D.T.
3 – Collectif de médias indépendants. Existe dans de multiples pays, dont les E.U., la France, l’Allemagne. N.D.T.
4 – Des espèces. N.D.T.